Ma fréquentation de l’univers littéraire est en quelque sorte le déclencheur de cette interrogation. Depuis ma jeunesse, par le biais de lectures puis de rencontres, j’ai côtoyé de nombreux ouvrages de prose et de poésie et recherché le contact d’auteurs et d’autrices.
Ainsi, depuis que j’écris de la musique, j’ai composé une dizaine d’œuvres vocales, des mélodies solistes jusqu’à des pièces pour chœur, le plus souvent d’après des poèmes.
Je dois signaler ma double formation, littéraire et musicale, comme origine possible de cet intérêt. Pourtant, je précise que c’est une carrière de compositeur que je mène actuellement, parallèlement à celle de directeur de conservatoire. D’un point de vue esthétique, ma production musicale s’inscrit dans la lignée des musiques écrites, à qui l’on donne l’étiquette de « contemporaine ».
Plutôt qu’un exposé théorique sur les relations entre texte et musique, j’ai choisi de commenter des exemples concrets tirés de mes compositions, afin de faire sentir ce qui est en jeu dans ce processus de création musicale associant les deux. Mais je propose d’abord de présenter leurs caractères communs, sur lesquels je m’appuie pour composer.
Le premier caractère commun concerne le déroulement temporel, dans lequel tous les deux s’inscrivent : l’énonciation musicale prend en charge, lors de son défilement, l’énoncé du texte, en en suivant l’ordre général, même si cela s’opère avec des répétitions, des transformations de la durée initiale (étirement, diminution), des fragmentations… Les événements musicaux s’insèrent dans une trame rythmique fondée sur la succession chronologique des éléments du texte initial, avec un habillage spécifique.
Ensuite, la voix chantée reprend le « matériel acoustique » des mots, pour en transformer les paramètres plus spécifiquement musicaux de hauteur et de timbre. Là-encore, malgré les métamorphoses sonores qui peuvent brouiller la compréhension immédiate des paroles, le discours avec ses caractères sonores reste la base du traitement musical.
Enfin la mise en musique s’appuie toujours sur les significations du texte, même en cas de mise à distance (valorisation, ironie…). Pourtant, il faut bien comprendre que c’est à ce niveau que s’articule leur différence fondamentale. La musique, comme les autres arts, ne se situe pas à un niveau informatif, démonstratif ou rationnel, mais renvoie à un ressenti émotionnel, elle traduit et véhicule des sensations et des sentiments. Evelyne Andréani emploie à ce propos la tournure « effet de sens » dans « Réseaux de sens entre texte et musique ou polyphonie des codes » (Les polyphonies du texte, Éditions Al Dante, pp. 9–20). Tous deux concourent en effet à toucher l’auditeur, mais par des moyens différents.
S’appuyant sur ces caractères communs, la première étape de mon travail de composition consiste en une analyse préalable du texte de départ pour élaborer un matériau musical en partie dérivé, puis pour le mettre en forme.
Le premier exemple, montrant un traitement rythmique, est tiré du poème « Echec » de Marie Denizot (www.maried.sitew.fr), extrait de son recueil Au bout de la nuit / le jour/ nécessairement (Editions Delatour France, 2016), plus précisément du vers 7 :
Sans vouloir te commander, sans vouloir te demander, […]
L’accentuation ordinaire de ce membre de phrase induit un débit binaire régulier que l’on peut figurer ainsi en mettant en gras les syllabes accentuées et en découpant la phrase par groupe de deux syllabes : sans vou-/ loir te / comman- /der. Le traitement rythmique choisi va transformer cette impression de régularité de façon à donner la figure suivante : « sansvouloir te /comman-/ der », qui se note en écriture musicale avec quatre doubles croches suivies de deux croches et d’une noire.
Ce changement a consisté à réduire le nombre des accents, en doublant la vitesse des quatre premières syllabes (« sansvouloir te »). Ainsi ce groupe de quatre syllabes occupera la même durée que le deuxième groupe à deux syllabes (« comman-), avec l’utilisation d’une figure rythmique en double croche au lieu de croche). Par voie de conséquence, il a également fait rentrer le vers dans une mesure à trois temps. Ainsi non seulement les valeurs rapides du départ dynamisent le vers, mais la nouvelle organisation lui donne surtout une impulsion de giration, de tournoiement (la mesure choisie à ¾ est caractéristique des formes dansées comme la valse).
Après ce premier exemple, il est temps de s’interroger : pourquoi écrire de la musique « sur » un texte ? En y recourant, le compositeur obéit souvent à une logique d’emprunt d’une thématique, voire d’une cause (c’est le propre de la musique « engagée ») ou d’un canevas sur lequel s’appuyer, comme dans le cas de l’opéra. Au point qu’on devrait dire non pas écrire « sur » des textes, mais « d’après » des textes. Pourtant, le compositeur peut être motivé par l’envie de collaborer plus étroitement avec un autre créateur, aller au-devant d’autres formes d’expressions, essayer de partager une méthode commune face à des disciplines et à des matériaux différents.
Et en pareil cas, le choix de l’œuvre acquiert de l’importance, avec une attention accrue portée sur les aspects formels de ce texte. Le deuxième exemple va précisément montrer comment mon étude acoustique de ce poème a déterminé en partie mon élaboration du matériau musical jusqu’à en influencer la forme.
Il s’agit de la mise en musique très récente (printemps 2020) du poème « Vanité des vanités » d’Isabelle Poncet-Rimaud (www.isabelleponcet-rimaud.com) tiré de son recueil Entre les Cils (Jacques André éditeur, Lyon, 2018), dont voici le début :
Vanité des vanités !
La terre patiente
La terre attend.
Mais l’homme (…)
Le premier mot « vanité », qui introduit de suite le lecteur dans la thématique de la fatuité de l’homme (en opposition avec la nature) comporte la succession des trois voyelles « a » / « i » / « é », qui figurent parmi les plus utilisées du texte (« a » avec 12 occurrences, « i » avec 8 occurrences et « é » avec 6 occurrences).
Sans entrer dans la complexité des mécanismes en jeu, dans la prononciation des voyelles, des mouvements se produisent dans l’appareil phonatoire du locuteur et du chanteur selon les trois axes d’un « triangle vocalique » sur lesquelles se rangent les différentes voyelles. (Pour tous les éléments techniques de la phonétique, je renvoie à l’ouvrage classique Eléments de linguistique générale, André Martinet, Armand Colin 1980).
Cela m’a suggéré par mimétisme un mouvement mélodique ascendant du « a » au « i » puis descendant au « é » dans le pentatonique de sol mineur. Chanter une telle courbe devient aisé pour la chanteuse, parce que correspondant en partie à une réalité physiologique. L’intérêt qui en découle est de permettre à la chanteuse d’accorder plus d’importance à l’expression et à l’interprétation.
Concernant l’étude des consonnes, il est facile de remarquer qu’aux vers 2 et 3 s’y concentre l’occlusive sourde « t », dans le mot « terre », répété, mais aussi dans les verbes « patiente » et « attend ». Elle était, du reste, déjà présente dans le premier mot étudié. Et s’y retrouvent aussi la voyelle « a » répétée et sa nasalisation « en ». Pour le « traduire » en musique, j’ai choisi un registre plutôt grave, avec un débit entrecoupé de silence, saccadé, pour faire ressentir une impression d’attente, comme le montre l’extrait correspondant de la partition.
Extrait (mesures 9 — 24) de Vanité des vanités de Damien Charron sur un poème d’Isabelle Poncet-Rimaud.
Cette recherche de détail peut aussi influencer la forme générale. L’étude de la répartition des voyelles a montré que les trois voyelles déjà relevées (« a » « i » « é ») apparaissaient surtout au début puis à la fin du poème. Ainsi cette succession (qu’on peut représenter par le schéma a‑b-a) m’a poussé à adopter une forme générale en arche (a‑b-c-b‑a) appliquée à l’œuvre, car correspondant dans les grandes lignes à la trajectoire du poème.
Mon troisième exemple est tiré d’une composition encore en chantier à partir du texte en prose Damnatio memoriae de Marilyne Bertoncini (http://minotaura.unblog.fr/). A l’analyse ressortent trois thématiques structurantes : l’effacement, la mémoire et la transformation de la « trace » mémorielle en « signe » à interpréter.
La première, l’effacement, surgit dès l’ouverture du texte sous une forme anaphorique : « tout s’efface, tout s’absente ». Pour figurer cette thématique, j’ai écrit une ritournelle constituée de trois notes conjointes descendantes, sur un rythme ternaire, et présentée trois fois dans des formes différentes. Ce motif est écrit dans une échelle particulièrement expressive (le deuxième des modes « à transposition limitée », alternant des tons et des demi-tons) et commence par la note ré, note polaire de la pièce, tel que cela apparait sur l’extrait de la partition.
Extrait (mesures 1 à 4) de Damnatio memoriae de Damien Charron sur un poème de Marilyne Bertoncini.
Sur cette thématique principale est greffé un motif secondaire dérivé, la disparition. Il est incarné par une descente rapide de l’aigu au grave : lors de sa première apparition, il prend la forme d’un trait mélodique rapide qui descend par degrés conjoints, puis se transforme en arpège brisé de septième diminuée. La parenté avec le motif principal est évidente : ligne mélodique descendante, mais au lieu d’être limité à un seul registre, le trait se déploie de l’aigu jusqu’au grave, et dans une vitesse vertigineuse.
Le thème de la mémoire, lui, est construit sur une mélodie célèbre de carillon anglais, transformée harmoniquement par la superposition des tonalités de Do majeur, Mi bémol Majeur et La Majeur. Ainsi métamorphosé, ce thème évoque chez l’auditeur un air connu, mais difficile à identifier. En mimant en quelque sorte le processus de la réminiscence.
Enfin, le motif musical correspondant à la transformation de la « trace » mémorielle en « signe » à interpréter est rendu par un son tenu (appelé pédale) hésitant entre les notes sol et sol#, en cultivant l’ambiguïté harmonique entre un quatrième degré du ton de ré (sol) ou un cinquième degré abaissé (sol#) faisant office de sensible.
L’illustration sonore proposée (encore au stade de maquette de l’œuvre, en cours d’écriture) permet d’écouter l’enchainement de ces différents motifs lors de la première minute de l’œuvre.
Damnatio memoriae, extrait d’un travail en cours, Texte de Marilyne Bertoncini, adaptation musicale Damien Charron.
Ces quelques exemples avaient pour ambition de faire sentir les mécanismes de la création musicale à partir de textes : valorisation d’une matière sonore initiale, accomplissement subjectif du traitement temporel, incarnation émotionnelle de l’horizon sémantique. Ma démarche de compositeur part d’un choix fondé sur l’intuition, mais privilégie dans la majorité des cas, des textes d’auteurs ou d’autrices vivants. Le processus de la création se nourrit alors d’allers et retours constants, qui construisent sur la durée des complicités artistiques souvent fécondes. Cette forme de compagnonnage avec les auteurs et les autrices me plait. Est-il plus beau remerciement que de leur témoigner chez eux l’attrait que leur art exerce sur moi ?
Image de une : Page de la partition du Prélude et fugue en si mineur pour orgue de Jean-Sébastien Bach, Encyclopédie Larousse en ligne.
- Écrire de la musique « sur » des textes ? - 5 janvier 2021