Didier Serbourdin, Maison Dieu

 

Une première de couverture percutante : les indications d’usage, nom de l’auteur, titre et maison d’édition, encadrent une photo qui représente la foudre. La référence à la carte numéro seize  du tarot, la Maison Dieu, s’impose dès l’avant lecture. Et même si sa signification funeste demeure inconnue de certains lecteurs, qui ignorent le caractère emblématique de cette iconographie cataclysmique, la connotation néfaste du tout est puissamment énoncée de manière implicite par l’absence de couleurs. En effet,  la polychromie ne laisse droit de cité qu’au noir et blanc. Malgré une absence d’indication particulière quant à une orientation générique précise, un horizon d’attente se dessine déjà, celui du récit d’une épreuve au caractère pourquoi pas initiatique. L’aspect des textes laisse espérer la constitution narrative de l’ensemble. Les paragraphes majoritairement justifiés proposent une prose entrecoupée de quelques parties dialoguées. Certaines pages se couvrent de morphèmes courts et dont la disposition laisse deviner une versification qui ne sacrifie en rien à la tradition puisque l’absence de rime et le rythme irrégulier placent dès l’abord ces alignements dans le registre d’une énonciation poétique inscrite sous le signe de la modernité. Ainsi c’est dans l’immédiateté de la réception de cet ouvrage, et avant même d’en aborder le contenu, que le lecteur est placé devant une multiplicité de références génériques qui ne permettent pas d’assimiler ce qu’il va découvrir à une catégorie précise. Ou à tout le  moins s’attend-t-il à y trouver un décloisonnement des genres. Et ceci est bien entendu un abord légitime lorsque l’on considère les éléments du paratexte. Et en allant plus avant dans la découverte de Maison Dieu le lecteur pourra s’apercevoir que l’auteur brouille les pistes de toute espèce d’assimilation référentielle et place la parole lyrique hors de toute dimension anecdotique, lui offrant ainsi la voie d’un renouvèlement pour le moins salvateur.

 

Et il est tout d’abord intéressant de remarquer que les textes ne sont pas chapeautés de titres mais d’une sorte d’appellation générique qui se place hors de tout contenu sémantique de par sa répétition : « Profil automatique N°.. » s’enchaîne au dessus des courts fragments qui constituent le recueil. Et leur numérotation ne suit pas l’ordre protocolaire, mais semble être choisie de manière aléatoire. Cette mise en œuvre fait référence à la nature première de ces fragments puisqu’ils sont le fruit de publications sur un blog dans lequel l’auteur poste régulièrement le récit de son errance face à la solitude et à l’absence. Ainsi le métalangage de l’internet est-il à relever dans le substantif « profil » qui n’est pas non plus sans évoquer l’impersonnalité et même l’isolement de l’énonciateur seul derrière son écran. La nature inédite de ces textes et d’emblée signalée dans la préface :

 

 

« Rien ne semble vouloir renaître mais les maux et les mots ont la vie dure.
Un ordinateur, le chaos, le cerveau de l’homme-nuit devient vaisseau et le chaos s’ordonne autour du verbe.

Entrelacs inverti. Rétro-inscription de sensations, rêves et cauchemars de l’homme de nuit. Je nuis, je suis…Je suis donc je parle, je crie, je m’écrie…dans Maison Dieu. Le situs, insitué, inusité. Renversé, je le suis, comme elle, sans elle.

Dans le monde de la matière-machine, devant l’écran devait se former  un pur communiquant sans autres attaches qu’électroniques, faussement virtuelles – vraiment néantisantes. Les notules quotidiennes devaient se perdre dans le méga-ventre de l’e-toile scintillante et grouillante. La tristesse et l’ennui devaient se gaver d’eux-mêmes, être auto-suffisants. Devant l’écran, pourtant, le verbe et l’homme se sont auto-révélés. Front inversé. »

 

Mais la numérotation aléatoire des fragments dénote aussi l’intention de faire sens quant à l’organisation des textes, et signe la volonté de souligner la similarité des épisodes narrés ainsi que le syncrétisme existentiel auquel cet agencement fait référence. L’instant disparaît derrière la réitération de moments et cet enchaînement forme un continuum indistinct et atemporel.  Ceci n’est bien entendu pas sans symboliser l’immédiateté de la communication qui, sur internet, confère au destinataire une présence inédite. Il est le récepteur d’un discours dont la réception instantanée est celle de la parole orale mais dont pourtant les constituants restent ceux du texte écrit.  Cet « outre-texte » ainsi que le nomme l’auteur est donc l’espace choisi pour témoigner de cette traversée du seuil qui conduit à soi-même. Et ici la parole lyrique s’édifie non plus à travers une temporalité diégétique, mais dans un présent de l’énonciation propre au caractère particulier de l’instantanéité du texte numérique. L’absence de l’être aimé, redondant à cet espace du vide de derrière l’écran, est, par là même, démultipliée. Elle n’est plus anecdotique mais devient transcendante. La préface pose les prolégomènes de ce qui sous-tendra tout le recueil :

 

« Quand l’absence emplie tout de mots : un outre-texte

Une femme. Un homme.
Ils ne feront qu’une seule chair, il est écrit.
Le temps dure mais il déchire parfois d’une déchirure telle que rien ne semble devoir renaître.
Une femme, un homme. Un adieu.
Un homme, un dieu…rencontre dans la déchirure, présence électrique du verbe radioactif. »

 

Ainsi ce « je » omniprésent est celui d’un énonciateur particulier. Il écrit pour communiquer instantanément et non plus en vue d’une réception ultérieure. La globalité sémantique formée par le livre n’est pas envisagée, pas plus que la maturation des textes dont la réception n’est, de fait, plus soumise à un laps de temps plus ou moins important. Mais l’auteur fait le lien entre ces deux modalités d’écriture.

 

« Mardi 09 décembre                                                                   Profil automatique N°12

 

Mise au point avant poursuite
J’ai écrit dans ce blog des articles destinés à être lus. Bien sûr. C’est con de dire ça. Mais bref, dans ces articles, c’était bien ma vie. Telle que je la vivais.
Mon quotidien.
Evidemment, apporter ça sur un plateau à des millions d’yeux potentiels ça ne me rendait pas fou de joie. Mais ça s’inscrivait dans une sorte d’exorcisme (plus que d’une sorte de thérapie) d’un certain état d’esprit.
Vous l’aviez compris. Peut-être. Peut-être pas.
C’est toujours le cas en ce moment.
Je l’ai écrit d’abord avec mon cœur. Ensuite avec des mots. J’y ai mis certaines tournures de phrases plutôt que d’autres. Certains mots. Certains verbes. J’ai choisi tout cela consciemment. Modeler un jet d’encre. Comme un test de Rorschach à l’envers.
….Je suis ravi que des gens aient pu trouver mes textes intéressants mais ce ne sont pas des textes, ce sont des lettres destinées à personne. Elles sont aujourd’hui stockées dans le grand Ordinateur Central de Prineville, Oregon ou dans celui de Singapour. »

 

Didier Serbourdin affirme ainsi que les caractéristiques de son discours, dont le support premier est l’internet, ne diffèrent pas de celles qu’il aurait eu s’il avait été produit en vue d’une publication. Ainsi par là même énonce-t-il son souci de conserver au texte écrit ses prérogatives, malgré le caractère instantané de la réception de celui-ci. Et c’est effectivement l’extrême puissance de son propos qui ouvre une nouvelle voie à la parole lyrique. Loin de sacrifier à un discours marqué par la dimension communicationnelle du langage, le choix des paramètres sémantiques reste motivé par le souci de conférer au texte toute les ouvertures proposées par l’écrit qui offre des possibilités de lectures plurielles et reproduites à l’infini parce que le jeu sémantique des signifiants entre eux, et des textes entre eux et avec le paratexte, permettent de produire une multiplicité de significations au gré des lectures réitérées. Et dans l’ensemble formé par les posts de l’auteur rien ne vient trahir cette appartenance à la Littérature, ni alourdir cette parole personnelle qui fait fi de toute exagération et de toute emphase. Peut-être parce que c’est le manque de l’être aimé qui constitue le visage du « je », qui se dessine à la litanie de l’absence.

 

 

« Mardi 03 février                                                          Profil automatique N°21

 

Pathétique
J’analyse, je pèse, je soupèse
je n’hésite plus, j’abandonne
je m’abandonne au futur
je m’abandonne au vide
je m’abandonne sur le rien
sur le non-advenu
sur les réflexions éventuelles de personnes qui existent à peine dans ma vie
il faudrait que.. 
Je devrais…
Et si je…ce serait mieux
… 
J’envoie un texto
Je rappelle sans que cela décroche.
Où es-tu, putain de merde
Et qui t’empêche de rentrer dans ma vie ? »

 

Quant à la forme, s’agit-il de prose ou bien d’une énonciation poétique, de nouvelles ou de court récits qui sacrifient à une mise en œuvre diégétique classique ? Les frontières de toute catégorisation sont gommées dés l’abord, et le désir d’entrer dans l’univers de Didier Serbourdin se fait plus que jamais irrépressible. Et il s’agit bien d’un univers remarquable dans son unicité, inédit, dense, profond et qui achemine le lecteur au gré des lignes dans les affres et les questionnements de toute posture existentielle. Une énonciation à la première personne du singulier soutien un lyrisme dont le chant n’est ni larmoyant ni entaché de détails quant à une expérience chargée d’éléments personnels. Il y a bien là un énonciateur mais qui, de par une exégèse des éléments anecdotiques de son parcours, dépasse sa propre expérience pour s’adresser à celui qui prend le relais de la lecture. Et ce destinataire est présent dans la polyphonie du pronom personnel « tu » qui peut tout aussi bien faire référence à l’être perdu qu’au lecteur, celui de l’arrière de l’écran ou bien le récepteur de cette globalité de textes qui fait de Maison Dieu un recueil à lire et à relire. Les dispositifs sémantiques offrent au singe tous les possibles d’un glissement hors de la littéralité du sens. La fonction autotélique du langage prend  pleine puissance dans les confrontations de champs sémantiques qui évoquent les distances parcourues à l’univers mental d’un énonciateur qui, loin de sacrifier à un lyrisme empesé et anecdotique, rejoint les archétypes des sentiments humains.

Lire Maison Dieu c’est accompagner Didier Serbourdin sur les chemins d’une exégèse de la posture à être, chemins jamais aboutis parce toujours à l’inconnu de soi-même. Son témoignage révèle toute la profondeur des silences et des gouffres universels parce que hors de toute assimilation anecdotique. Plus encore, la nature inédite de ces textes publiés sur l’internet témoigne de manière implicite de l’existence d’une communauté humaine et de l’émergence d’une fraternité dans le partage d’expériences qui, par delà la souffrance, offre la possibilité d’une transcendance. Et en l’occurrence il y fallait cette prose poétique là tant il est vrai que Maison Dieu rend à la carte du tarot toute sa dimension initiatique.

« Devant l’écran, pourtant, le verbe et l’homme se sont auto-révélés. Front inversé. »