Hadassa Tal, Dans un fracas de plumes

 

Qu’aurais-tu fait de moi si j’étais venue oiseau : de cette inter­ro­ga­tion poé­tique Hadas­sa Tal a tiré le titre orig­i­nal en hébreu de son recueil, « Lou bati tsi­por » (édi­tions HaK­ib­boutz HaMeouhad, 2010). Le titre du recueil pub­lié en français aux édi­tions Bruno Doucey en 2014 est « Dans un fra­cas de plumes », extrait de ce doux sizain :

 

Dans un fracas
de plumes
la bergeronette
se baigne à nouveau
dans le lait
de mon enfance
 

Le mou­ve­ment est musi­cal (ce qui est tou­jours le cas avec la poésie de Hadas­sa Tal), les syl­labes rebondis­sent en cadence, un bon­heur proustien d’appel rouge et mys­térieux nous transporte.
 

Le recueil s’ouvre sur la con­fes­sion d’une immo­bil­ité (« des jours que je suis assise là ») qui n’attend que d’être trou­blée, col­orée, par l’apparition de l’oiseau. Des jours qu’elle est assise là, et qu’elle observe aus­si silen­cieuse­ment qu’un oiseau les va-et-vient des volatiles qui lui ren­dent vis­ite. « Où est-il quand il n’est pas », celui qui garde les secrets de l’au-delà. Atten­dre son retour et laiss­er son regard pénétr­er les oiseaux peints par le père qui n’est plus : mer­le, tourterelle, ori­ole, alou­ette, coucou, mésange, cor­beau, fau­vette, oie, chauve-souris, paon, mou­ette, huppe, grue, cygne, hiron­delle, et bien sûr le col­ib­ri… Retourn­er à la genèse de ces tableaux, à ces heures de l’enfance qui s’étiraient dans la quié­tude et la fas­ci­na­tion. « Papa est déjà dans son ate­lier, penché, il peint. J’ai six ans ».
 

Si j’étais venue oiseau… Ces mots sont poé­tiques en français, mais en hébreu – « lou bati tsi­por » – ils sont poignants : ils expri­ment un vœu irréal­is­able, un regret pro­fond pour ce qui n’a pas été, n’a pu être, ne sera pas. Rachel (Bluw­stein) la poète nous avait tant émus avec ses vers sur l’enfant désiré : « Ben lou haya li / yeled katan / shror tal­tal­im venavon » (« si j’avais eu un fils / un petit enfant / boucles noires et sagesse »). Qu’aurais-tu fait de moi si j’étais venue oiseau, Hadas­sa Tal demande à son père qui n’est plus là pour lui répon­dre. On entend un appel de méta­mor­phose aus­si puis­sant qu’un désir de vie. On pense aux Pléi­ades sauvées grâce à leur trans­for­ma­tion en colombes, au prince du con­te resté oiseau bleu sept années durant. D’ailleurs, Dans un fra­cas de plumes se décline en sept par­ties… Si j’étais venue oiseau et La par­ti­tion intérieure enca­drent les ensem­bles Bleu, Jaune, Rouge, Noir, Blanc. Des poèmes couleur de nos­tal­gie, de men­ace, d’incandescence, de nuit et de lune.
 

Il y a cette chan­son tra­di­tion­nelle pour enfants en alle­mand, Wenn ich ein Vöglein wär, « si j’étais un petit oiseau », à l’air assez con­nu, sol sol sol si la sol, si si si ré do si… On se dit que si Hadas­sa Tal avait des ailes, elle s’en servi­rait pour vol­er vers son père. La chan­son dit qu’elle n’en a pas, qu’elle reste ici, qu’elle est loin de lui, mais tout près aus­si, en rêve ; qu’elle s’adresse à lui, qu’il lui a offert son cœur.
 

Dans un fra­cas de plumes : les mou­ve­ments de l’oiseau sont dépeints en même temps qu’ils peignent l’élan, l’insoumission, le sus­pens entre le monde sauvage et le monde civil­isé. « La ligne de jonc­tion est la ligne de rup­ture ». Économie du verbe et du geste font de ce recueil un vrai bijou.
 

Un col­ib­ri
enflamme
les ombres bleues en secret
ne sif­fle qu’une fois
et sombre
à la renverse
devant moi
 

Ce qui se déploie est sou­venir de cha­grin, dia­logue de feu, lutte con­tre la nuit, cri de soli­tude immo­bil­isant les ailes, mais aus­si con­so­la­tion, renais­sance, au sein de « la par­ti­tion intérieure », écrite avec des mots. Le retour de l’oiseau inau­gure celui de la voix retrou­vée après s’être imprégnée des couleurs du père tant aimé : « En chan­tant pour moi-même, je suis née ».
 

En chaque oiseau est sauve­g­ardé un morceau de ciel
À chaque instant de l’inlassable vol
 

« C’est l’écriture intérieure. De là je suis née » : de là elle renaît, en obser­vant les oiseaux ; l’oiseau peint, figé dans son vol, et celui qui s’affaire dans son jardin. Leur présence est vive. La com­pren­dre pour l’aimer, davan­tage ; « cela a demandé une vie entière ».
 

Ensuite, un tor­rent d’oiseaux s’est déver­sé, abon­dant, débor­dant. Un vent a bous­culé les toiles, les arbres se sont envolés, on a enten­du le mur­mure des feuilles qui tournoyaient.
 

Les couleurs des oiseaux dis­til­lent en la poète une poésie pic­turale, et son regard pénètre au plus pro­fond des créa­tures, exposant leur essence de lumière, déposant sur notre palais le goût du vol. De cette poly­phonie se dégage une voix amoureuse, éton­née, un trille qui roule et fait frémir – « Col­ib­ri –  ce nom-là est attaché à moi telle une cloche », écla­tant col­ib­ri, ta plume trace dans le ciel notre rai­son de vivre.
 

Tel Aviv, mars 2014

 

Dans un fra­cas de plumes, Hadas­sa Tal, poèmes traduits de l’hébreu par Eglal Errera

 (édi­tions Bruno Doucey, 2014)

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Sabine Huynh

Née à Saï­gon, basée à Tel Aviv, Sabine Huynh écrit, traduit (notam­ment l’œuvre poé­tique d’Anne Sex­ton pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque) et rend par­fois compte de ses lec­tures. Elle détient un doc­tor­at en lin­guis­tique de l’université hébraïque de Jérusalem et est l’auteur d’une douzaine de livres (poésie, roman, nou­velles, essai, jour­nal) et d’une quin­zaine de tra­duc­tions. Ses recueils de poèmes com­pren­nent Kvar lo (post­face de Philippe Rah­my), qui a rem­porté en 2017 le Prix du CoPo, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, et Dans le tournant/Into the Turn­ing, un ouvrage bilingue français-anglais (co-auteur : Amy Hol­low­ell). Son pre­mier roman, La Mer et l’enfant, s’est retrou­vé dans la sélec­tion finale du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 et du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013. Récip­i­endaire du Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor), Sabine Huynh vit à Tel Aviv, en Israël. Elle est mem­bre de la Société des Gens De Let­tres et de l’Association des Tra­duc­teurs Lit­téraires de France. Prix, bours­es et rési­dences : Sélec­tion finale du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013 et du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 pour La mer et l’enfant (roman). Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor). Prix du CoPo 2017, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, pour Kvar lo (recueil de poèmes). Rési­dence d’écriture et de tra­duc­tion à la Fac­to­rie / Mai­son de Poésie de Nor­mandie (avril 2019) pour l’écriture de Dans le tournant/Into the Turn­ing (avec Amy Hol­low­ell). Bourse de tra­duc­tion lit­téraire du CNL 2022 pour traduire Trans­for­ma­tions d’Anne Sex­ton. Prix Alain Bosquet de poésie 2022 pour la tra­duc­tion de République sourde/Deaf Repub­lic d’Ilya Kamin­sky. Dernières paru­tions en date : Elvis à la radio : roman hybride/récit lit­téraire mât­iné de fic­tion. Paru­tion : octo­bre 2022, édi­tions Mau­rice Nadeau, col­lec­tion « À Vif » Loin du rivage : poèmes (édi­tions de la Marg­eride, sep­tem­bre 2022) Par­ler peau : poèmes (édi­tions Æncrages & Co, novem­bre 2019). Quelques-unes des tra­duc­tions en cours : The Book of Fol­ly, The Death Note­books, & The Awful Row­ing Toward God : trois recueils de poèmes d’Anne Sex­ton. Pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque frank : son­nets, Diane Seuss. Poèmes. Pour les édi­tions Le Cas­tor Astral. La saveur de l’autre, Clara Burghe­lea. Poèmes. Tra­duc­tions à paraître : Trans­for­ma­tions, Anne Sex­ton. Poèmes. Édi­tions Des Femmes-Antoinette Fouque, mai 2023. Maud Martha, Gwen­dolyn Brooks. Roman. Édi­tions Globe, mars 2023. Un filet pour accueil­lir mon corps dans son entrelacs, Katie Far­ris. Poèmes. Édi­tions La clé à molette, 2023. Chantiers per­son­nels actuels : Son­nets & Con­trails : poèmes. Recueil bilingue français-anglais (tra­duc­tion vers l’anglais : Clara Burghe­lea). Pour les édi­tions Bruno Doucey, paru­tion prévue en 2024. Une fête : roman. Son site : presque dire