Au vu de l’actualité angoissante concernant les migrants, j’ai été tentée de reporter l’étude du recueil de Denis Heudré concernant le drame de Lampedusa du jeudi 3 octobre 2013 mais je me suis rappelée le numéro ” Quinze” porté par un petit cercueil et lu dans un extrait et il m’a semblé impossible de ne pas, moi aussi, lui rendre hommage rapidement.
Dès les premiers poèmes de ces quarante pages, le texte s’écoule, limpide, pour décrire l’horreur et chanter paradoxalement l’île au nom mélodieux. Comment arriver, à mon tour donc, à commenter des mots qui ont, déjà, été difficiles à prononcer et se suffisent a priori à eux seuls ?
On voit tout de suite que Denis Heudré joue avec le mètre et avec la mise en page. En effet la longueur et la disposition des vers varient à chaque page comme pour une meilleure respiration. Par ce jeu il cherche à libérer sa colère qui se répand en de nombreux vers sur le format vertical du livre ou bien s’inhibe en, parfois, quelques mots à peine. Mais, obéissant au monostique “l’horreur ne peut se résumer à un cri “, le poète prend son temps pour s’insurger contre la ” marchandisation ” et le ” business ” et écrit, dans un jeu d’allitération cruel, ” le monde a mal à l’homme ”
” Quinze “, néanmoins, restera toujours dans la mémoire de celui qui l’appelle de ce nom. Et, au cœur du recueil, avant ” le lent travail d’oubli ” de l’hiver, jaillit, en un espoir, une lumière, celle de la parole : ” prendre un poème pour une lanterne à son cou / couper les peurs par un poème / et partir ! ” Avec cette révolte, l’audace va de pair, autant sur le plan sémantique que syntaxique et jusque dans le vocabulaire lui-même comme, par exemple, dans l’expression ” des mots libellules pour te souhaiter d’éblouissants vieillirs” ou dans des substitutions de natures entre verbes et substantifs : ” qui-loup-pour-l’homme” / ” vos-fermer-les-yeux “.
Alors se fait la mise en cause de l’écriture elle-même et intervient ” la honte ” d’écrire dans ces circonstances, avec l’évidente référence à Anatole sauf que, cette fois, il n’y a ” personne pour se pencher sur ( la ) tombe ” mais, seule, l’indifférence générale.
Si 2014 a oublié ” Quinze ” et ses compagnons d’infortune, 2015 et la lecture de ce bel opus nous en fait dramatiquement ressouvenir.
- Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier - 6 septembre 2024
- Jean-Pierre Vidal, Fille du chemin - 6 mars 2024
- Eric Dubois, Paris est une histoire d’amour suivi de Le complexe de l’écrivain - 5 octobre 2023
- Un hommage à Colette, poète - 6 juillet 2023
- Estelle Fenzy, Boîtes noires - 19 mars 2023
- Un hommage à Colette, poète - 1 mars 2023
- Bruno Marguerite - 1 mars 2023
- Claudine Bertrand, Sous le ciel de Vézelay - 19 octobre 2020
- Claudine Bohi, L’Enfant de neige - 6 avril 2020
- Philippe Thireau, Melancholia - 5 février 2020
- Hélène Dorion, Tant de fleuves - 17 février 2017
- Dana SHISHMANIAN, Les Poèmes de Lucy - 25 janvier 2017
- Gabrielle Althen, Soleil patient - 19 décembre 2016
- Philippe Delaveau, Invention de la terre - 11 novembre 2016
- Jacques Ancet : Les Livres et la vie - 29 mai 2016
- Françoise Ascal : Des Voix dans l’obscur - 19 mars 2016
- Fil de lecture de France Burghelle-Rey : sur Claudine Bertrand, Nicole Brossard, Laura Vasquez - 23 novembre 2015
- Dominique Zinenberg : Fissures d’été, - 18 novembre 2015
- Denis Heudré : Bleu naufrage — élégie de Lampedusa - 7 octobre 2015
- Petr Král par Pascal Commère - 10 mai 2015
- La Lumière du soir, Marwan Hoss - 30 novembre 2014
- Geneviève Huttin, Une petite lettre à votre mère - 8 octobre 2014
- Claudine Bertrand, Rouge assoiffée - 21 juin 2014
- Denise Desautels, Sans toi, je n’aurais pas regardé si haut - 29 avril 2014
- Gérard Pfister, Le temps ouvre les yeux - 23 mars 2014