« Mon dernier Grenier du bel amour », a écrit Michel Cazenave en nous donnant le présent article. La profondeur de ses études est d’autant plus aimable que l’écriture en est toujours précise, simple, aisée.
Nous lui restons redevables d’une très fidèle implication et d’avoir enrichi Recours au poème de sa grande ouverture, horizontale comme verticale.
LES CHANTS DE LA RECLUSE,
Qui avait jamais avancé l’idée que l’Islam était profondément, et presque par essence, « misogyne » ? Dans sa version sociologique, oui, certainement – et il ne me viendrait même pas en tête de le contester : il suffit, sur ce sujet, de lire le texte de Malek Chebel, psychanalyste tunisien d’origine, sur l’Inconscient des musulmans, et, ajouterai-je, sur sa dérive « ottomane », pour s’en rendre bien compte… Mais non pas dans son versant spirituel. Après tout, lorsque Mahomet (et le Livre sacré à sa suite), limitait à quatre le nombre de femmes autorisées, on doit prendre en considération que ce n’était pas, pour les puissants de l’époque, une chose si courante ! Comme si les hommes n’en avaient jamais fini d’affirmer leur pouvoir… Et c’est ce dont nous fait merveilleusement prendre conscience Salah Stétié, l’un de nos plus grands écrivains francophones, avec la réédition, dans la collection Spiritualités vivantes chez Albin Michel, de la traduction des poèmes de Râbi’a Al’adawiyya et des entretiens qu’elle a pu avoir avec des mystiques de son temps – tels du moins qu’ils nous ont été rapportés – sous le titre de Rabi’â de feu et de larmes. Née à peu près un demi-siècle après le début de l’Hégire, nous connaissions déjà, peu ou prou, Rabi’â par les traductions qu’en avaient déjà données René Khawam, aux éditions de l’Orante, dans les environs des années soixante, puis Stéphane Ruspoli, plus récemment, chez Arfuyen. Mais, nous étions-nous bien mis dans la tête qu’elle n’était forcément ni la première, ni la dernière de son peuple à vivre de tels transports ? Chez Khawam, par exemple, s’appuyant sur l’autorité d’Al’Munâwi (qui disposait de documents qui ne nous sont plus accessibles), juste avant Râbi’a Al’adawiyya, nous trouvons une Houdhaïfa Al’adawiyya… Quel est vraiment l’ordre d’antériorité selon l’Histoire ? Je ne suis pas assez spécialiste de cette question pour pouvoir la trancher. Je constate simplement que le chapitre consacré aux musulmanes mystiques, est presque entièrement rempli de celles qui ont vécu au VIII° siècle ap J.-C, c’est-à-dire à peine aux I et II° siècles selon le calendrier de cette aire de culture, – autrement dit, en fin de compte, bien avant Halladj, ou bien faudrait-il dire longtemps avant Ibn’Arabi l’andalou ?
Rappelons-nous en effet que ce dernier, lors d’un pèlerinage à La Mecque, et comme il le rapporte dans les « Illuminations » du même nom, de même que Ruzbehan avec une jeune caucasienne dans son « Jasmin des Fidèles d’Amour », tomba amoureux fou de la jeune Nizham en qui il découvrit la « pré-éternité » du Divin (lointain « souvenir » de ce que la Gnose, puis la Chrétienté orthodoxe, prenant la suite du « Livre des Proverbes » — et en attendant Jung et sa « Réponse à Job » — avaient dénommé la Sophia… Mais ne s’agit-il pas là, tout simplement, de ce que les anciens perses appelaient la « Daena » ?).
Toujours est-il que nous nous trouvons là aux sources du soufisme, de tout le courant spirituel de l’Islam. Alors, Râbi’a a‑t-elle vraiment été une prostituée comme certains de ses « biographes » le déclarent ? Franchement, quelle importance ? Celle qui répandit des parfums sur les pieds de Jésus, ainsi qu’en témoigne Luc dans son Evangile, ne l’était-elle pas aussi ? Et ce n’est sans doute pas pour rien qu’on l’a regroupée sous la figure de Marie de Magdala… Comme l’a écrit Ibn’arabi, « La plus belle forme de Dieu sur terre est la femme. » Proche, de ce point de vue, d’un maître Eckhart pour qui le nom de « femme » était celui qui convenait le mieux à « l’homme noble. »
Et Râbi’a n’a‑t-elle pas influencé une autre musulmane telle que Mou’adha Al’adawiyya, née à Basra où Râbi’a a passé de si longues années ? (Il faudrait certainement s’interroger sur cette Basra d’où sont venu(e)s tant de mystiques…).
Toujours est-il qu’on comprend, à la lire, comment Râbi’a (qui veut dire en arabe « la quatrième »), justifiait ce prénom qui, pour nous, peut sembler un peu hasardeux .
Ainsi, dit-elle, dans le neuvième poème qui nous est rapporté d’elle :
« Ma coupe, mon vin et le Compagnon sont trois,
Et moi, que remplit l’Amour, je suis la Râbi’a (la quatrième) » -
Et termine-t-elle, en justifiant le titre qui a été choisi :
« Que de nuits délirantes j’ai passées, feux, tourments,
Et mes yeux se sont faits sources, par mes larmes ! »
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