J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris : on m’a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire. Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j’ai presque toujours traîné dans le malheur. (Chateaubriand, Mémoires d’Outre tombe)
Ecoute plutôt ce lamento du vent
Qui prononce leurs noms défaits,
Les partitions s’envolent à tire-d’aile
Tu cries dans la tourmente
Ces mots qu’il ne comprendront plus
(Denis Emorine, p.32)
Je ne crois pas hasardeux le parallèle établi par ma mémoire de lectrice entre ces deux passages, mis en exergue de ma lecture, et né sans doute du titre énigmatique. “Bouria”, le mot qui dit tempête en russe, sonne comme les bourrasques du premier des romantiques. Non qu’il y ait similitude de style ou de projet, mais parce que dans les deux cas, il s’agit d’une sensibilité tournée vers un passé doublement révolu – en raison de l’écoulement du temps, comme des irrémédiables bouleversements historiques. A un moment charnière de l’histoire, du XIXème au XXème siècle, de la façade atlantique de l’Europe au vaste territoire de l’Union Soviétique, c’est une même conscience douloureuse de la perte, de l’oubli, de la disparition, qui s’exprime. Cette perte est magnifiquement symbolisée au long du recueil de Denis Emorine par la récurrence d’un paysage de steppe blanche – linceul de douleur incolore où se dessine la silhouette pâle des bouleaux :
Je ne vois plus les visages
Je n’entends plus les voix
Ils sont perdus dans la neige
Et les forêts de bouleaux.
Je n’avance plus contre le vent de l’Histoire
pour les serrer contre moi. (p. 28 )
Ce dispositif de vide qu’instaure le paysage parcourt tout le recueil — “Le vide te fera signe de le rejoindre / Sois-en sûr // Tu lui feras confiance” (p.59) et particulièrement, mis en abyme, dans le poème-récit fantastique du condamné et de la sentinelle, où celui qui va mourir lit son nom sur toute les pages d’un livre, avant que le volume ne se retrouve vierge comme la neige :
“Le lendemain
Quelques promeneurs ont découvert ton corps.
Un livre dont les pages étaient toutes blanches
Gisait non loin de là.”
Vide par et contre lequel écrit le poète qui, déclarait, dans une interview : J’ai voulu rendre hommage aux artistes soviétiques et aux anonymes réprimés, déportés voire massacrés par Staline. On y retrouve des poètes comme Anna Akhmatova, Marina Tsvetaïeva, Boris Pasternak et Alexandre Karvovski, des cinéastes tels Andreï Tarkovski sans oublier tous ces inconnus persécutés et déportés par le régime stalinien, ceux que j’appelle les suppliciés ou les prisonniers.1
Certains de mes poèmes sont dédiés à des artistes : Theo Angelopoulos, Paul Celan, Tatiana Samoïlova…par-delà la mort comme dans Bouria. (ibid)
Mes thèmes de prédilection sont la recherche de l’identité, le thème du double et la fuite du temps. Je suis également fasciné par l’Europe de l’Est. (ibid)
Ainsi Bouria est-il “le requiem” d’un poète sur et pour des poètes morts – livre-mémoire à plus d’un titre, ainsi que l’indique la dédicace à Carmen Emorine – livre inspiré par le souvenir d’une femme aimée, ombre dédicataire parmi les ombres, comme une Euridyce rendue absente à un monde glacé (“Tu t’es égarée à jamais / Sur des chemins déteints de sanglots” lit-on dans le poème liminaire) à laquelle le poète, habitant d’outre-tombe, enjoint : “Ne viens pas me rejoindre sur les rives de la mort” : dans cet espace de la parole, l’auteur tutoie ses morts – y frôle leurs fantômes – les incarne par le jeu des pronoms — passant indistinctement du je au tu – flottant de l’une à l’autre de ces voix tues qu’il évoque et ramène à la surface de la page, de ce geste d’écriture, évoqué à propos d’Anna Akhmatova:
Par-delà le temps
Je me retourne vers toi
Pour te prendre la main
Il n’y a plus d’espoir parce que
L’avenir n’existe pas
Tu le savais
Je le sais
Ecrit pour toutes les victimes des tourmentes qui frappèrent l’est de l’Europe — prisonniers, déportés, morts et exilés — ce recueil nous fait toucher, par de très brèves notations sensorielles, les désastres de la guerre, et la souffrance humaine écrasée par “Ce temps qui crucifie les hommes”
“Je n’ouvre plus les yeux
L’odeur des ruines noircies par le feu
Me maintient en vie
Et me permet d’avancer.”
Ces ravages touchent également aux mots d’une langue qu’on abandonne parfois aussi, : “Je suis l’orphelin des mots” déclare le poète :
(p 31) “Tes mains se crispent sur les mots dévastés”
(…)
Tu agrippes les barreaux rouillés d’une porte
Qui n’existe plus
L’horizon vacille lentement ”
A quoi bon écrire, alors ? interroge Denis Emorine.
Pour fuir la réalité ? Non, car le temps a changé la donne : “Comment avais-je pu croire à la magie / d’un lieu disparu”(p.42)
Pas davantage pour laisser une trace à la postérité :
“D’autres écriront des mots pour effacer les tiens” (p59)
“Tu as beau tracer sur la vitre
Quelques mots avec le doigt
La poussière s’accumule
Sur ce que tu écris” (p 54)
Serait-il vain alors d’écrire, puisque, présenté comme une épitaphe, un autre poème assène que :
NON
JAMAIS
LA POESIE
N’EMPECHERA
DE
MOURIR
(p48)
C’est ici sans doute que l’on comprend l’opinion exprimée dans l’introduction par Thór Stefansonn, dans ce qu’il nomme son “témoignage de lecture du présent livre”, ouvert au dialogue et aux avis divergents : “Denis Emorine me semble avoir fait une oeuvre moraliste cohérente et lourde de sens. Le poète entrevoit auprès de la personne aimée une vie heureuse et harmonieuse, mais il ne peut pas s’en contenter tandis que le monde continue à évoluer dans le noir, voué à la mort.”
Ecrire, pour le poète, c’est résister, donner voix aux clameurs tues des peuples enchaînés. C’est lancer dans l’espace de la page les mots, comme dans le ciel mille “oiseaux ivres de liberté”. Ecrire, malgré tout, nous dit Denis Emorine, dans un grand acte de folie et de foi désespérée, en ce jour où – comme les arbres magiques de la forêt de Macbeth dressés contre les tyrans – contre les bourreaux enfin “les bouleaux envahiront les pages / Du livre à écrire / Qui fleurit dans ta tête.”
1Extrait d’une interview de l’auteur : https://librebonimenteur.wordpress.com/2015/06/24/jl-a-lecoute-de-denis-emorine/
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