Malgré la grande différence des propos et des styles, les trois textes regroupés ici pourraient l’être sous la bannière de “poésie et métaphysique”, l’absurde et un regard sagace et décalé sur le monde leur étant communs — c’est donc ce fil de lecture que nous suivrons.
Didier Arnaudet & Bruno Lasnier,
Les icebergs sont encore libres d’ouvrir les yeux
L’élégant album que nous tenons en main ouvre sur un fond noir aux bords floutés une vue extraordinaire : celle d’un bateau rouge, qui se détache sur un fond d’une blancheur d’azur — une barrière d’icebergs. Les auteurs, écrivain et photographe, ous précise la 4ème de couverture, sont embarqués, ensemble, au Groenland, où l’un, Bruno Lasnier, phototographie les icebergs cadrés par les fenêtres du bateau – entre le photographe et l’écrivain (Didier Arnaudet, également critique d’art et commissaire de diverses expositions) s’engage une conversation fragmentée – on dirait à bâtons rompus tant les brefs textes – disposés tout en haut et tout en bas de la page – évoquent ces recueils d’oracles divinatoires inspirés de l’achillomancie.
Le même dispositif se répète pour chacune des vingt photos composant le parcours visuel de l’ouvrage : l’encadrement, qui évoque l’entour des vieux daguerréotypes sertissant les images fantômatiques d’autrefois, est bien celui d’un hublot, ainsi qu’on le comprend au grain de certaines images, comme grêlées de pluie, et que confirme l’inscription “durrit” et les clous de fixation de l’une d’entre elles. Chaque encadrement laisse entrevoir la masse mystérieuse de géants nébuleux, changeant au fil des heures et des jours, et selon la distance d’où ils ont été saisis.
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Didier Arnaudet & Bruno Lasnier, Les icebergs sont encore libres d’ouvrir les yeux, L’Atelier des brisants, album 50 p. 15 euros.
Feuilleter l’album est donc avant toute chose un enchantement visuel, et une sorte de fascination portant à une “mélancolie effrayée” – de “pétrification en retour de cette contemplation des masses glacées : on ne peut en effet s’empêcher de penser au sens premier du terme (sur lequel naguère médita brillamment Pascal Quignard, à qui j’emprunte l’expression, dans Le Sexe et l’effroi), évoquant l’érection du membre viril autant que le mauvais oeil, dont il semble que les auteurs aient doté ces blocs de banquise errants.
Au flanc de ce parcours donc, les deux voix en parallèle sur la page de gauche – en parallèle et à distance, mais le “prologue” qui explique le sens du geste “ouvrir les yeux” insiste aussi sur le fait que distance et proximité ne s’opposent pas, mais dans le flux – ici de la lecture et du regard – se rencontrent et s’entrelacent – au lecteur/voyeur d’en déceler les “intersections et les articulations” pour en faire sens – sens nécessairement pluriel, plurivoque, et révocable à chaque nouvelle lecture de cette sorte de canon à deux voix et un regard, où mots et images reprennent comme en écho différé, en contrepoint, par analogie… Tous les parcours sont possibles ainsi que le suggère la voix en italique, p. 14 :
“Ce qui importe, ce n’est pas de s’en tenir à ce qui est offert, mais de parcourir, de multiplier les orientations, de changer d’avis et d’aller chercher ce qui n’est pas encore là. C’est d’être attentif à ce qui vient de loin et de s’en rapprocher sans tarder, et de prendre le déjà-là pour quelque chose qui ne peut tendre que vers l’inconnu.
Au fil des lectures affleurent parfois une fable, un discours politique, sous le regard des icebergs, comme des divinités tutélaires obscures et primitives. Un livre à consulter, parfois, au hasard, afin d’en faire jaillir de nouveaux sens comme on fait des étincelles du silex – des éclats de l’iceberg.
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Laurent Grison
E pericoloso sporgersi = une expérience typoétique
Nous avons naguère sur ces pages rendu compte d’un autre livre de Laurent Grison, aux éditions Color Gang, intitulé L’Homme élémentaire”. Dans le même format carré, qu’on avait alors rapproché d’un élément des tableaux de Mondrian, ce nouveau texte sous-titré “expérience typoétique” inscrit cette fois une errance, sous le signe de cette inscription figurant autrefois sur les vitres des trains, que l’on pouvait baisser, en un temps ou “la clim” et les TGV n’existaient pas. “E pericoloso sporgersi – nicht hinauslehnen – ne pas se pencher au-dehors”… c’est bien apparemment aussi une métaphore ferroviaire qu’illustre le tracé en rouge et noir d’un probable aiguillage, accompagné de tirets et de ces obliques, nommées “slash”, que connait bien tout usager du web – cet autre incontournable réseau.
Laurent Grison – E pericoloso sporgersi = une expérience typoétique = Collection Atelier, Color Gang, 42 p. 20 euros.
Le dispositif est aussi simple que celui de L’Homme élémentaire : pages aux larges marges dans lesquelles flottent des mots aux formes rondes et sans empattement des caractères calibri. « Flottent » n’est pas le mot juste, d’ailleurs : ils suivent des alignements – verticales, horizontales – jouent de la répétition, du déplacement, de l’interruption par les obliques — du lien que créent de rouges pointillés ou des tirets sur la vaste blancheur de la page… L’alphabet visuel est celui de la typo la plus élémentaire : la ponctuation, associée à des variations de taille, et cette alternance rouge et noir qui évoque les pages ornées de minium des plus anciens documents écrits de notre culture.
Les deux pleines pages 7 et 9 où s’alignent d’énormes signes donnnent une idée du rythme de la lecture – de la diction visuelle de ce poème typographique : elles miment, me semble-t-il, le balancement syncopé du train – des ces vieux trains de nuit pour l’Italie : “tu es dans un train qui roule vers l’Italie” dit le texte à un interlocuteur qu’il tutoie comme jadis Michel Butor son narrateur de La Modification1éditions de Minuit, 1957, en train lui aussi, entre Paris et Rome. Qui connaît encore ces voyages dans lesquels les pensées se conformaient au “(roulement des roues)” — évoqué p. 10 entre deux parenthèses — jusqu’à l’anéantissement, dans une sorte de transe voyageuse ? C’est ainsi que je décide de lire le recueil de Laurent Grison qui puise à la source mallarméenne du signe sur la page, autant qu’à l’humour d’un Leiris dans ses calligrammes où il recherche le “paradis linguistique perdu” pour lequel l’alphabet serait la “clé déclenchant les ressorts de notre imagination” 2Biffures, 1948
Ces parenthèses sont un signe – tout est signe/signal dans ce petit ouvrage qui dessine avec les mots un discours qui ne se dit qu’à peine. On les retrouve, p 16 :
De même, elles encadrent un “( bruit sourd ) “, puis les mots “( râle ) ” , “( cri )”, “( respiration saccadée)” et “( silence)”. L’énigme – tue – se dénoue peut-être si l’on fait attention à la p. 25 qui dévoile cache entre les parenthèses ces mots :
Tout le typoème est au fond d’ailleurs une grande parenthèse inscrivant la brièveté d’un événement dans ce trajet vers “Rome Naples ou Pavie”, évoqué au début et à la fin dans le reflet des pages 6 et 32, 7 et 33 et 8 et 34.
Evénement qui tient de la chute, évitable si l’on avait suivi le conseil du titre, repris page 35, avant le retour au silence…
Chute lisible à la disposition verticale des mots, et que matérialise de façon humoristique la ligne de points-virgules mimant le “tapis moderne à poil ras” sur lequel elle s’achève – chute qui s’oppose (vraiment?) au mouvement du désir, évoqué au rythme hallucinatoire du train – ou plutôt qui en constitue le point d’orgue – d’ailleurs :
On laissera aux futurs lecteurs le choix d’imaginer à leur tour quelle chute est ici relatée, outre la prodigieuse “chute des reins” de la page 20 – ne serait-ce point, entre autres, la Chute Originelle qui nous chassa du Paradis, prélude aux confusions du monde, Babel et typographie incluses ? — tout ce livret propose un jeu interprétatif, une rêverie typoétique ouverte sur l’alignement des points de suspension et du ( silence ) de la dernière page… E pericoloso sporgersi – tous les rêveurs le savent qui plongent dans le sommeil comme on part en voyage…
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Adam Katzmann
L’Homme revient
C’est un tout petit volume dans la collection ivoire très dépouillée de l’éditeur, qui y présente des textes “nus, sous l’éclairage sans concession d’une typographie elle-même dépourvue d’artifices. Seule la chaleur du papier, ivoiré et bouffant, va permettre aux mots de reposer sur une surface douce, profonde et bienveillante.” Simplicité bienvenue dans un monde où l’apparence donne souvent au verbe un éclat trompeur : ici, aucun écran, aucune tricherie – les mots se défendent par eux-mêmes et réservent bien des surprises.
De l’auteur, peu de choses nous sont livrées : 5 titres de romans publiés chez Jacques André, de 2004 à 2007 – la fiche qui lui est consacrée sur le site indique une naissance à Constantine en 1952 et divers voyages, desquels il tire des enseignements dont la liste (farfelue) surprend : “l’humilité au Cameroun, la Boxe coréenne à Séoul, le beer canyoning à Dublin, et le vol libre en supermarchés dans la banlieue parisienne” – autant que la présente occupation : “Il enseigne actuellement la philosophie à Lima, et s’exerce à l’art difficile de l’ingérence humanitaire avec de fréquents séjours en Bolivie”.
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Adam Katzmann, L’Homme revient, coll. Poésie XXI, éditions Jacques André, 52p., 11 euros
Je citerai intégralement également la 4ème de couverture, de la main de Jacques André, qui épaissit encore — ou élucide? — le mystère de ce voyageur toujours en partance, dont le patronyme évoque – est-ce un hasard – de façon apparemment parodique, les sonorités de l’Adam Kadmon, l’Homme primordial :
“J’ai rencontré Adam Katzman à l’angle d’une ruelle obscure et d’un boulevard inondé de soleil. Je me souviens bien de cet instant, même si je ne me rappelle plus si c’était à Paris, à Buenos-Aires, à Dublin, Trieste ou Lisbonne. J’étais ébloui par la lumière du printemps, il surgissait de l’ombre, nous nous heurtâmes. Adam Katzmann est un habitant de l’exil, qu’il considère comme une vaste cité à caractère addictif. Il ne voyage pas, il s’en va. Il ne revient pas, il part ailleurs. Je compris immédiatement que cet homme allait prendre une place importante dans mon existence, voire qu’il allait la prendre, ma place. Mais, comme il a eu l’infinie délicatesse de ne pas exister, ce n’est pas gênant, en somme. J’ose en fin le publier.
Entre oubli et souvenir, entre ombre et lumière, ce personnage épiphanique — qui a l’extrême délicatesse de “ne pas exister” (et j’entends ex-ister comme étymologiquement : sortir du néant) — ne serait-il pas un double de Jacques André lui-même – double ou doublure, comme de ces étoffes qu’on coud à l’intérieur des vêtements, double caché et au plus près de l’être qui les porte – le revers-poète ombreux d’un éditeur discret, qui affirme dans un monostique “Tu n’as pas pour fonction première d’être poète”?
C’est bien “le poète”, le fil conducteur et le premier sujet du recueil : on le retrouvera par intermittence dans la suite des textes, qui ne constituent pas à proprement parler un parcours – poèmes plus ou moins longs, aphorismes – tel “tous les fleuves sont sacrés” à Michel D. Ou “Les filles / c’est comme les garçons // Avec des yeux // Et des rêves” – semi-haïkus et petits quatrains :
“En de nombreux points de la terre
de bleus lacs regardent les cieux
et se font sombres comme des songes
quand le soir les emprisonne.
Ces poèmes, nés en des circonstances sans doute fort diverses, semblent cousus en habit d’Arlequin, si l’on poursuit la métaphore lingère qui a précédé… Sous le masque d’Adam Katzmann, l’auteur mène une réflexion distanciée, amusée, sur le rôle et le statut du poète — distance amusée et humour grinçant qui rappellent l’oeuvre de Roland Topor, qui intervient dans un poème (p.20), et dont on retrouve l’esprit grinçant et surréaliste dans l’univers esquissé ici. Ainsi dans l’évocation du “trou noir” par lequel s’engouffre le poète du début, perdu au fond de lui-même car il a perdu la clé de la serrure inexistante d’une porte, tout aussi inconsistante, ouverte sur l’univers dans lequel “le métal de la clé aura fondu / à la température des étoiles”.
Ainsi aussi – très noir, le dialogue ANTIPOÏEN, où le narrateur se propose de tirer un poète comme au tir au pigeon, puisque “l’espèce est en voie de disparition / et c’est tant mieux / c’est peut-être le dernier / et je veux me le faire” — ou le poème qui commence (p. 45) par une réflexion sur l’âme, et engage une pêche à main nue dans le néant, pour en tirer la surprise… d’un poème…
A retenir aussi les rencontres métaphysiques — mais pas tant que ça – ou bien plutôt, d’une autre façon avec l’élégance de cette mélancolie dont on se rit plutôt que d’y succomber : plutôt pataphysiques, mais bien physiques et réelles, avec l’éternité qui n’a pas le temps de prendre un apéro, ou le destin qui n’est autre que l’Homme du titre, l’Adam des origines, celui qui revient et dont on ne se défait pas, comme on ne perd jamais son ombre.
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Notes