Comme si la semaison de Jaccottet avait poussé dans une langue encore plus dépouillée, et encore plus inventive. Comme si la langue de la Beat Generation pouvait encore dire le brouhaha du monde à travers la douce lumière des lucioles, le velours des corolles au jardin mais aussi les sigles violents de l’actualité…
En effet, dans son dernier ouvrage La strophe d’après, sans se sentir obligée à la métaphore, Denise Le Dantec, après une cinquantaine d’ouvrages, nous offre une poésie sans apprêt dans les strophes, qui, elle aussi, cherche à tisser le visible et l’invisible.
Et parmi ce visible, le végétal. Denise ou le règne végétal : « Mon jardin est plus grand que le monde » me renvoyant aux « Jardins qui reculez / sans cesse l’horizon » de Cadou. Ces vers s’appliquent aussi à la poésie de Denise Le Dantec : reculer l’horizon, voir plus loin. Travailler le langage avec un patchwork de termes de linguistique, de botanique, d’ornithologie qui n’est pas sans rappeler la jubilation du vocabulaire d’un Henri Droguet (que Denise Le Dantec connaît bien).
Denise Le Dantec, La strophe d’après, Editions Sans Escale, 2021, 106 p., 13€.
Le poème est émaillé de multiples références, de lieux, d’objets. Sorte de journal-herbier où l’autrice conserve quelques bouquets de nuages, quelques traces de poètes, les grands absents, quelques velours de pétales, quelques lumières du soir, de nombreux « éclats de mémoire », quelques plumes de soie d’oiseaux chantants, quelques envols de libellules… et aussi des actualités inadmissibles.
Verlaine, Rimbaud, Claudel, Hölderlin, Léon Gontran Damas, Aragon, Joyce, Mallarmé, Zanzotto, Mandelstam, bien d’autres encore, sont de passage dans ces strophes, comme des oiseaux migrateurs revenus d’un on-ne-sait-où enfoui profondément en nous.
Bien sûr, Denise Le Dantec aussi « donne la parole / à la langue » quand le poème se fait pressant « J’écris quand le poème réclame d’être écrit ». Son écriture se définit bien dans cet extrait :
Il y a une poésie écrite en lettres soignées.
Il y a une poésie écrite sur les cendres vertes des fougères.
Il y a une poésie négative tirée du sol et construite de crevasses, pavés, péages, rocades.
Des textes de tours, cloches, fredons.
Je me suis endormie à hauteur d’alouette.
Sa poésie est pour moi tout cela à la fois, en prise avec le monde entier, y compris ses faces sombres. Denise Le Dantec a les yeux et l’indignation grands ouverts sur le monde et ses guerres de frontières. L’ouvrage avance crescendo entre azur et désastre. Si la guerre 39–45 est très présente dans son histoire familiale, « Je dépose ma mémoire / Dans un nuage de feu » à cette époque où « Le ciel a pris la couleur de la boucherie », le siècle présent n’est pas exempt de malheurs. Je ne connaissais pas ces GLI-F4 (grenades lacrymogènes instantanées), ni les RATATA, ces refus d’admission sur le territoire qui sonnent comme les mitraillettes. Après un siècle aux traces de sarin, zyclon B et d’ypérite, l’eau de mer commence à avoir le mal de mer de tous ces corps noyés en Méditerranée…
Face aux désastres du monde, se dire que les fleurs ne cessent de renaître. Denise Le Dantec nous propose une promenade au jardin qui envole bien plus loin que la strophe d’après…
Présentation de l’auteur
- Carole Carcillo Mesrobian, De nihilo nihil - 20 mars 2022
- Denise Le Dantec, La strophe d’après - 21 septembre 2021
- Marie-Josée Christien, Sentinelle, Guy Allix, Vassal du poème - 6 septembre 2021
- Florent Dumontier, éclair éclat erre - 19 mars 2021
- Revue La Page Blanche : entretien avec Pierre Lamarque - 6 février 2021
- Henri Droguet, Grandeur nature - 21 janvier 2021
- Clara Calvet, Le pèlerinage du temps - 21 décembre 2020
- Serge Núñez Tolin, une poésie de la moindre des choses - 20 octobre 2020
- Marc Dugardin, D’une douceur écorchée - 6 septembre 2020
- Martin Wable, Terre courte - 5 janvier 2020
- Florent Toniello, Foutu poète improductif - 25 septembre 2019
- Jacques Taurand, Les étoiles saignent bleu - 3 mars 2019
- Cécile Coulon, Seyhmus Dagtekin et Roland Reutenauer - 3 février 2019
- Yannick Torlini, Bernard Desportes, Carole Carcillo Mesrobian - 4 janvier 2019
- Bernard Desportes, Le Cri muet - 5 octobre 2018
- Lionel Bourg, Un oiseleur, Charles Morice - 5 mai 2018
- Claude Ber, Titan-bonsaï et l’extrêmophile de la langue - 6 avril 2018
- Perrine Le Querrec, Ruines - 6 avril 2018
- Sophie G. Lucas, Moujik moujik suivi de Notown - 24 novembre 2017
- Lionel Bourg, Watching the river flow - 24 novembre 2017
- Guénane, Atacama - 24 novembre 2017
- Philippe Mathy, Veilleur d’instants - 24 novembre 2017
- Georges Guillain, Parmi tout ce qui renverse - 24 novembre 2017
- Sammy Sapin, Deux frères - 30 septembre 2017
- Corinne Pluchart, Fragments - 30 septembre 2017
- Eric Godichaud, Le cabinet de curiosités - 30 septembre 2017
- Denis HEUDRÉ : autour de la collection “l’Orpiment” - 21 mai 2017
- Marie-Noëlle AGNIAU, Mortels habitants de la terre - 19 mars 2017
- Fil de lecture de Denis Heudré : Béatrice LIBERT, GUENANE - 20 octobre 2016
- Martin WABLE : Géopoésie - 25 juin 2016
- Fil de lecture sur Guenane, Jacques Josse et Le Golvan - 5 mai 2016
- Fil de Lecture de Denis Heudré : Heissler, Péglion, Girerd - 30 novembre 2015
- Fil de Lecture de Denis Heudré : Jean-Luc Despax, Alain Roussel - 24 novembre 2015
- Fil de lecture de Denis Heudré — voyage entre le fleuve, l’espace et l’Islande - 10 novembre 2015
- Fil de lecture de Denis Heudré : Gilles Baudry et Pierre Tanguy / Titos Patrikios / Imhauser - 3 novembre 2015
- Philippe Jaffeux, Alphabet (de A à M) - 14 décembre 2014
- Jean-Claude Pirotte et Guénane : Une île ici et là, par Denis Heudré - 24 octobre 2014