Elle est terrible la prétention du voyageur et n’a d’égale bien souvent que celle du photographe. Revendication emphatique du vol – le voleur est un marginal dans l’acception. Voleur d’instants pour le premier ; voleur d’images pour le second. Le voyageur, c’est celui qui souhaite sortir du cadre et se tient volontairement hors-champ la tête haute pour être remarqué tout en passant inaperçu. Voyage, du latin viaticum : voie. Le voyageur se réclame de ceux qui cherchent la voie. Le chemin. Pour Nicolas Bouvier, « Le voyageur est une source continuelle de perplexités. Sa place est partout et nulle part. Il vit d’instants volés, de reflets, de menus présents, d’aubaines et de miettes… » Mythologie du conquérant ; du découvreur ; mystique de l’errance et du « sortir de soi », de la métamorphose et de la mue. Le voyageur de retour au bercail cédera aux joies de l’onanisme. On s’ausculte. On prend son pouls de profil. On éprouve le bénéfice et la plus-value spirituelle dont le parcours accompli nous aura pourvus. Le voyageur dressera une échelle de mesure d’ordre qualitatif pour caractériser ce qui distingue le bon voyage du mauvais. Sa pratique de la route, son tempérament nomade lui ont permis d’affuter sa technique du dépaysement. Il se décrétera volontiers anthropologue. Anthropologue de cœur. C’est le fameux « Je ne sais pas voyager » doublé du « Ce voyage n’est pas une étude et ne peut le devenir ni s’approfondir » d’Henry Michaux. Une incapacité, un handicap, un manque de savoir, une ignorance qui augmenterait miraculeusement l’appréhension sensible et contrebalancerait l’analyse érudite froide. L’apprentissage par la plante des pieds en opposition à l’étude studieuse en bibliothèque. Le voyageur le plus fin tentera d’allier le deux. Baroudeur et rat de bibliothèque tout à la fois. Il tentera de s’adonner en dilettante à cette révolution et ce décentrement du regard qu’entraîne nécessairement la démarche anthropologique. Là encore, anthropologue autodidacte, le voyageur part nonchalamment – pour ne pas dire les mains dans les poches — à la découverte de l’altérité. Bourré de certitude, il méditera et s’enivrera de ce sentiment de dépossession de soi qu’engendre toujours la « dégéographisation », sorte de succédané syncrétique du « Je suis mille possibles en moi, mais je ne puis me résigner à n’en vouloir qu’un seul » comme l’écrit Roger Bastide dans son Anatomie d’André Gide.
Un « Je hais les voyages et les explorateurs » aurait ceci d’absurde aujourd’hui qu’il reviendrait à proclamer « Je hais le monde entier ». C’est une exclamation prophétique d’avant le tourisme de masse ; où le départ et le voyage étaient l’apanage d’une minorité, où le syndrome et l’angoisse du sentier battu n’avaient pas encore de fondement. Soubresaut chaotique et métamorphose. « Monde » inversé, renversé comme un accord à cinq sons ou comme un agrégat sonore ; retourné comme la tête d’un poulpe qu’on aurait décalotté. Au sein de toutes castes on établit des hiérarchies. Voyageur aisé ou démuni ; grégaire ou solitaire ; qui réside ou se contente de passer. Le passage ou ce rite à caractère initiatique qui permet de quérir les vertus relatives au nomadisme. Dans l’esprit du voyageur, le sédentaire est un moribond (exception faite au moribond sédentaire que l’on visite, l’altérité lui conférant par « essence » un particularisme) et le touriste un vague cousin qu’on a corrompu. Le voyageur est ce regardant qui se met en quête de ce que l’autre – l’autochtone, ce regardeur – se refuse à lui dévoiler, de ce qu’il lui camouffle. Regardant ; regardeur ; ici le touriste fait figure d’intrus pour l’un et de bénédiction pour l’autre. Vases communicants à fonds percés. Si tout m’est destiné sur le chemin, alors à quoi bon m’en aller ailleurs ?
De l’appréhension de « l’ailleurs » et de la quête de « l’authentique ». Donc.
Le voyageur cherche à se distinguer du touriste. Il ne s’agira pas ici pour lui de se divertir mais de voir, de découvrir, de regarder (de re- et garder « veiller, prendre garde à ») ; d’être le « spectateur » (du latin spectaculum : dépit) de ce qui ne lui est pas directement destiné. Désillusion du regardant face à la chose regardée ; ou tentative de redéfinition de soi (regardant) dans l’image que l’autochtone (ce regardeur) lui renvoie de lui-même. Jeu de miroir. Contrainte de lumière. Quand « l’authentique » n’est pas directement appréhendable on s’essaiera au vol à la tire. Comme on va au spectacle (au dépit ?) bien décidé à en avoir pour son argent. Voyageur pickpocket qui se targue d’avoir tenté l’expérience de ce qui se dérobe, qui prend d’autorité ce qu’on ne lui donne pas, se gargarise de scènes de rue ; de théâtre de marché ; de comédie populaire à la terrasse d’un café dont il aura longtemps jaugé la façade de loin, évalué le degré d’authenticité intrinsèque. Ne se trouve-t-il pas ici à l’endroit et non plus à l’envers du décor ? Cette intersection à bannir (ce point brouillé, cette confusion dans l’ordonnancement des abscisses et des ordonnées) ou le regardant est susceptible d’être attendu par le regardeur ?
C’est que dans la mystique du voyageur il y a un au-delà de l’image, un au-delà de ce qui se présente. Il existe un monde en dehors de l’image, et dans l’idée qu’il se fait de lui-même — à l’inverse du touriste — il possède ce sens inné du « sentir ». Capacité de mastiquer et d’ingérer à l’odorat ou à l’ouïe. Pourvu d’antennes mais sans outils, il cherche sous l’emprise d’une maniaquerie coquette à distinguer en bricolant tant bien que mal ce qui est « vrai » de ce qui est « faux ».
C’est l’hiver. On se retrouve en Chine seul et sans le sou ; après quatorze heures de voyage en train sur des banquettes inconfortables on se délasse emmitouflé dans sa doudoune et grelotant sur le rempart de Xi’an — du coté de la porte Sud — en grignotant des xiaochi (petites bouchées) refroidies. On contemple ému la tour de la Cloche et la tour du Tambour. On se demande si le bonheur ne consiste pas à s’apercevoir que tout est un grand rêve étrange. A droite on aperçoit le quartier Hui (ethnie musulmane chinoise) et l’on distingue le minaret de la mosquée dont la pointe perce le smog comme une javeline. Exotisme du musulman bridé qui porte le tarbouche. Le muezzin balbutie l’appel à la prière en un arabe tonal. On a perdu son plan et ses adresses en transcription pinyin. Langage des signes. Où dormir ? Où manger ? Un voyage réussi c’est toujours un voyage à budget modeste dans la mystique de la route. « Rester debout au coin de la rue sans attendre personne, c’est cela la puissance » d’après Gregory Corso. Mystique teintée d’expiation et d’humilité chrétienne. Il faut souffrir et se démunir sur le chemin. Demain, les jambes lourdes et les doigts gourds on ira se promener dans la forêt de stèles pour rendre hommage à Segalen. Malheureux. On essaiera de contourner la madrague d’un troupeau de visiteurs et de son cicérone à drapeau. On ne songera qu’en dernier recours au Tao :
Sans franchir sa porte connaître le monde entier !
Sans regarder par la fenêtre voir le Tao céleste !
Plus on va loin moins on connaît.
C’est pourquoi le saint connait sans bouger,
Identifie sans voir, accomplit sans faire.