Dominique Sampiero, Le Bruit de la page blanche, inédits
J’use doucement l’amour
en frottant ma peau au papier
pour passer de l’autre côté
ouvrir les portes cachées
dans les plis du silence
Je n’éteins pas
Je m’enfouis
Ma parenté tourne la tête
aux alphabets
J’attends la décision des lampes
des flammes d’encre
Et ce que l’on prend pour un rêve
ou un cauchemar
c’est ce départ
Ceux que j’aime arrivent
à m’extraire
Ruines de l’air
glissées sous la lymphe
cachée des livres
C’est ici l’ailleurs
que l’on a toujours craint
dans le ventre de la nuit
Je gagne ma vie en transvasant
le sable pur des phrases
dans ce blanc de poche du néant
je gagne mon souffle de langue
à chaque mot
je perds mes yeux
dans mes veines
L’arbre du papier
pense à ma place
pas de preuve, aucune
ni sur la mort
ni sur l’infini
Juste un entassement de brindilles
la brindille des yeux, celle du corps
la brindille de l’âme
celle du silence
et un tas d’autres innommables
cueillies du bout des doigts
mot à mot, assis sur la paille morte
des chaises
Puis un grand feu
un grand vent bousculent
la chair de ces écorces
À chaque plein chaque délié
la cendre invite
sa part d’ombre et d’ortie
cachée dans la volonté grise
des ténèbres
L’air fredonne
des présences insoupçonnées
en les projetant dans le vide
de la page blanche
Nous craignons cette légèreté
qui attend notre corps
au détour d’un silence
Ne sachant plus où aller
ni ou finira le nuage de nos gestes
on supplie le poème d’écarter
les branches de l’ombre
au passage d’une phrase
On se faufile entre les herbes hautes
du mouvement d’écrire
on survit
On consent au mouvement d’ouverture
où tout se renverse à mains nues
À l’espérance, je préfère
le doux sentiment de la chute
Dans chaque mot, tombe
un peu de cet amour qui prend la forme
de ce qu’il regarde
Je ne vous oublie pas
j’apprends à
En dispersant le souffle
sous la peau blanche de l’ici
la danse des images
confie la volonté de nos atomes
à l’expérience crue de la matière
Chacune des phrases
soulève la sensorialité de la chair
Qu’allons-nous devenir
s’éteint doucement dans le cerveau du poème
qui pense la mort à notre place
nous soulageant
de son bourdonnement d’abeille
Les mots se souviennent que leur étoile
est une crémation consentie
Les jours passent sans griffer la mémoire
usant le regard de l’intérieur
photo jaunie fondue à même le salpêtre des murs
sac de mots rempli d’abeilles, de courants d’air aussi
purs que le bruit des pages qu’on tourne, on ferme
les yeux en bouclant les sources pour monter le blanc
du silence en neige sous les paupières, perdu de vivre
à reculons, soudain le ciel se balance par la fenêtre en
criant sur la pleine lune des murs, la table invente des
abimes et frôle le dédoublement où s’invente une
issue
On ne se souvient pas de tous les murmures On se
retrouve planté dans la vague des essences, le coude
encombré de randonnées d’épaules, les mains se
frottant à l’inhabité Le ciel a soif Il dévore à tour de
bras les corps abandonnés à leur fin de vie, dispersant
le dernier souffle dans l’indifférence des étoiles Quel
charnier ! Parfois il surprend les vivants debout
descendus boire à la rivière ou embrassant un enfant
Il les foudroie et plie leur présence en quatre pour
l’emporter sous son bras Impossible d’imaginer cette
armée de visages tapis dans le néant depuis que
l’homme existe Quelle couleur, quelle forme a pris le
vide sur les parois des absents ? Où irai-je, où iras-tu
dans ce dernier apaisement qui ne consent jamais à
nous parler de lui, affamé de garder son secret dans
nos fêlures ?
Le carnaval de la mort sépare le clos de l’ouvert
grimaçant d’infini et de sang mêlés Impossible de
clore les yeux de tous ces dieux endormis dans les
rêves des hommes dès qu’une fourmi se met à
soulever des montagnes on supplie l’ordre sacré de
nous inventer une fin douce raisonnable une sorte
d’issue à ce cul de sac de l’ici Toute une vie pour
apprendre un jour à renoncer à la vie C’est donc cela
Dieu et sa folie de nous garder rien que pour lui
J’ai tout dit des tanins de noix vertes sous ma peau Le
brou sombre des mouches s’égosille dans l’air Ça
tourne en rond dans la cassure Chèque cadeau de la
vie, on est en ristourne à chaque seconde avant qu’on
nous passe au pilon Que la terre ou le feu nous
désengrange de l’ici ! Comme un vieux sac jeté dans
le puits ! Serre dans tes bras l’enfant, ta femme, l’air
frais des oiseaux, embrase ! Une impasse est un
chemin bouclé sur le néant
La ligne de flottaison de vivre descend avec la nuit le
long des haies vives rougies de baies et de blessures
plus profond qu’une mémoire dans son coma On
s’encanaille avec les bâtons des pleins et des déliés
dressant les mots entre eux à nous mordre le sang
pour avancer La peau appréhende le corail blessant
des phrases quand nos mains saignent sur les
métaphores Tout au fond de l’océan vide de l’ici
alternent broches et chasubles de la beauté
Une lumière sans bord crève les yeux des arbres
L’herbe tantôt bleue tantôt ocre tient tête De l’infini
flotte dans les pupilles pour rafraîchir Il fait chaud
fœtal De ventre et d’immersion De mou dorsal Ça
suffit d’engranger Les chats mangent de l’herbe et se
purgent du diable Je tiens entre les doigts un morceau
du monde d’encre mauve Les orties fissurent Le ciel
se tient à carreau dans la fournaise, blanc comme le
cul des morts
Des solitudes sans oreille frôlent ma vie, des mains
de verre et aussi des corps privés de fruit je n’ose rien
faire rien dire seulement ouvrir mes yeux comme des
portes recueillir le froid glacial des absences le
réchauffer contre moi j’invente de quoi tenir hors du
troupeau un peu d’herbe pousse dans mes cahiers
j’entretiens vaguement ce jardin où s’ébauchent les
ombres qui m’habillent je sais me fondre dans l’injure
des arbres lancés contre le ciel je vide les armoires de
leur credo à la place je plie mes fenêtres comme des
mouchoirs derrière la vitre tout un peuple d’images
déchire le papier pour en faire des oiseaux
Impatience des mains à retrouver le velouté la peau
du carnet se glissant sous le dos des phrases Le
paysage est une stupeur posée derrière le silence du
ciel sa grisaille respire par-dessus les briques les tuiles
c’est à peine perceptible À force de démêler tous les
liens qui me tenaient serré confondu au mouvement
de la vie et des choses il me reste entre les doigts la
corde lisse d’une pensée sans obstacle
C’est un jardin sans clôture Une mémoire posée à
plat devant mes mains L’impression que tout est là à
attendre de naître sans contour dispersé dans le
souffle du papier Je voudrais trouver des mots
simples raconter quelque chose de ce personnage qui
m’attend derrière chaque page du carnet caché au
fond de mon silence comme au fond d’un puits
On écrit pour ouvrir les yeux Se sentir vivant dans les
gestes et les pensées en marche vers la prairie où
dormir nous fera éclore, un jour dans cette puissance
du paysage que nous recouvrons des excréments de
nos désirs
Photo de couverture © Antoine LnP.