En 1963, Pierre Garnier publie deux manifestes rédigés en 1962, le Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique (Revue Les Lettres, n° 29, Éditions André Silvaire) et le Deuxième manifeste pour une poésie visuelle (Revue Les Lettres n° 30, Éditions André Silvaire). Jusqu’alors il était connu du monde poétique pour ses recueils publiés de 1949 à 1961, même si plusieurs essais et un roman (aujourd’hui disparu 1) étaient venus enrichir une œuvre déjà abondante. Pierre Garnier, né en 1928 à Amiens, fait ses études en France et en Allemagne. Il débute en poésie sous le signe de l’École de Rochefort, mais les choses ne sont pas aussi simples que le proclament les biographies. En effet, dès le début des années 50, Pierre Garnier fréquente le Groupe des Jeunes Poètes qui se réunit autour d’Elsa Triolet qui est à l’origine de sa création. Pierre Garnier prépare alors sa licence d’allemand à la Sorbonne, il se souvient avec émotion de cette époque : “Je n’ai du Cercle des Jeunes Poètes autour d’Elsa Triolet que de bons souvenirs. […] Je me souviens de ma joie, lorsque faisant mon service militaire en Allemagne, je reçus une lettre manuscrite d’Elsa Triolet, ou comment, le matin de mon mariage avec Ilse, à la mairie des Lilas en avril 1952, je tenais à la main Les Lettres françaises qui contenaient un bon et bel article sur un de mes premiers recueils” 2. Mais il fréquente parallèlement le groupe des poètes de l’École de Rochefort. Ce qui fait apparaître rétrospectivement chez Pierre Garnier une attirance aussi bien pour une poésie humaniste s’insérant dans une certaine tradition d’écriture et une poésie héroïque inscrite dans les lendemains de la Résistance, valorisant l’Histoire et l’engagement. Pour dire les choses vite… Aussi les deux manifestes de 1962 sont-ils une façon de rompre radicalement – du moins en apparence – avec ce passé. Ou, du moins, l’expression d’une certaine insatisfaction. D’ailleurs, Martial Lengellé, dans sa thèse consacrée à Pierre Garnier 3, date de 1961 la rupture avec les traditions poétiques de l’époque : plus précisément avec la parution des Synthèses (un recueil de poèmes) et de Positions actuelles (un recueil de réflexions critiques). Rupture qui va être formalisée avec les deux manifestes…
Pierre Garnier n’y écrit-il pas : “Nous piétinons. L’esprit tourne. La poésie piétine. Avec lassitude nous prenons connaissance de nos propres plaquettes. […] Henri Chopin et la revue Cinquième saison lancent, à la suite de longues recherches, la poésie phonique et la poésie objective. Partant du même refus, mais à la suite d’autres essais et d’autres recherches, je propose la poésie visuelle et la poésie phonique” 4. Ailleurs : “Le poème visuel me fait ce que je n’ai jamais été parce que je suis toujours parti soit de la nature, soit de l’esprit, et jamais de ces objets-sujets. Le poème visuel me fait objectivement sujet et subjectivement objet – c’est-à-dire qu’il me place hors de toute contradiction… […] L’art de la poésie visuelle consiste à obtenir que le mot ne coïncide plus avec le mot” 5. Il n’est pas question ici de décrire l’aventure de cette langue presque libérée de son sémantisme ni de relater par le détail les relations de Pierre Garnier avec Henri Chopin et les autres acteurs de cette nouvelle poésie mais seulement de replacer la poésie spatiale dans l’œuvre de Pierre Garnier…
De 1963 avec les Poèmes à dire et les Poèmes à voir d’une part et avec le Calendrier d’autre part, publiés à la suite des deux manifestes cités précédemment, mais surtout de 1965 avec les Poèmes mécaniques (écrits avec Ilse Garnier) jusqu’aux derniers ouvrages comme Merveilles, Christianisme, La Forêt ou Depuis qu’il n’y a plus de papillons… parus en 2012, l’écriture spatialiste va se dérouler parallèlement à l’écriture linéaire (qui en est parfois le souvenir, le compte-rendu, le récit de la genèse, le commentaire…). Mais une écriture spatialiste qui va, tout en conservant la même intuition qu’au départ, revêtir différents aspects car l’approche du mot dans la page va s’aiguiser, s’approfondir. Ce sont ceux-ci qui vont être mis en évidence dans les lignes qui suivent… Au total, la bibliographie personnelle (poésie spatiale uniquement) de Pierre Garnier compte autour de 90 titres auxquels il faut en ajouter une vingtaine écrits en collaboration avec Ilse ou d’autres auteurs…
FRAYER SON CHEMIN.
Si les Poèmes à voir et le Calendrier qui complètent les deux premiers manifestes témoignent d’un ultime attachement aux mots en tant que regroupement lisible de lettres (qui est la trace de la découverte qui vient d’être faite et qui attend d’être développée, expérimentée…), dès les Poèmes mécaniques (1965) les choses vont changer dans la mesure où le mot éclate pour laisser la place à des agglomérats de lettres à l’opposé de tout sémantisme, le sens étant donné par l’image que forment les lettres dans l’espace de la page, une image qui s’adresse plus à la sensibilité qu’à l’intelligence. Les Prototypes, qui datent de la même année, appartiennent à la même manière mais le mot reste parfois lisible, peut-être seulement sont-ils plus géométriques. La caractéristique de cette première production, c’est, par l’utilisation de la machine à écrire, son aspect technique, voire industriel, auquel le mot “prototype” renvoie…
Nouveauté avec les Poèmes franco-japonais, annexés au Troisième manifeste du spatialisme pour une poésie supranationale (1966) : on est là dans le “fait linguistique supranational”, comme Pierre Garnier le dit très bien dans ce manifeste : “Le spatialisme a pour but le passage des langues nationales à une langue supranationale et à des œuvres qui ne sont plus traduisibles mais transmissibles sur une aire linguistique de plus en plus étendue”. Ainsi faut-il lire ces poèmes spatialistes écrits en commun par Seiichi Niikumi et Pierre Garnier. Même volonté avec les Ozieux 1 (1966) et les Ozieux 2 (1976) où le poète de Saisseval écrit des poèmes spatialistes en picard. D’ailleurs il faut noter que cette façon de faire qui obéit à la volonté de se dégager “du monde de l’expression”, de dépouiller l’écriture de tout “contenu sentimental ou historique, expressionniste ou psychique” va durer jusqu’en 1984 et se retrouver dans des livres aussi différents que les Minipoèmes pour enfants (1967), Othon III-Jeanne d’Arc (1967), Le Jardin japonais (1978), Tristan et Iseult (1980), Les Poèmes blancs (1981), les deux tomes du Livre de Danièle (1981 & 1983) – pour ne reprendre que ceux figurant dans les Œuvres complètes…
On peut cependant remarquer que le signe typographique prend de plus en plus d’importance à partir de 1978 et la figure géométrique à partir de 1980, que la main fait son apparition dans le tracé de certaines figures la même année et dans la graphie de certains termes en 1982.
1984 marque un tournant puisque le caractère machine n’occupe plus une place prédominante dans l’œuvre spatialiste de Pierre Garnier : le Livre d’Ilse, qui paraît alors, est entièrement écrit et dessiné à la main, confirmant ainsi l’évolution amorcée dès 1980. Les Poèmes géométriques (1986) obéissent à la même règle : dans sa postface, Danièle Perronne note : “Ces tracés les plus élémentaires de la géométrie placent aux lieux originaires la pensée et le monde. Cercles, carrés, triangles : géographie simple des origines aux limites du visible”. Si les figures géométriques apparaissaient déjà occasionnellement dans les recueils des années précédentes, pour la première fois, elles deviennent “des figures parfaites, qui émanent du silence. Au-delà du dicible et de l’indicible, elles sont”.
Avec les Poèmes en chiffres, 1988 marque une nouvelle rupture. Comme le titre du recueil l’indique clairement, c’est le chiffre qui sert de matériau à l’écriture spatialiste, la graphie mécanique réapparaît et vient se mêler aux figures géométriques, elles-mêmes tracées avec les outils élémentaires que sont la règle et le compas. Une nativité (1988) opère une sorte de synthèse tout en exploitant un thème qui va devenir de plus en plus présent dans l’œuvre de Pierre Garnier : la nativité, et plus généralement, l’empreinte religieuse sur le monde de l’occident chrétien qui est le sien. Synthèse parce que la main reprend son rôle aux côtés du compas et de la règle…
UNE PAUSE SUR LE CHEMIN.
Il faut ici marquer un arrêt dans ce survol et revenir sur l’année 1968 qui voit la parution de Spatialisme et poésie concrète, un essai illustré de nombreuses productions. L’examen de ces exemples d’auteurs divers laisse apparaître que si la lettre est massivement utilisée, elle tend à devenir un signe qui, assemblé à lui-même par la répétition ou à d’autres, qui fragmenté et/ou confronté à des variations d’échelle, donne des assemblages qui ne se lisent pas, mais se voient. L’important est alors de constater qu’aucun de ces cas ne correspond à la voie qu’emprunte Pierre Garnier et qui va devenir reconnaissable entre mille…
UN CHEMIN PERSONNEL.
Rien n’est simple avec Pierre Garnier, il n’est pas facile de se repérer dans son œuvre (les dates de rédaction correspondent-elles aux dates de publication ? les chronologies coïncident-elles dans ces deux domaines ?) car les époques semblent se chevaucher, car jamais Pierre Garnier ne répète une recette, sa pensée est mobile, il ne cesse d’explorer l’espace des signes quitte à revenir parfois en arrière. Si le Livre de Peggie (1985) reprend le croquis à main levée (parfois remplacé par la photographie) qu’on avait déjà remarqué dès 1980–1982, la légende manuscrite est parfois plus longue qu’une simple légende sans être véritablement un poème linéaire (encore que…). On a là comme l’annonce du nanopoème qui se répète occasionnellement depuis quelque temps. Picardie une chronique (1989) semble un moment de pause dans la réflexion de Pierre Garnier : c’est un livre à part, où se mêlent poésie linéaire et poésie spatiale sous les formes différentes qu’elle a revêtues jusqu’alors ; on pourrait même parler d’une anthologie personnelle à la fois chronologique et spatialiste…
Avec Vues de Marseille (1993), si l’ensemble constitue une sorte de reportage visuel, une accumulation de choses vues et transformées, le nanopoème semble s’installer dans l’écriture de Pierre Garnier, comme dans Der Puppenspieler (1994) où l’on retrouve les formes élémentaires (et qui deviendront emblématiques par la suite) comme l’escargot, la croix, le croissant de lune, le soleil et bien d’autres).
L’Invention d’une Creuse pour y mourir (1995) développe une articulation de poèmes linéaires brefs et de croquis qui vont peu à peu se simplifier pour devenir des nanopoèmes alors que Une enfance (1997) est constituée de poèmes linéaires assez longs et de poèmes spatiaux divers dont des nanopoèmes, des constellations de lettres ou de signes typographiques. Loire Vivant poème (1998) est une chronique illustrée où la couleur prend toute sa place, où le retour à Rochefort (et son école poétique) s’opère clairement. Mais au-delà de la circonstance, Pierre Garnier n’abandonne rien de ses exigences poétiques. Il concilie, au contraire, celles de l’École de Rochefort (son humanisme et les amitiés de l’époque) avec les “règles” du spatialisme (le soleil, l’arche romane, le fleuve…). Le fleuve justement : un poème comme La Loire à Saint-Benoît n’est pas sans rappeler un recueil de 1980, Congo, Poème pygmée, par son jeu de lignes… Et en 2001, dans L’Immaculée conception, de rares nanopoèmes vont venir ponctuer les poèmes linéaires…
Il semble donc que le nanopoème apparaisse très tôt dans l’œuvre de Pierre Garnier, qu’il y a une véritable préhistoire du nanopoème qui traverse divers ouvrages avant même que la forme se stabilise (dès 2005 avec le troisième tome du Poète Yu) et que le terme soit forgé (en 2009 dans La Pomme et le Feu, et plus précisément dans la dédicace du livre). Mais il faudra attendre 2011, et la parution de Nano Poèmes pour que le terme soit reconnu dans sa généralité et sa valeur universelle puisqu’il sert de titre à une plaquette : comme si, enfin, Pierre Garnier se rendait compte de la forme poétique qu’il avait patiemment créée. Et ce n’est qu’en 2012, dans Merveilles (Éditions L’Herbe qui tremble) qu’il “théorise” cette forme : “une coïncidence / entre la figure géométrique fondamentale / et toutes sortes de mots qui tentent de faire alliance avec / le cercle / et de dévier sa trajectoire”. Ainsi la poésie spatiale de Pierre Garnier n’est-elle pas figée une fois pour toutes, ainsi va-t-elle vers l’épure.
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C’est toute la traduction d’un regard jeté sur le monde, traduction évolutive, qui est ainsi offerte dans l’œuvre de Pierre Garnier, qu’elle soit spatiale ou linéaire. Mais cela n’a pas de fin, car le réel n’a pas de fin. Aussi le survol qu’on vient de proposer appelle à lire Pierre Garnier. Les références faites tout au long de ces lignes à la poésie linéaire prouvent qu’il n’y a pas de réelle opposition entre ces deux formes. Bien au contraire, elles s’ajoutent. Comme l’écrit Claude Debon dans sa préface au troisième volume des Œuvres poétiques : “… l’analyse […] des poèmes-dessins [montre] d’une part la complémentarité sur la page entre les mots et les figures, d’autre part la complémentarité entre la page du poème-tableau et le texte poétique. […] … texte poétique et dessins légendés coexistent en un même recueil, comme pour mieux montrer que c’est un même élan de l’écriture qui anime la main qui dessine et la main qui trace les mots”. On peut généraliser ces propos valables pour la période 1979–2002 à l’ensemble de l’œuvre. Là encore, reste à lire Pierre Garnier.
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Notes.
1. Voir ma préface au tome 1 des Œuvres poétiques de Pierre Garnier (Éditions des Vanneaux, 2008), pp 13–14.
2. Faites Entrer L’Infini, n° 39, juin 2005 ; p 23.
3. Martial Lengellé, L’Œuvre poétique de Pierre Garnier. Presses de l’université d’Angers, 2001.
4. Pierre Garnier, Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique, in Œuvres poétiques, tome 1, Éditions des Vanneaux. Pour le texte complet : pp 77–110. Pour la citation : p 77.
5. In Deuxième manifeste pour une poésie visuelle. Op cité, pp 111–149, et pour les citations, p 115 et p 120.