L’annonce de son départ m’est venue par surprise, dans un vacarme assourdissant de gravité. Par surprise surtout. Comme un coup de couteau des mots, dans le dos.
J’ai reçu un SMS et mon téléphone m’est tombé des mains.
J’ai revu aussitôt son visage, vingt ans plus tôt, ébloui de l’intérieur, transparent, quand c’est moi qui lui ouvre la porte de son petit appartement du Creusot.
Il m’avait dit au téléphone, je ne serai pas là, mais entre, je laisserai ouvert.
Et je suis entré. Sur la table de la cuisine, une bouteille de Four Roses, mon bourbon préféré avec ses mots : sers-toi.
Au fond, son bureau d’une légèreté et d’un dépouillement total. Tellement touchant par sa simplicité.
Jonas, Christian Bobin, Lecture par l’auteur RTS, « Initiales », 23 décembre 2012.
Une table en bois clair aux jambes légères comme celle d’un insecte géant. Par la fenêtre, les fameux bras du tilleul dont il parlait souvent. Comme d’un ami qui cherchait à s’inviter. Quelques livres sur une étagère, très peu finalement. Quand Christian aimait un livre, il l’offrait à quelqu’un.
Puis on a sonné. J’ai ouvert à Christian et devant ma tête il a éclaté de rire.
Je venais pour faire la couverture et la une avec ce poète du fameux Matricule des Anges. À l’époque, Christian se faisait rare et se manifestait très peu.
C’était un cadeau qu’il offrait à cette revue poétique qui démarrait. Et d’ailleurs, le numéro s’est bien vendu.
Ce qui est plus abject, c’est que les « Anges » n’en étaient pas en réalité. Ils ont retiré le numéro quelques années plus tard en accusant Bobin de cul béni et de poète chrétien.
C’est terrible comme le petit pouvoir poétique de valoriser ou de critiquer monte vite à la tête des uns et des autres.
Mais je reviens au souvenir de son rire d’ogre énorme qui vous claquait à la figure comme un gros pétard. Ou une boule de neige comme vous voulez.
Je me suis assis une journée entière à ses côtés sur la chaise en paille de ses poèmes, sans être certain de pouvoir repartir un jour, quitter son aimantation grave et résiliente, son écoute large comme une dévastation de tendresse.
La prégnance de Christian était comme. Être assis au frais dans une petite église romane ? Le cul dans l’herbe avec des Calendula et des libellules ? Enfoncé jusqu’au cou dans un beau livre ? Boire une bière avec de la mousse sur les moustaches ?
Le bruit du dimanche, Christian Bobin, Lecture par l’auteur RTS, Initiales, 04.10.2015.
J’étais embarqué dans un voyage sur un bateau empêtrant mes émotions et mes pensées dans les grandes voiles de ses paroles, une sorte de goélette mentale bondissant sous la poupe des bois de vivre. Vers un horizon vaste comme les crinières de la mer déferlant sur les falaises du cap Gris Nez.
J’ai secoué la tête en me disant, non, ça n’existe pas.
J’ai lutté pour me décrocher comme le brochet d’une ligne à leurre, secouant la tête dans tous les sens. Mais d’un mot à l’autre, d’un livre à l’autre, les liens sont devenus de plus en plus nécessaires, puissants.
D’ailleurs pourquoi penser dépendance quand on n’ose pas prononcer, amour ?
Puis j’ai renoncé à renoncer, essayant de contenir ce raz de marée qui transformait chacune de mes lectures en épouvante de joie.
Lui c’était moi, avant moi, après moi, pressenti, deviné, prédit même, avec le sentiment de ne jamais y arriver vraiment. À être lui, à être moi. Où ?
C’était où, cette furieuse envie d’aimer qu’il déclenchait avec chacune de ses histoires, chacun de ses oiseaux, de ses épuisements, de ses personnages, plus vivants que la vie ?
En ressuscitant la Plus que vive, il rendait la beauté d’une morte jamais morte plus effervescente, plus réelle que moi.
En cheminant aux côtés du Très-bas, il m’emportait à suivre de toutes mes forces le mystère de l’homme qui marche, à me fondre à ses pas.
Je n’ai pas lutté. Je me suis mis à croire que j’aurais pu écrire ses mots ou prononcer ses paroles. Ce n’est pas ça, lire ?
À ce moment-là de la crise, on ne sait plus ce que l’on est ni ce que l’on devient. On veut juste disparaître en celui qui allume le brasier. On ne veut plus devenir, enfin.
On est mort et vivant en même temps, si léger, si léger, et on veut s’alléger encore et encore, et par exemple brûler, être réduit en cendres, en poussière, en écrivant ou en lisant un seul poème.
En respirant aussi ou en retenant son souffle. On y arrive. Un mot, une phrase, un livre à la fois.
On retient son souffle même pour ne pas disperser cette poignée d’or cueilli du bout des encres de la prose.
Le réel de la poésie, Christian Bobin lecture par l’auteur RTS, « Initiales », 15.11.2015.
De son écriture manuscrite ronde comme les joues d’un enfant qui s’applique, du tracé clair de ses boucles noires et virevoltantes avec application, sa main parvenait à tirer des grappes étourdissantes.
Puis à nous serrer avec chaleur dans le creux de sa paume, comme s’il nous connaissait par cœur ou nous regardait dans le blanc des yeux.
Chaque livre de lui nous regardait au fond des yeux, au fond du cœur, au fond de l’âme, impossible de résister.
Il devenait visionnaire de nos émotions, de notre transparence, et, en dédicace ou sur une carte, écrivait une phrase capable de nous transpercer de mille flèches, de nous rincer en une seconde, de nous essorer le cœur.
Il inventait nos yeux, nos larmes, le meilleur de nous-même posé comme un chat sur nos genoux. Puis il inventait notre consolation comme une dernière fleur imprévue dans le vase.
On l’imaginait courbé sur sa page comme. Un geai, une rose, un acacia dans le vent ? Le moine d’un siècle lointain concentré à nous distiller les secrets de sa transe ?
Cet homme était mystique comme le sont tous les enfants avant qu’ils ouvrent les yeux et que la nuit bleue dorme dans leurs pupilles.
Cet homme était mystique comme le sont tous les enfants avant qu’ils parlent. Dieu lui apparaissait à chaque coin de rue, à chaque nuage ou coin de ciel. Je suis certain qu’il s’est battu à boules de neige avec.
Vieux fauteuils, Christian Bobin dit par l’auteur RTS, « Initiales » 28 février 2016.
Et puis ce n’était pas Dieu. Juste un rouge-gorge, une poignée de feuilles rouges ou un visage.
À chaque rêve ou à chaque pas dans la nature, il le provoquait en duel dans des proses incendiaires, des aveux d’amour brûlants comme l’enfer.
Cet homme était le contraire d’un poète chrétien, c’était une torche vivante. Un incendiaire. On aurait pu le confondre avec le diable. Je l’entends me murmurer à l’oreille que j’exagère.
Christian est le mystique de la joie dont notre époque avait et a toujours besoin pour se relever. Il nous ouvre au saccage de croire en nous, en l’autre.
Je l’ai vu mettre le feu à des mares, aux feuillages de la Grande vie et même aux vitraux et à toutes les pierres de la cathédrale de Conques.
Tant de beauté et d’amour contenu dans un seul regard, devaient un jour ou l’autre le submerger, l’anéantir ou le renverser dans sa bonté.
C’était un risque, non ? Dites-moi que je me trompe. Plus on brille, plus on attire les ombres ?
Les mystiques oublient, abandonnent, cloitrent leur corps dans la haute tour de leur amour. Ils ne se forcent à rien. Ils ne forcent rien, jamais. Ça se fait tout seul presque à leur insu.
Leur corps en s’irradiant, s’allège jusqu’à son plus haut point d’abandon à la vivacité de l’instant présent.
Bobin ne marchait plus, il jaillissait au-dessus de l’époque.
Bobin ne pleurait plus, il devenait la rosée d’une phrase sur notre bouche.
Bobin ne souffrait plus, il scintillait. Son rire était la grotte de Platon.
Cet incendaire a réinventé l’amour comme les enfants dessinent des soleils, des monstres, des araignées ou des grenouilles, avec la même jubilation, le même naturel, la même obstination sérieuse, tout entier dans leurs méfaits. Et du coup aussitôt innocentés.
Bobin avait une façon de se tenir debout, poitrine en avant, comme offert aux javelots de la lumière, de la douleur des autres et de l’instant présent.
La tension de ses mots mettait de l’électricité joyeuse dans l’air comme lorsque les cheveux se dressent sur le peigne ou le papier restant collé à la paume de la main.
Il savait cueillir toute fragilité en coquelicot entre ses doigts d’ogre, et les rendre à la chaleur du soleil, ressuscitée dans la tendresse de leur blessure.
Depuis la haute tour de sa sensibilité, ni donjon ni château, mais plutôt arche d’une église romane claire, brûlée par la blancheur de son calcaire, regard tendu comme la corde d’un arc qui sait atteindre le centre de la cible sans même tirer une flèche, par les ogives de ses pupilles et de sa peau, lui parvenait la seule lumière qui lui donnait faim et soif, et le désir de vivre :
la lumière de l’altérité. Même éteinte. Sur laquelle il savait souffler doucement pour la raviver. Et transmettre du désir.
Le désir transparent d’éclosion et de migration.
Le doux désir de vivre.
Le désir d’être au monde, vivant, éphémère et éternel.
Mais voilà. Toute conquête a un prix.
À force de douceur, à force de douleurs transformées en lumière, les mystiques se font transpercer d’éclairs qu’ils ne ressentent plus.
Un jour ou l’autre, l’océan des ténèbres traversé pour gagner la longue berge d’écrire, rugit, impose de se faire entendre à nouveau.
Des ombres en profitent lâchement pour rompre les digues, tous les barrages et reprendre la main sur la chair, envahissant nerfs, sang et muscles d’une armée de vautours, de charognards et de crabes dévoreurs de pureté.
Il s’agit de mettre à genoux l’horizon, de lui faire une couronne d’épines avec toutes les phrases volées au soleil du silence.
En rassemblant ses dernières forces, Christian Bobin a compris et décidé qu’il écrirait sa dernière lettre.
Non pour mettre un point final. Mais pour ouvrir une dernière fois les poings, finalement.
Qu’en disant adieu il rejoignait celui qu’il avait toujours été. Et que ce serait une autre lettre de retrouvailles.
Après les lettres pourpres, les lettres d’or, l’homme de neige nous écrit aujourd’hui une lettre de neige, comme un soleil lancé en pleine figure.
Nous n’aurons pas froid. Au contraire. Nous bleuirons, plongés dans les courants des eaux profondes, réchauffés par le centre de la terre où brûlent notre mémoire et notre gravité.
Nous serons à peine orphelins d’un être qui nous a traversés et qu’en essayant de serrer dans nos bras, nous avons éparpillé dans la lumière de l’air.
Nous serons à peine orphelins mais voyez-vous de la même famille, j’en suis certain, celle qu’il a créée dans la sublime insouciance de se donner jusqu’au tréfonds lumineux de soi.
De temps en temps, je prends encore les mains de Christian entre les miennes. Et je les serre fort, très fort. Faites comme moi. Ne vous demandez pas qui réchauffe l’autre.
Dans la petite éternité du livre, le temps n’existe pas. Personne n’a tort, personne n’a raison. Il s’agit juste d’être là.
27 / 01 / 2023
Dominique Sampiero
Image de Une © DENIS MEYER / HANS LUCAS.
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