Le « com­mu­nal­isme » mauricien, cloi­son­nement entre com­mu­nautés eth­niques en com­péti­tion, est sou­vent décrié pour ses  effets cli­vants et stéril­isants, y com­pris sur la lit­téra­ture, éclatée en « autant de ter­ri­toires de pou­voirs en partage » (Magde­laine, 2004 : 142). Mais con­tre toute attente, le com­mu­nal­isme ne serait-il pas aus­si un mode de pen­sée spé­ci­fique­ment mauricien, pro­duc­teur de formes de créa­tiv­ité per­me­t­tant la négo­ci­a­tion entre ces ter­ri­toires en partage ?

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La lit­téra­ture joue un rôle essen­tiel dans la con­struc­tion nationale des pays qui ont con­nu les sit­u­a­tions  vio­lem­ment iné­gal­i­taires de coloni­sa­tion. Franz Fanon a mon­tré ce rôle cru­cial d’une lit­téra­ture nationale qui per­met au décolonisé de restruc­tur­er ses per­cep­tions, ouvrant ain­si la pos­si­bil­ité de don­ner « forme et con­tours » à une con­science nationale (Fanon, 2002 : 228). Ceci est à rap­porter au fait que les réc­its ou nar­rat­ifs (de l’anglais, « nar­ra­tives ») sont plus que des représen­ta­tions, ils con­stituent des modes de con­struc­tion de la réal­ité sociale (Bruner, 1991 : 5).

A Mau­rice, le mod­èle nation­al prô­nant l’« unité dans la diver­sité » a érigé une représen­ta­tion idéal­isée de la nation indépen­dante com­posée de dif­férents groupes eth­niques. Selon ce mod­èle nation­al qui se présente comme « mul­ti­cul­turel », l’Etat-nation mauricien se donne comme pro­jet la con­struc­tion d’un vivre-ensem­ble qui serait « cohab­i­ta­tion des cul­tures divers­es présentes sur le ter­ri­toire et importées par les nom­breuses migra­tions de l’histoire » (Jean-François, 2014 : 8). Cette approche est célébrée dis­cur­sive­ment et offi­cielle­ment, à tra­vers des slo­gans tels que l’« unité dans la diver­sité » ou la « nation arc-en-ciel » et par l’encouragement aux spec­ta­cles « socio-cul­turels ». Chaque com­mu­nauté se voit ain­si octroy­er la pos­si­bil­ité d’exprimer et de célébr­er son eth­nic­ité dans l’espace pub­lic (Boswell, 2005 : 19–27), ce qui encour­age la per­cep­tion selon laque­lle chaque groupe doit pos­séder une iden­tité dis­tinc­tive et une ances­tral­ité définie pour dis­pos­er d’une place légitime dans la nation. Voilà la facette offi­cielle et engageante de ce fameux « com­mu­nal­isme » mauricien.

Or, les nar­ra­tives offi­ciels ont un poids beau­coup plus impor­tant dans les représen­ta­tions que toute autre forme de nar­rat­ifs (Ochs & Capps, 1996 : 32). Les nar­ra­tives offi­ciels sont de nature hégé­monique, c’est-à-dire qu’ils ont voca­tion à valid­er une hiérar­chie sociale et à con­solid­er le con­trôle social. Dans cet ordre des choses, nous sommes en présence d’un mod­èle nation­al mauricien qui entend para­doxale­ment garan­tir les con­di­tions d’un vivre-ensem­ble tout en définis­sant celles-ci par la val­ori­sa­tion des iden­tités eth­niques mono­lithiques et en encour­ageant le compartimentage.

Cette inter­pré­ta­tion offi­cielle enferme les représen­ta­tions dans un para­doxe, dans la mesure où elle se pro­pose de gér­er l’unité nationale par la préser­va­tion du cloi­son­nement eth­nique tout en deman­dant aux Mauriciens de se représen­ter leur iden­tité comme homogène (Boswell, 2005 : 19–27). Elle main­tient ain­si les Mauriciens dans l’impression schiz­o­phrène qu’ils ne peu­vent exis­ter ensem­ble que dans des mon­des séparés.

Un mod­èle nation­al source de dis­jonc­tion dans les représentations

Le nar­ra­tive du mod­èle nation­al présen­tant le mul­ti­cul­turel comme source à la fois de diver­sité et d’intégration est non seule­ment para­dox­al, de plus il est en décalage avec les réal­ités sociales : « Île par­a­disi­aque et accueil­lante aux touristes, nation arc-en-ciel, pays cos­mopo­lite où des cul­tures divers­es se côtoient et se respectent, république pluri­cul­turelle et mul­ti­con­fes­sion­nelle où règne l’harmonie : voici en effet l’image de mar­que, même si la réal­ité sociale au quo­ti­di­en ne s’y con­forme pas » (Lion­net, 2012 : 17). Or, lorsque le nar­ratif offi­ciel entre en con­tra­dic­tion avec les réal­ités sociales, dans la mesure où il est hégé­monique il pren­dra le dessus sur ces dernières, sans les élim­in­er toute­fois, au point d’être source de « dis­jonc­tions » dans les représen­ta­tions (Ochs & Capps, 1996 : 33). C’est bien le cas du mod­èle nation­al mauricien, qui empris­onne les représen­ta­tions sociales dans une « toile de clichés défor­mants » (Lion­net, 2012 : 103). La mosaïque maurici­enne est présen­tée comme un mod­èle de tolérance alors même qu’elle se veut « her­mé­tique­ment enclose en ses divers par­tic­u­lar­ismes » (Magde­laine, 2004 : 142).

Se pose alors la ques­tion du statut de la lit­téra­ture dans sa fonc­tion de con­struc­tion d’une con­science nationale. Aux dis­cours offi­ciels de nature hégé­monique, la lit­téra­ture tendrait générale­ment à oppos­er des nar­rat­ifs alter­nat­ifs (Ochs & Capps, 1996 : 33). Cette con­fronta­tion entre la ver­sion offi­cielle et les réc­its lit­téraires se jouerait sur le mode de ce qu’Eli­nor Ochs et Lisa Capps ont appelé des « asymétries nar­ra­tives » : les nar­rat­ifs lit­téraires alter­nat­ifs s’attacheront à ren­dre appar­ente la dis­jonc­tion pro­duite par le nar­ratif offi­ciel (Ochs & Capps, 1996 : 32, 37).

Cette mise en vis­i­bil­ité de la dis­jonc­tion inhérente au mod­èle offi­ciel est ce qui per­met d’entretenir une créa­tiv­ité autour des représen­ta­tions de la nation, dans la mesure où, pour repren­dre les mots de Fanon, elle per­met de struc­tur­er les per­cep­tions pour don­ner forme et con­tours à une con­science nationale. Toute­fois, la ques­tion se pose de l’efficacité de ces « nar­rat­ifs de la dis­jonc­tion » lorsqu’ils ont recours aux images de la nation mul­ti­cul­turelle telles que la mosaïque, l’arc-en-ciel, et autres « tropes de la com­plex­ité dans la diver­sité » qui, comme aver­tit Arjun Appadu­rai, n’of­friraient pas les ressources imag­i­na­tives néces­saires à l’en­tre­prise de con­struc­tion de la nation (Appadu­rai, 2005 : 251).

En sit­u­a­tion maurici­enne, l’asymétrie nar­ra­tive entre les nar­rat­ifs offi­ciels et les nar­rat­ifs lit­téraires alter­nat­ifs se joue sur le mode de l’opposition entre « utopie glo­ri­fiée » et « dystopie dia­bolisée » (Lion­net, 2012 : 103). Les nar­rat­ifs lit­téraires s’attachent à dénon­cer la vio­lence sociale dont est por­teur un mod­èle nation­al qui entre­tient insi­dieuse­ment le cloi­son­nement ethnique.

Dénon­cer la vio­lence du mod­èle multiculturel

A la ver­sion offi­cielle du mod­èle nation­al, à voca­tion large­ment touris­tique, d’un « éden social » s’oppose la vision cat­a­strophiste d’un pays con­stam­ment au bord de l’explosion (Richon, 2013 : 8–10). Cette thèse d’une explo­sion sociale tou­jours immi­nente s’appuie sur les exem­ples des deux épisodes d’émeutes inter-eth­niques sur­venus en 1968 et en 1999. Elle pointe du doigt comme respon­s­able d’un con­sen­sus social frag­ile voire fic­tif, la jux­ta­po­si­tion de com­mu­nautés étanch­es les unes aux autres, sit­u­a­tion généra­trice de vio­lence larvée en rai­son des straté­gies d’évitement et d’exclusion récipro­ques qui prévalent.

En écho, les nar­rat­ifs de la lit­téra­ture maurici­enne fran­coph­o­ne décrivent un réel insu­laire où l’enfermement sur la com­mu­nauté eth­nique est présen­té comme source majeure de vio­lence. Dif­férents auteurs s’attachent à dénon­cer des logiques de con­fronta­tion des iden­tités eth­niques qui créent une haine de l’altérité. La descrip­tion de la face con­flictuelle de ce vivre-ensem­ble, loin de la ver­sion offi­cielle empreinte d’irénisme, est au cœur du roman de Carl de Souza, Les Jours Kaya (L’Olivier, 2000) dont la trame se déroule pen­dant les émeutes de 1999 et exprime l’impuissance d’une com­mu­nauté dis­crim­inée, qui trou­ve dans la vio­lence un exu­toire et une manière de se faire enten­dre, d’exister.

Cette démarche lit­téraire donne lieu à une poé­tique de la vio­lence, axée sur « l’élaboration d’un équiv­a­lent poé­tique à ces formes de réel destruc­teur » par des tech­niques d’écriture qui libèrent « la lit­térar­ité de la face laide » (Jean-François, 2010 : 518) et dont l’écriture d’Ananda Devi est par­ti­c­ulière­ment emblé­ma­tique. Cette forme d’écriture serait ain­si créa­trice de nou­velles formes lit­téraires, basées sur la « jux­ta­po­si­tion cathar­tique [] d’une réal­ité hor­ri­ble et d’une écri­t­ure sub­lime » (Jean-François, 2010 : 518).

La dis­jonc­tion inhérente au mod­èle nation­al est ain­si traduite styl­is­tique­ment  par cette  asymétrie nar­ra­tive entre le style sub­li­mant de l’écriture et la descrip­tion noire des réal­ités sociales.

En s’attachant à « lever le voile sur les hypocrisies et les vio­lences du mod­èle mul­ti­cul­turel nation­al » (Jean-François, 2014 : 14), ces réc­its alter­nat­ifs de dénon­ci­a­tion de la vio­lence ten­tent de con­sci­en­tis­er la société maurici­enne, pour « qu’elle se donne les moyens de se recon­stru­ire au lieu de détourn­er le regard » (Jean-François & Kee Mew, 2010 : 77). Valérie Magde­laine voit dans cette lit­téra­ture maurici­enne de la vio­lence la « mise en marche d’une décon­struc­tion [des] cloi­son­nements iden­ti­taires » (Magde­laine, 2004 : 149). Pour Françoise Lion­net, cette démarche donne déjà lieu à la pro­duc­tion de « con­tre-représen­ta­tions », préal­able indis­pens­able à toute démarche de libéra­tion, à l’émergence d’un dis­cours anti-hégémonique.

L’alternative inter­cul­turelle problématique

L’opposition entre « utopie glo­ri­fiée » et « dystopie dia­bolisée » se joue aus­si par la mise en scène de sce­narii inter­cul­turels, qui vien­nent remet­tre en ques­tion les cloi­son­nements et rela­tion­nels manichéens imposés par le mod­èle mul­ti­cul­turel dominant.

Le recours à l’interculturel sert ain­si à dénon­cer les méfaits d’un mod­èle nation­al qui « cherche à pre­scrire » la nature des rela­tions sociales en stig­ma­ti­sant l’expression des iden­tités « de l’entre-deux » (Jean-François, 2014 : 12, 20). Ces textes lèvent le voile sur les tabous et les inter­dits qui pèsent sur les rela­tions inter­com­mu­nau­taires. Pour ce faire ils met­tent en scène des rela­tions amoureuses intereth­niques, donc taboues et réprimées, comme dans Pagli (Gal­li­mard, 2001) d’Ananda Devi. Ce roman décrit l’enfermement par la com­mu­nauté oppres­sive d’une femme hin­doue mal mar­iée et son amour inter­dit  – donc for­cé­ment trans­gres­sif et trag­ique, « pagli » sig­nifi­ant « folle » en hin­di – pour un pêcheur créole, amour qui la con­duira à la libéra­tion dans la mort. Ou bien encore les textes auront recours à la descrip­tion des proces­sus de mar­gin­al­i­sa­tion et d’aliénation de per­son­nages en sit­u­a­tion de métis­sage, comme dans Le Sang de l’Anglais (Hati­er, 1993) de Carl de Souza. Ain­si la pos­ture inter­cul­turelle prend en charge la dis­jonc­tion inhérente au mod­èle dom­i­nant par la descrip­tion crue de ses effets trag­iques sur la vie des per­son­nages qui vivent des sit­u­a­tions d’« entre-deux ».

La trans­gres­sion tran­scul­turelle et le ques­tion­nement des clivages

Une troisième pos­ture alter­na­tive de décon­struc­tion du mod­èle mul­ti­cul­turel dom­i­nant a recours au tran­scul­turel comme mode de trans­gres­sion. Le tran­scul­turel peut se définir comme un mode d’existence qui tran­scende les fron­tières cul­turelles en prenant en compte les mul­ti­ples iden­tités de chaque indi­vidu (Epstein, 1999 : 79–90). Il s’exerce ici par le recours au croise­ment des cli­vages, socio-économique et eth­ni­co-religieux, qui sont super­posés voire con­fon­dus dans les représen­ta­tions héritées de la strat­i­fi­ca­tion esclavagiste (du Code Noir) qui con­sid­èrent les groupes comme des « eth­no-class­es » (Issur, 2012 : 98).

En quête d’une autre façon de décrire les réal­ités sociales, d’une « autre vérité » (Lion­net, 2012 : 103), ces auteurs cherchent à décrire la com­plex­ité de l’a­gence­ment des cli­vages soci­aux dans une société post­colo­niale héri­tière de l’esclavage et de l’engagisme où l’appartenance eth­nique est encore sou­vent perçue comme une iden­tité unique. Dans ces textes d’auteurs con­tem­po­rains, l’identification eth­nique est dis­so­ciée de ces autres iden­tités, dans une démarche de décon­struc­tion des sché­mas linéaires qui « enfer­ment l’imaginaire col­lec­tif dans des représen­ta­tions essen­tial­istes et sta­tiques de l’ethnicité » (Jean-François, 2013 : 5). La décon­struc­tion des représen­ta­tions figées des eth­no-class­es s’effectue ain­si par la mise en scène d’identités « déviantes et défi­antes » (Jean-François, 2014 : 19). Ain­si, la rela­tion homo­sex­uelle des deux héroïnes du Sari Vert d’Ananda Devi se situe « non pas dans l’espace de l’interculturel, mais dans celui de leur trans­gres­sion sex­uelle tri­om­phante » (Jean-François, 2014 : 29).

Autre « pein­ture dystopique » de la société maurici­enne, le dernier roman d’Amal Sew­to­hul, Made in Mau­ri­tius (Gal­li­mard, 2012) « lamine et déstruc­ture les stéréo­types liés à l’identité cul­turelle et nationale » (Petkov, 2014 : 2, 10). Ce réc­it mon­tre qu’en réal­ité, les cli­vages socio-économiques jouent un rôle plus impor­tant que les iden­tités eth­niques et sont « la véri­ta­ble matrice qui régit la société » (Petkov, 2014 : 6). A la con­cep­tion maurici­enne essen­tial­iste d’identités fix­es et mono­lithiques, Amal Sew­to­hul oppose des iden­tités flu­ides et négo­cia­bles, une eth­nic­ité voyageuse qui dans son nomadisme s’adjoint à l’art, au sur­na­turel, au mys­tique, à l’humour, pour pro­duire « une écri­t­ure du trans-quelque-chose qui est celle d’une nou­velle trans-gres­sion » (Jean-François, 2013 : 6).

Un nœud gor­di­en à (ne pas) trancher

Toute­fois, si comme l’observe Sri­la­ta Ravi, « les œuvres maurici­ennes con­tem­po­raines sub­ver­tis­sent le nar­ratif nation­al­iste de l’ethnicité dis­tinc­tive » (Ravi, 2010 : 29–30) elles n’en four­nissent pas réelle­ment une alter­na­tive. Valérie Magde­laine observe que ces ten­ta­tives de décon­struc­tion, même si elles sont por­teuses de nou­velles formes esthé­tiques, trou­vent leur lim­ite dans le fait qu’elles ne vien­nent pas remet­tre en ques­tion les fonde­ments poli­tiques de la sit­u­a­tion dénon­cée, et présen­tent même une inca­pac­ité à cor­réler ces prob­lèmes soci­aux avec le poli­tique. En se bor­nant à dénon­cer les vio­lences sociales liées à la cohab­i­ta­tion des cul­tures, la lit­téra­ture maurici­enne s’est con­tentée de rester une « pein­ture-miroir » de la société (Jean-François & Kee Mew, 2010 : 59) fonc­tion­nant sur le mode tau­tologique. « Face à des dif­fi­cultés sociales qu’il n’arrive pas tou­jours à exprimer, car elles pour­raient remet­tre pro­fondé­ment en cause les struc­tures d’un Etat jeune, le dis­cours mauricien tend fréquem­ment à jus­ti­fi­er la réal­ité insu­laire par l’expression tau­tologique de ses par­tic­u­lar­ismes » (Magde­laine, 2004 : 150).

La lit­téra­ture fic­tion­nelle sem­ble ain­si être la réponse apportée par la plu­part des auteurs mauriciens au prob­lème du téle­sco­page des incom­men­su­rables entre réel social et mod­èle nation­al irénique. Face à l’hétérogénéité, dif­fi­cile à prob­lé­ma­tis­er et pro­duisant de ce fait un effet de déréal­i­sa­tion, c’est alors dans la dis­tance prise par rap­port au réel que s’effectue la libéra­tion ou du moins l’évasion du texte et de son auteur. Cette « éva­sion fic­tion­nelle » con­duit ain­si à la pro­duc­tion d’une poé­tique « déréal­isante », où « la poé­tique l’emport[e] sur le poli­tique, l’illusion lit­téraire sur le réel » (Magde­laine, 2004 : 149, 162).

Si la prob­lé­ma­ti­sa­tion du rap­port au poli­tique n’est pas effec­tuée, le scé­nario décrit par Franz Fanon d’une per­pé­tu­a­tion de la vio­lence colo­niale se véri­fie : « le colonisé est inef­fi­cace parce que pré­cisé­ment l’analyse de la sit­u­a­tion colo­niale n’est pas menée avec vigueur », con­statait l’auteur des Damnés de la terre (Fanon, 2002 : 226). L’avertissement d’Arjun Appadu­rai, selon lequel les images de la nation-diver­sité telles que la mosaïque ou l’arc-en-ciel n’offrent pas les ressources néces­saires à la con­struc­tion de l’identité nationale, se véri­fie dans le cas mauricien. La dis­jonc­tion entre le nar­ratif du mod­èle nation­al irénique et les réal­ités sociales com­mandées par le com­mu­nal­isme entre­tient les représen­ta­tions maurici­ennes dans la logique d’« incom­men­su­ra­bil­ité » que décrit Christophe Han­na dans Les dis­posi­tifs poé­tiques, à savoir la frag­men­ta­tion des représen­ta­tions d’un même réel.

Selon Christophe Han­na, sont incom­men­su­rables des valeurs ou des visions dont les con­di­tions de sig­ni­fi­ca­tion demeurent incom­pat­i­bles, revê­tant des pré­sup­posés dif­férents selon les cul­tures en présence (Han­na, 2010 : 169). L’expérience de l’incommensurabilité en sit­u­a­tion maurici­enne se vit dans les sit­u­a­tions de la vie quo­ti­di­enne à la faveur de téle­sco­pages cir­con­stan­ciels des valeurs rel­e­vant de cor­pus eth­ni­co-religieux dif­férents. C’est le principe de la jux­ta­po­si­tion des modes de pen­sée et des représen­ta­tions qui reste privilégié.

Pen­dant longtemps donc, les œuvres lit­téraires maurici­ennes n’ont pas réus­si, ou n’ont pas osé, tranch­er ce nœud gor­di­en du mod­èle nation­al mul­ti­cul­turel, évi­tant de remet­tre en ques­tion les racines poli­tiques de la vio­lence. On peut de ce fait douter de l’efficacité de la lit­téra­ture à résoudre les dis­jonc­tions du mod­èle nation­al, voire se dire que la poé­tique fic­tion­nelle ne fait que ren­forcer l’incommensurabilité des représen­ta­tions, les enfer­mant dans une dimen­sion stérilisante.

Or, le mod­èle nation­al de l’« unité dans la diver­sité » a d’abord une voca­tion poli­tique : en sou­tenant l’idée d’une con­struc­tion nationale en per­pétuel devenir, et en remet­tant sans cesse à un avenir ultérieur la réal­i­sa­tion de l’unité, le mod­èle nation­al valide et légitime la per­pé­tu­a­tion d’un sys­tème poli­tique fondé sur l’ethno-politique, c’est-à-dire fondé sur l’élection d’élites poli­tiques cen­sées représen­ter les groupes eth­niques. Dans cette logique, les dis­cours des élites poli­tiques doivent sus­citer le renou­velle­ment per­ma­nent des divi­sions eth­niques pour étay­er leur légitimité.

Toute­fois, deux auteurs majeurs, Lind­sey Collen et Amal Sew­to­hul, ouvrent une brèche dans la façade irénique du mod­èle nation­al mul­ti­cul­turel, en met­tant à jour les mécan­ismes poli­tiques de sa per­pé­tu­a­tion. Dans son roman The Malar­ia Man and her neigh­bours (Edi­tions LPT, 2010), l’auteure anglo­phone Lind­sey Collen met en lumière le tabou des racines poli­tiques de la vio­lence eth­nique. Elle y fait « l’anatomie d’une rébel­lion », dénonçant les effets de la vio­lence éta­tique sur la société, la per­ver­sion de l’Etat polici­er. L’auteur démonte les mécan­ismes de cette per­ver­sion pro­duc­trice de la vio­lence sociale qui  a con­duit aux émeutes ethniques.

Dans Made in Mau­ri­tius, Amal Sew­to­hul s’attaque aux mécan­ismes de pro­duc­tion poli­tique des iden­tités eth­niques. Il ne se con­tente pas de dénon­cer un « sur­re­spect » des iden­tités eth­ni­co-religieuses, savam­ment entretenues par les politi­ciens pour mobilis­er les votes. Il parvient à reli­er cette surenchère iden­ti­taire aux ambiguïtés du mod­èle nation­al mul­ti­cul­turel et du dis­cours autour de la nation maurici­enne qui pèsent comme autant de « secrets ter­ri­bles qui nous dépassent per­pétuelle­ment ». Le mul­ti­cul­tur­al­isme mauricien est « ridi­culisé allé­gorique­ment » dans ce roman (Petkov, 2014 : 10). L’œuvre d’art réal­isée par le héros du roman, bap­tisée « Made in Mau­ri­tius », nom du roman éponyme, com­posée d’un entasse­ment d’objets hétéro­clites, vient sym­bol­is­er le car­ac­tère fab­riqué et hétérogène de la nation maurici­enne (Petkov, 2014 : 9).

Préserv­er les incommensurables

Le décol­lage d’une cul­ture nationale, aver­tis­sait Fanon, n’est réal­is­able qu’à la con­di­tion de son « inscrip­tion dans la con­science du peu­ple » (Fanon, 2002 : 234). Mais ce qui s’inscrit dans la con­science pop­u­laire maurici­enne, c’est un ensem­ble frag­men­té de référents et de valeurs.

Même si les élé­ments de savoirs et de valeurs qui com­posent la cul­ture nationale maurici­enne relèvent du « bric-à-brac » pour repren­dre le terme d’Amal Sew­to­hul, ils ne sont pas her­mé­tique­ment séparés. Christophe Han­nah rap­pelle que les lan­gages, valeurs et visions, même incom­men­su­rables restent liés par leurs con­textes respec­tifs de sig­ni­fi­ca­tion, dont les liaisons et ten­sions récipro­ques con­stituent un « savoir latent » disponible et ré actu­al­is­able en per­ma­nence (Han­na, 2010 : 169). Leur con­texte de sig­ni­fi­ca­tion, c’est en effet la cul­ture nationale, qui n’est jamais un ensem­ble homogène mais qui est con­sti­tuée, comme le pré­cise Frantz Fanon, de la somme des ten­sions internes et externes à la société et aux dif­férentes couch­es de cette société (Fanon, 2002 : 232).

C’est pré­cisé­ment ce con­texte cul­turel com­mun qui per­met l’intertextualité entre les dif­férents réc­its nar­rat­ifs en dépit de leur incom­men­su­ra­bil­ité. Chaque cul­ture pos­sède en effet ses pro­pres proces­sus de négo­ci­a­tion des sig­ni­fi­ca­tions, qui déter­mineront les inter­pré­ta­tions que s’en font les par­tic­i­pants immergés dans ce con­texte cul­turel (Bruner, 1991 : 17, 18). La dépen­dance des réc­its nar­rat­ifs envers leur con­texte cul­turel nation­al com­mun  rend pos­si­ble la négo­ci­a­tion entre les divers­es sig­ni­fi­ca­tions qu’ils véhicu­lent (Bruner, 1991 : 18).

Le savoir latent con­sti­tué par les liaisons et ten­sions récipro­ques qui s’exercent entre les dif­férents cor­pus de sig­ni­fi­ca­tions et aus­si entre leurs con­textes respec­tifs peut se réac­tu­alis­er en per­ma­nence et en con­texte grâce au principe du « plus petit dénom­i­na­teur com­mun ». En ver­tu de ce « plus petit dénom­i­na­teur com­mun » (Erik­sen 1998 : 18) qui régit les inter­ac­tions, les inter­locu­teurs d’une sit­u­a­tion don­née chercheront à met­tre en avant les sim­i­lar­ités qui les unis­sent, en tant que plates-formes des dis­cours et des inter­ac­tions. Ce « plus petit dénom­i­na­teur com­mun » est éminem­ment con­textuel et adap­tatif, il pour­ra donc être vari­able pour un même indi­vidu d’une sit­u­a­tion à l’autre, et donc don­ner lieu à des posi­tion­nements dif­férents selon le con­texte et les inter­locu­teurs aux­quels il est con­fron­té. Ces ententes seront con­textuelles et circonstanciées.

Il serait donc vain et stérile de chercher à repér­er l’existence d’« une pen­sée typ­ique­ment maurici­enne » selon la for­mule de Ramharai (Ramharai, 1995 : 124). Tout se passe au con­traire comme si la propo­si­tion d’un cor­pus unifié risquait de venir figer les représen­ta­tions et par là-même, blo­quer le flux des représen­ta­tions. Les logiques com­mu­nal­istes qui sont à l’œuvre sur le plan eth­ni­co-poli­tique et se réper­cu­tent dans les sché­mas lit­téraires sont ain­si dom­inées par la « super­struc­ture » d’un mode de pen­sée qui fonc­tionne sur du frag­men­taire, du jux­ta­pos­able autorisant la négo­ci­a­tion et la com­bi­nai­son à l’infini des représen­ta­tions même hétéro­clites. Même si elles peu­vent avoir un effet stéril­isant sur les pro­duc­tions lit­téraires, pris­on­nières du tro­pisme de l’ethnicité, elles sont en réal­ité la garantie de la per­pé­tu­a­tion de ces possibles.

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Catherine Boudet

Jour­nal­iste, chercheur en Sci­ence poli­tique et poète, Cather­ine Boudet est née à l’île de La Réu­nion et réside à l’île Mau­rice depuis une dizaine d’années, où elle est con­nue pour ses analy­ses de l’actualité poli­tique et son engage­ment en faveur des droits humains et civiques. Elle a con­sacré toute sa car­rière à la recherche en Sci­ence poli­tique sur la démoc­ra­tie maurici­enne. Grand Prix de poésie Joseph Del­teil 2012 pour Les laves bleues [Cal­ligra­phie des silences] et Prix Fetkann de poésie 2013 pour Bour­bon Holo­gramme, elle est l’auteur d’une dizaine de recueils poé­tiques et fig­ure dans plusieurs antholo­gies de l’océan Indi­en et d’Afrique. A tra­vers ses écrits jour­nal­is­tiques, poli­tiques et lit­téraires, Cather­ine Boudet s’attache à pro­mou­voir des « archi­tec­tures men­tales alter­na­tives ». Il s’agit là non seule­ment de pro­pos­er un con­tre­poids aux dis­cours dom­i­nants ou une décon­struc­tion de ces derniers, mais aus­si de pro­duire de nou­veaux modes d’approche du monde insu­laire et de favoris­er l’émergence d’une pen­sée endogène. De ce fait, l’écriture de Cather­ine Boudet entend se démar­quer des thèmes désor­mais clichés du métis­sage, de la créolité et de l’interculturel, pour aller vers de nou­velles descrip­tions poé­tiques du vivre-ensem­ble insu­laire, notam­ment celle de l’incommensurabilité des expéri­ences en con­texte multiculturel.