Dominique Sampiero & Joël Leick, L’Autre moitié de ton corps
La poésie, qu'est-ce que c'est ? Certains semblent le savoir, qui la font alors disparaître comme l'innocence sous le poids accablant des certitudes. Parce que la poésie est ce qui s'échappe, est ce qui reste hors de toute parole. Alors comment évoquer ce recueil de Dominique Sampiero, L'autre moitié de ton corps ? Je ne sais pas. C'est La Poésie qui est là dans ces quelques pages si denses, abouties parce que jamais ailleurs que là, dans l'immanence jaillissante des mots avec les mots. Rares sont les poètes.
Arbre, juste avant d'être moi dans le feuillage de mes veines, quel langage as-tu appris, debout entre ciel et terre, de quelle mémoire as-tu dévoré les oiseaux posés sur toi, puis les mains, le cœur du voyageur, de quel élan entre l'ici et le lointain t'es-tu gorgé, donnant au mouvement de tes branches un direction vers la lumière qui toujours se retire ?
Dominique Sampiero & Joël Leick, L'Autre moitié de ton corps, Al Manar, Poésie, 2019, 67 pages, 16 euros.
Livre poème en prose, celui de l'homme face à l'immensité d'exister. Livre du voyage intérieur, de l'accueil de ce qui traverse la peau, l'âme, dans l'entièreté de la posture d'être humain. L'écriture ondule comme un son cosmique, un chant de la forêt, là où tout recommence sans jamais cesser.
L'arbre est une présence retrouvée entre le nuage et l'ombre de la montagne. Ses larmes attachent le ciel et la terre par des lianes aux longs cils bruns couverts de nuit et de promesses. Ses larmes attachent le ciel pour qu'il ne dévore pas la terre. Dans son écorce on entend crisser la sève des prophéties, des grincements de légendes, des prières imprononçables. Dans son écorce on meurt et on guérit. On traverse toutes les parois de toutes nos peurs. On comprend que la vie et la mort se touchent dans l'imprononçable de leurs racines.
Là dans le corps, dans le souffle, dans le feuillage où tout s'attache et se délite, est le poète. Sa matière est celle-ci, et celle du poème, confondues dans le tracé des lignes de ce livre qu'accompagnent des collages de Joël Leick. Ce texte écrit en novembre 2016 "à la Réunion entre Saint-Pierre, Saint-Denis, La Rivière, Saint Leu, Saint Philippe, L'entre Deux et Cialos" est un instant d'infini présent qui se dévoile peu à peu comme un papier japonais plongé dans l'eau, grâce à l'écriture.
Ce n'est plus moi qui écrit ces phrases posées comme des amulettes sur le gouffre de vivre. Aucune diversion n'est possible. Ce qui remue dans le texte comprend ce que voudrait dire la lumière.
Dans la case où le poète s'éveille, se réveille, laisse les images le traverser, comme un nom qui s'efface au profit d'une disparition dans la texture de l'arbre, dans le bleu qui entoure l'île, le velouté du sable, la femme, les gouffres et les aspérités, le tout insécable de ce qui se présente plus loin que la conscience, sur cette île qui est la pays de la femme aimée, le poème s'écrit, constitué de cette mosaïque qu'est la matière de la vie, de toute vie.
Puis mes pieds mangent les traces d'une femme sur le sable, j'enfonce mes orteils sur les siens, j'appuie ma voûte sur le creux de son passage, le mouvement de sa chair remonte doucement le long de mes jambes, de mes muscles, dévore mon sang, mes nerfs, elle me possède et je mange cet anima mot à mot, ma vie crève alors comme un abcès, j'entre dans le royaume lumineux de l'île, mon âme est une noix de coco tombée dans la chair blanche du livre.
A la rencontre entre la moitié du corps qui regarde et celle qui est absorbée par exister, là est le poème.
D'autres vérités accourent dans cette union mentale, charnelle et ce n'est pas moi qui parle, mais le fruit de cette rencontre.
Mais de quelles vérités s'agit-il ? Certainement de celles dont on ne peut pas parler, mais que seule la poésie peut tenter de laisser affleurer, la rencontre entre soi et l'autre moitié de son corps, qui est le monde, l'union du visage et de son effacement, parce qu'il porte alors celui de l'arbre, de l'île, de la femme aimée à qui est dédicacé ce recueil, du sable, de la lumière.
L'extase cherche la langue natale des entrailles pour nous apprendre à traverser.
C'est de l'autre moitié de notre corps que vient le silence, l'évasion dans le regard, puis à travers, jusqu'à l'incorporation du monde. Là est le ferment du poème. Rares sont les poètes. Ce livre est ceci, le témoignage d'un chemin parcouru entre soi et le monde, vers la poésie, et vers aimer, qui n'est rien d'autre que ceci.