Au film Bag­dad Café, comédie de Per­cy Adlon, ajou­tons désor­mais le recueil orig­i­nal et trag­ique de Dominique Dou, Bag­dad sous l’ordure, pub­lié aux édi­tions Hen­ry. Le titre accole la splen­deur et la souil­lure en une dis­so­nance qui sem­ble appartenir à la famille des oxy­mores, telle « l’obscure clarté » de Corneille. Dominique Dou se déprend des col­lets de l’exotisme et de la pré­ten­tion dis­tinc­tive du voyageur envers son cousin le touriste. Elle chante la cap­i­tale iraki­enne et son entremêle­ment de prosaïque et de sacré. 

Dominique Dou, Bag­dad sous l’ordure, édi­tions Hen­ry, 2017 ; 40 p. ; 10 €.

Un peu d’arithmétique : tro­quer un terme pour un autre en ten­tant de con­serv­er la sig­ni­fi­ca­tion : je rem­place « Verbe » par « Mot » sauf le respect que je dois à l’Evangile selon Jean : « Au com­mence­ment était le Mot, et le Mot était en Dieu, et le Mot était Dieu. » Ici le mot est « Bag­dad », qua­tre con­sonnes pour deux voyelles à l’unisson, le mot qui nomme la chose – on n’en sort heureuse­ment pas – sem­ble adorner comme jamais la matière ; Bag­dad dit Bag­dad plus que Bag­dad et ces deux syl­labes sem­blent chatières de l’univers, elles font peur comme tout ce qui se suf­fit à soi-même. Bag­dad sig­ni­fierait « don­né par dieu » en per­san antique et dans notre langue, tel un con­tre­point d’une sen­su­al­ité pro­pi­tia­toire, serait le fonde­ment du mot « bal­daquin » : dérivé de Bal­dac­co, forme toscane du nom de la ville.

Ce recueil n’est pas qu’une sim­ple vis­ite. Dominique Dou tran­scrit les pul­sa­tions intimes de la ville, Bag­dad entend, Bag­dad répond : « Je t’ai connue/dans le monde normal/dans l’orient sonore/dans le rudiment/de ma venue timide » et tresse une longue litanie sans dieu à la gloire de l’origine de l’origine :

Le lende­main

la recon­nais­sance de la promenade

des maisons recon­nues des enfants

me recon­nais­sent – pas

de femme –

l’inutile séjour.

 

Le lende­main

tout est bleu partout pour­tant ma couleur

est le blanc

tout est nu partout pour­tant j’habite

les livres blancs – tout est

vide partout – je suis vide.

 

Cha­cune des stro­phes, sur plus de trente pages, est ouverte par une anaphore : « Le lende­main ». Cette répéti­tion engen­dre un regain qui dévoile et masque dans le même temps l’énigme de ce qui gronde en ce lieu ; demeure de l’homme au prénom changé – qui est-il ? –, de la guerre, « ce con­flit aus­si con­stant que le soleil ». « Le lende­main » devient ensuite dans le dernier mou­ve­ment « Le lende­main et tous les lende­mains », anaphore qui se dou­ble et s’augmente d’une plu­ral­ité, jeux de miroirs, ain­si qu’on les posait dans les cages à canari pour que l’oiseau chante plus et mieux en con­tem­plant son reflet, étranger à lui-même ; Bag­dad reste inat­teignable dans ce qu’elle peut avoir de fam­i­li­er même si le vous­soiement n’est plus de rigueur :

Le lende­main

et tous les lendemains

tu me fatigues Bag­dad tu me tues

Tu ne m’as pas atten­due je n’ai rien vu […]

 

Le lende­main

et tous les lendemains

dans des images Bag­dad je te vois floue

tu remues dans les images tu remues –

Dominique Dou se fait hérald­iste, elle imprime un bla­son nou­veau. L’ordure – on est ten­té de divis­er le mot « l’or dure » – par­ticipe de la fertilité :

 tu t’enfonces dans l’incompréhension de cette terre/vivante/sous l’ordure/ – avec moi  

et du renouveau :

ta terre informe la terre/ et je con­tin­ue de boire/ la où vous n’êtes sous l’ordure t’aime/ te nomme humaine au prénom changé. 

De Bag­dad, dite aus­si Mad­i­nat al Salam, la cité de la paix, je m’en vais à Budapest – c’est presque sans rai­son – où l’épigramme du poète hon­grois István Kemény me donne une homélie à ces pré­var­i­ca­tions au bord du Tigre :

Deux fois deux font quatre.

Si tu n’en dis mot – tous l’oublient.

Si tu le dis trop : nul n’y croit. 

 

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Julien Cavalier

Julien Cav­a­lier est né en 1980 à Eper­nay, où il vit. Il est édu­ca­teur spé­cial­isé. Il a pub­lié des arti­cles et des poèmes dans les revues Nunc, Déca­page, Bor­bo­rygmes, Microbes, Trac­tion-Bra­bant, A Tire-lar­ig­ot.