A l’occasion de l’exposition de Max Charloven à la Galerie Alessandro Vivas, Paris, 1993
Puis le corps s’est figé et, avec des gestes de noyé , les pieds emprisonnés, le peintre a défini comme espace à saisir cela seul que ses mains pouvaient atteindre, et c’est pour garder la trace de cet espace que sont venues, sur lui, s’assembler des bribes de toile, se reconstituer un espace plastique.
la toile manquant là seulement, où s’emprisonnaient les pieds
“Il s’agit alors, dit Duchêne, de la “nature” du peintre inscrit dans un cercueil de lumière qui vient braire à l’intérieur des terres.”
Quand il a été bien clair pour lui, que ce n’est qu’en collant au sol, à la matière, aux lieux et aux choses, qu’il parviendrait, peut-être, à recoller les morceaux, à panser le monde, à en garder, précaire et en lambeaux, la trace, le suaire, Charvolen a commencé à emmailloter le monde et les objets du monde.
Le déraisonnable inventaire de ces prétextes à l’œuvre ferait se côtoyer douches et verres, boites en fer blanc et brouette, automobile, seaux, arrosoirs, marteaux, masses, pioches, sapes, pelles et fourchettes, bidets, fauteuils, chaises et scies, chaussures, tabourets… image de la vie quotidienne partagée entre les soins du corps et le travail, maçonnerie, menuiserie, agriculture.
“Le travail de Charvolen, dit Duchêne, c’est d’abord un visage.
Un visage de pierre molle — un abre
(la fermeture d’un visage au travail
le travail de la terre)
Une chaise
ou une table
est aussi un outil
au même titre que la hache, la pelle ou le marteau.
Cannes, la Croix des Gardes. Sol, murs, appui de fenêtre. Bois et fragments de tissu, colle et pigments. Partie bois Maquette : 10 x19cm, l’autre :195 x 144 cm. (série1979-1981) photo Anne Charvolen.
Il n’est pas innocent pour lui d’utiliser les outils premiers qui sont ceux qui fabriquent le corps ou l’usent
puisque, prisonnier, il accepte de les déformer pour les rendre aveugles.”
Et je dis
La démarche de Charvolen, si elle n’est pas figurative, relève bien d’un questionnement de la représentation.
Et Duchêne dit
Ces objets (qui sont des toiles) sont “mis à plat” mais de nature ils ont épousé la forme qui les habite.”
La démarche de Charvolen
dis-je
relève d’un questionnement de la représentation.
Son originalité consiste à limiter toute distance entre l’objet et son traitement, entre le monde et le corps agissant : la forme de l’objet est plus ou moins reconnaissable selon le choix des lignes d’incision.
Nice,Villa Masséna, une pièce d’habitation, sol, murs. Fragments de tissu, colle et pigments, 350 x 260 cm, 1981/1982. photo Anne Charvolen.
“Ces objets
dit Duchêne,
ont épousé la forme qui les habite. Celle-ci est l’indifférence du corps : le moulage. Le moulage d’un corps n’est pas le corps. Il est la distance entre tous les corps et sa substance même. Le corps est prisonnier du corps. Le mur ne l’en délivre pas. Il le plaque. Il l’introduit dans une marge.”
Au début,
dis-je
il y a donc cette autre réalité, toile ou feuille, destinée à recevoir des figures, à rassembler des traces, et qu’il a d’abord fallu défaire, déchirer, réduire en bribes ou en charpie, perdre, et qui ne retrouvera consistance forme et figure qu’en se recomposant sur l’objet…
“Charvolen
dit Duchêne
accepte tous les compromis du berceau”.
Dans le travail de Charvolen, dis-je
objet est ce par quoi le format défait de la peinture va se reconstruire, renaître, le point où va se rassembler la toile émiettée.
“Charvolen accepte tous les compromis du berceau
mais ces moulages restent mous » dit Duchêne.
Sont-ils désertés
dis-je
objets de l’absence
ils restent mous dit Duchêne
et continuent à vivre comme des poupées.
Ces poupées sont des objets dérisoires.
Sont-elles désertées, dis-je
objets d’absence
Ces poupées sont des objets dérisoires faits à vivre dit Duchêne.
Il ne s’agit pas d’empreintes mais de réalités plastiques.
En tout cas, dis-je
le peintre arpente le visible, son corps servant de mesure, parfois d’outil de marquage
et d’instrument du
repérage dans une pérégrination le long du quotidien.
“Le corps, répète Duchêne, est prisonnier du corps.
Le mur ne l’en délivre pas. Il le plaque. Il l’introduit dans une marge.
Charvolen accepte tous les compromis du berceau.
Mais ces moulages restent mous et continuent à vivre comme des poupées.”
Pourtant, dis-je, Charvolen se sert parfois
de modèles réduits ou grossis
des réalités qu’il traite.
Et encore cette possibilité de prendre connaissance d’un seul coup d’œil d’œuvres de trop grandes dimensions
comme le modèle mathématique permet, dans les dessins numérisés, de prendre connaissance de possibilités à jamais perdues par la mise à plat physique du moulage d’origine.
Il ne s’agit pas d’empreintes, dit Duchêne
mais de réalités plastiques.
Ce sont de simulations, dis-je, des parades à l’absence.
les moulages veulent garder trace d’une réalité absent,
mais leurs dimensions, leur fragilité, leur impossible déploiement, font qu’eux-mêmes se cachent et se perdent ;
il faut alors se donner les moyens de conserver des traces de ces traces trop incertaines, trop vite disparues…
Parades à l’absence
Simulations elle épaississent tous les rêves du corps :
colosse, géant ou titan, il maîtrise des espaces d’où sa taille l’exclut, il est le rêveur de miniatures, d’architectures tronquées,
Corps minuscule roulant à travers des espaces frustrants, il s’y perd, angoisse des enfances perdues,
Se figurant les possibles, face à des séries innombrables, c’est l’esprit qui roule et se perd.
C’est bien Leopardi, n’est-ce pas, derrière sa haie
E questa siepe, che da tanta parte
Dell’ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma
Sedendo e mirando, interminati
Spazi di là da quella, e sovrumani
Silenzi, e profondissima quïete
Io nel pensier mi fingo; ove per poco
Il cor non si spaura…”
Objets, procédures de construction, dimensions, projets, plans, tout multiplie les sytèmes de représentation,
cartographie sommaire de nos déplacements dans l’espace physique, portulans de nos précaires et dérisoires Odyssées ;
les volumes sont écrasés: leur mémoire ne se marque plus que dans l’inscription d’une arête ou dans la différenciation des plans par la couleur ;
l’usage se lit dans l’usure
qui marque les points habituels de contact entre le corps et l’objet ;
et en même temps c’est le mouvement qui est représenté :
celui, circulaire, des bras, au bout desquels se créent des arches, superposant l’image d’une architecture directement issue d’un corps se mouvant, à celle des objets qu’il tient ou des espaces qu’il occupe ;
et cet autre mouvement,
caresse de la main, des doigts, sur l’objet,
qui reste empreinte dans les tourbillons colorés qui unifient et consolident la construction…
Le problème, enfin, c’est de savoir comment représenter le temps:
temps de la construction, colle et bribes,
temps des strates qui s’accumulent, et que marque la couleur,
temps du moment d’exécution qui figure parfois
dans le moulage même
d’une ombre portée,
Mise à plat numérique du travail réalisé sur le Trésor des Marseillais, Delphes. Choisi parmi les 2600 réalisées en référence au 2600 ans de Marseille. 2007. fichier numérique Loïc Pottier.
temps de l’usage, de l’emploi des objets, et des lieux, des passages, salissures, poussières,
temps de la présentation, de la déperdition et de la perte.
“L’art
dit Duchêne,
n’a de valeur qu’en ce qu’il trouve ou comporte de douloureusement présent dans le présent qui est la somme. La somme d’une absence de soi pour l’autre”
J’entends parler de Charvolen.
Il est celui qui cherche ce qui engendre… le principe
Cette matière modèle matrice et mère. La génitrice.
Et la douleur, c’est qu’au fur et à mesure qu’il le trouve,
Et qu’il y trouve la raison de créer et qu’il le reconnaît justement parce que c’est lui qui lui a fait la grâce de créer,
du fait même qu’il a donné naissance à l’œuvre, ce lieu lui échappe et se perd .
“Je ne suis pas présent
dit Duchêne
Je tiens à y être quand même”
“dans le présent qui est la somme. La somme d’une absence de soi pour l’autre. Un (le?) vertige (vestige) du présent. Ce passé que je trouve en infinie présence dans le travail de Charvolen.
Il est quand même intéressant de savoir (ou de sentir ici) que l’artiste découpe les murs comme un squelette promis aux immondices
dit Duchêne
comme les corps (ou les cornes) promis à la cendre. L’objet n’a qu’une réalité provisoire qui est celle de son utilisation. Une pelle, un mur, c’est autre chose qu’une pelle. C’est une autre pelle ou un autre marteau pour briser le mur
mais Max conclut Duchêne
n’aimerait pas.
Il préfère laisser les murs en vie pour leur briser la face d’écrou qui les mure et les brise”
C’est vrai, dis-je
que sa quête constante de l’origine ou de la genèse, cette stupeur devant le surgissement est en même temps une méditation sur la disparition qui fait œuvre de sa volonté d’être malgré tout présent au monde qui infiniment s’enfuit.
Devant la haie qui bouche son horizon
Leopardi fait naître des immensités, et il termine
Ainsi dans cette immensité ma pensée se noie
Et naufrager en une telle mer est doux.
“Cosi tra questa
immensità s’annega il pensier mio ;
Et il naufragar m’è dolce in questo mare”
Présentation de l’auteur
Présentation de l’auteur
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