Ecrire en situation mauricienne (3) : Déjouer l’interculturel stérilisant
Le « communalisme » mauricien, cloisonnement entre communautés ethniques en compétition, est souvent décrié pour ses effets clivants et stérilisants, y compris sur la littérature, éclatée en « autant de territoires de pouvoirs en partage » (Magdelaine, 2004 : 142). Mais contre toute attente, le communalisme ne serait-il pas aussi un mode de pensée spécifiquement mauricien, producteur de formes de créativité permettant la négociation entre ces territoires en partage ?
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La littérature joue un rôle essentiel dans la construction nationale des pays qui ont connu les situations violemment inégalitaires de colonisation. Franz Fanon a montré ce rôle crucial d’une littérature nationale qui permet au décolonisé de restructurer ses perceptions, ouvrant ainsi la possibilité de donner « forme et contours » à une conscience nationale (Fanon, 2002 : 228). Ceci est à rapporter au fait que les récits ou narratifs (de l’anglais, « narratives ») sont plus que des représentations, ils constituent des modes de construction de la réalité sociale (Bruner, 1991 : 5).
A Maurice, le modèle national prônant l’« unité dans la diversité » a érigé une représentation idéalisée de la nation indépendante composée de différents groupes ethniques. Selon ce modèle national qui se présente comme « multiculturel », l’Etat-nation mauricien se donne comme projet la construction d’un vivre-ensemble qui serait « cohabitation des cultures diverses présentes sur le territoire et importées par les nombreuses migrations de l’histoire » (Jean-François, 2014 : 8). Cette approche est célébrée discursivement et officiellement, à travers des slogans tels que l’« unité dans la diversité » ou la « nation arc-en-ciel » et par l’encouragement aux spectacles « socio-culturels ». Chaque communauté se voit ainsi octroyer la possibilité d’exprimer et de célébrer son ethnicité dans l’espace public (Boswell, 2005 : 19-27), ce qui encourage la perception selon laquelle chaque groupe doit posséder une identité distinctive et une ancestralité définie pour disposer d’une place légitime dans la nation. Voilà la facette officielle et engageante de ce fameux « communalisme » mauricien.
Or, les narratives officiels ont un poids beaucoup plus important dans les représentations que toute autre forme de narratifs (Ochs & Capps, 1996 : 32). Les narratives officiels sont de nature hégémonique, c’est-à-dire qu’ils ont vocation à valider une hiérarchie sociale et à consolider le contrôle social. Dans cet ordre des choses, nous sommes en présence d’un modèle national mauricien qui entend paradoxalement garantir les conditions d’un vivre-ensemble tout en définissant celles-ci par la valorisation des identités ethniques monolithiques et en encourageant le compartimentage.
Cette interprétation officielle enferme les représentations dans un paradoxe, dans la mesure où elle se propose de gérer l’unité nationale par la préservation du cloisonnement ethnique tout en demandant aux Mauriciens de se représenter leur identité comme homogène (Boswell, 2005 : 19-27). Elle maintient ainsi les Mauriciens dans l’impression schizophrène qu’ils ne peuvent exister ensemble que dans des mondes séparés.
Un modèle national source de disjonction dans les représentations
Le narrative du modèle national présentant le multiculturel comme source à la fois de diversité et d’intégration est non seulement paradoxal, de plus il est en décalage avec les réalités sociales : « Île paradisiaque et accueillante aux touristes, "nation arc-en-ciel", pays cosmopolite où des cultures diverses se côtoient et se respectent, république pluriculturelle et multiconfessionnelle où règne l’harmonie : voici en effet l’image de marque, même si la réalité sociale au quotidien ne s’y conforme pas » (Lionnet, 2012 : 17). Or, lorsque le narratif officiel entre en contradiction avec les réalités sociales, dans la mesure où il est hégémonique il prendra le dessus sur ces dernières, sans les éliminer toutefois, au point d’être source de « disjonctions » dans les représentations (Ochs & Capps, 1996 : 33). C’est bien le cas du modèle national mauricien, qui emprisonne les représentations sociales dans une « toile de clichés déformants » (Lionnet, 2012 : 103). La mosaïque mauricienne est présentée comme un modèle de tolérance alors même qu’elle se veut « hermétiquement enclose en ses divers particularismes » (Magdelaine, 2004 : 142).
Se pose alors la question du statut de la littérature dans sa fonction de construction d’une conscience nationale. Aux discours officiels de nature hégémonique, la littérature tendrait généralement à opposer des narratifs alternatifs (Ochs & Capps, 1996 : 33). Cette confrontation entre la version officielle et les récits littéraires se jouerait sur le mode de ce qu'Elinor Ochs et Lisa Capps ont appelé des « asymétries narratives » : les narratifs littéraires alternatifs s’attacheront à rendre apparente la disjonction produite par le narratif officiel (Ochs & Capps, 1996 : 32, 37).
Cette mise en visibilité de la disjonction inhérente au modèle officiel est ce qui permet d’entretenir une créativité autour des représentations de la nation, dans la mesure où, pour reprendre les mots de Fanon, elle permet de structurer les perceptions pour donner forme et contours à une conscience nationale. Toutefois, la question se pose de l’efficacité de ces « narratifs de la disjonction » lorsqu’ils ont recours aux images de la nation multiculturelle telles que la mosaïque, l'arc-en-ciel, et autres « tropes de la complexité dans la diversité » qui, comme avertit Arjun Appadurai, n'offriraient pas les ressources imaginatives nécessaires à l'entreprise de construction de la nation (Appadurai, 2005 : 251).
En situation mauricienne, l’asymétrie narrative entre les narratifs officiels et les narratifs littéraires alternatifs se joue sur le mode de l’opposition entre « utopie glorifiée » et « dystopie diabolisée » (Lionnet, 2012 : 103). Les narratifs littéraires s’attachent à dénoncer la violence sociale dont est porteur un modèle national qui entretient insidieusement le cloisonnement ethnique.
Dénoncer la violence du modèle multiculturel
A la version officielle du modèle national, à vocation largement touristique, d’un « éden social » s’oppose la vision catastrophiste d’un pays constamment au bord de l’explosion (Richon, 2013 : 8-10). Cette thèse d’une explosion sociale toujours imminente s’appuie sur les exemples des deux épisodes d’émeutes inter-ethniques survenus en 1968 et en 1999. Elle pointe du doigt comme responsable d’un consensus social fragile voire fictif, la juxtaposition de communautés étanches les unes aux autres, situation génératrice de violence larvée en raison des stratégies d’évitement et d’exclusion réciproques qui prévalent.
En écho, les narratifs de la littérature mauricienne francophone décrivent un réel insulaire où l’enfermement sur la communauté ethnique est présenté comme source majeure de violence. Différents auteurs s’attachent à dénoncer des logiques de confrontation des identités ethniques qui créent une haine de l’altérité. La description de la face conflictuelle de ce vivre-ensemble, loin de la version officielle empreinte d’irénisme, est au cœur du roman de Carl de Souza, Les Jours Kaya (L’Olivier, 2000) dont la trame se déroule pendant les émeutes de 1999 et exprime l’impuissance d’une communauté discriminée, qui trouve dans la violence un exutoire et une manière de se faire entendre, d’exister.
Cette démarche littéraire donne lieu à une poétique de la violence, axée sur « l’élaboration d’un équivalent poétique à ces formes de réel destructeur » par des techniques d’écriture qui libèrent « la littérarité de la face laide » (Jean-François, 2010 : 518) et dont l’écriture d’Ananda Devi est particulièrement emblématique. Cette forme d’écriture serait ainsi créatrice de nouvelles formes littéraires, basées sur la « juxtaposition cathartique […] d’une réalité horrible et d’une écriture sublime » (Jean-François, 2010 : 518).
La disjonction inhérente au modèle national est ainsi traduite stylistiquement par cette asymétrie narrative entre le style sublimant de l’écriture et la description noire des réalités sociales.
En s’attachant à « lever le voile sur les hypocrisies et les violences du modèle multiculturel national » (Jean-François, 2014 : 14), ces récits alternatifs de dénonciation de la violence tentent de conscientiser la société mauricienne, pour « qu’elle se donne les moyens de se reconstruire au lieu de détourner le regard » (Jean-François & Kee Mew, 2010 : 77). Valérie Magdelaine voit dans cette littérature mauricienne de la violence la « mise en marche d’une déconstruction [des] cloisonnements identitaires » (Magdelaine, 2004 : 149). Pour Françoise Lionnet, cette démarche donne déjà lieu à la production de « contre-représentations », préalable indispensable à toute démarche de libération, à l’émergence d’un discours anti-hégémonique.
L’alternative interculturelle problématique
L’opposition entre « utopie glorifiée » et « dystopie diabolisée » se joue aussi par la mise en scène de scenarii interculturels, qui viennent remettre en question les cloisonnements et relationnels manichéens imposés par le modèle multiculturel dominant.
Le recours à l’interculturel sert ainsi à dénoncer les méfaits d'un modèle national qui « cherche à prescrire » la nature des relations sociales en stigmatisant l’expression des identités « de l’entre-deux » (Jean-François, 2014 : 12, 20). Ces textes lèvent le voile sur les tabous et les interdits qui pèsent sur les relations intercommunautaires. Pour ce faire ils mettent en scène des relations amoureuses interethniques, donc taboues et réprimées, comme dans Pagli (Gallimard, 2001) d’Ananda Devi. Ce roman décrit l’enfermement par la communauté oppressive d’une femme hindoue mal mariée et son amour interdit – donc forcément transgressif et tragique, « pagli » signifiant « folle » en hindi – pour un pêcheur créole, amour qui la conduira à la libération dans la mort. Ou bien encore les textes auront recours à la description des processus de marginalisation et d’aliénation de personnages en situation de métissage, comme dans Le Sang de l’Anglais (Hatier, 1993) de Carl de Souza. Ainsi la posture interculturelle prend en charge la disjonction inhérente au modèle dominant par la description crue de ses effets tragiques sur la vie des personnages qui vivent des situations d’« entre-deux ».
La transgression transculturelle et le questionnement des clivages
Une troisième posture alternative de déconstruction du modèle multiculturel dominant a recours au transculturel comme mode de transgression. Le transculturel peut se définir comme un mode d’existence qui transcende les frontières culturelles en prenant en compte les multiples identités de chaque individu (Epstein, 1999 : 79-90). Il s’exerce ici par le recours au croisement des clivages, socio-économique et ethnico-religieux, qui sont superposés voire confondus dans les représentations héritées de la stratification esclavagiste (du Code Noir) qui considèrent les groupes comme des « ethno-classes » (Issur, 2012 : 98).
En quête d'une autre façon de décrire les réalités sociales, d'une « autre vérité » (Lionnet, 2012 : 103), ces auteurs cherchent à décrire la complexité de l'agencement des clivages sociaux dans une société postcoloniale héritière de l’esclavage et de l’engagisme où l’appartenance ethnique est encore souvent perçue comme une identité unique. Dans ces textes d’auteurs contemporains, l’identification ethnique est dissociée de ces autres identités, dans une démarche de déconstruction des schémas linéaires qui « enferment l’imaginaire collectif dans des représentations essentialistes et statiques de l’ethnicité » (Jean-François, 2013 : 5). La déconstruction des représentations figées des ethno-classes s’effectue ainsi par la mise en scène d’identités « déviantes et défiantes » (Jean-François, 2014 : 19). Ainsi, la relation homosexuelle des deux héroïnes du Sari Vert d’Ananda Devi se situe « non pas dans l’espace de l’interculturel, mais dans celui de leur transgression sexuelle triomphante » (Jean-François, 2014 : 29).
Autre « peinture dystopique » de la société mauricienne, le dernier roman d’Amal Sewtohul, Made in Mauritius (Gallimard, 2012) « lamine et déstructure les stéréotypes liés à l’identité culturelle et nationale » (Petkov, 2014 : 2, 10). Ce récit montre qu’en réalité, les clivages socio-économiques jouent un rôle plus important que les identités ethniques et sont « la véritable matrice qui régit la société » (Petkov, 2014 : 6). A la conception mauricienne essentialiste d’identités fixes et monolithiques, Amal Sewtohul oppose des identités fluides et négociables, une ethnicité voyageuse qui dans son nomadisme s’adjoint à l’art, au surnaturel, au mystique, à l’humour, pour produire « une écriture du trans-quelque-chose qui est celle d’une nouvelle trans-gression » (Jean-François, 2013 : 6).
Un nœud gordien à (ne pas) trancher
Toutefois, si comme l’observe Srilata Ravi, « les œuvres mauriciennes contemporaines subvertissent le narratif nationaliste de l’ethnicité distinctive » (Ravi, 2010 : 29-30) elles n’en fournissent pas réellement une alternative. Valérie Magdelaine observe que ces tentatives de déconstruction, même si elles sont porteuses de nouvelles formes esthétiques, trouvent leur limite dans le fait qu’elles ne viennent pas remettre en question les fondements politiques de la situation dénoncée, et présentent même une incapacité à corréler ces problèmes sociaux avec le politique. En se bornant à dénoncer les violences sociales liées à la cohabitation des cultures, la littérature mauricienne s’est contentée de rester une « peinture-miroir » de la société (Jean-François & Kee Mew, 2010 : 59) fonctionnant sur le mode tautologique. « Face à des difficultés sociales qu’il n’arrive pas toujours à exprimer, car elles pourraient remettre profondément en cause les structures d’un Etat jeune, le discours mauricien tend fréquemment à justifier la réalité insulaire par l’expression tautologique de ses particularismes » (Magdelaine, 2004 : 150).
La littérature fictionnelle semble ainsi être la réponse apportée par la plupart des auteurs mauriciens au problème du télescopage des incommensurables entre réel social et modèle national irénique. Face à l’hétérogénéité, difficile à problématiser et produisant de ce fait un effet de déréalisation, c’est alors dans la distance prise par rapport au réel que s’effectue la libération ou du moins l’évasion du texte et de son auteur. Cette « évasion fictionnelle » conduit ainsi à la production d’une poétique « déréalisante », où « la poétique l’emport[e] sur le politique, l’illusion littéraire sur le réel » (Magdelaine, 2004 : 149, 162).
Si la problématisation du rapport au politique n’est pas effectuée, le scénario décrit par Franz Fanon d’une perpétuation de la violence coloniale se vérifie : « le colonisé est inefficace parce que précisément l’analyse de la situation coloniale n’est pas menée avec vigueur », constatait l’auteur des Damnés de la terre (Fanon, 2002 : 226). L’avertissement d’Arjun Appadurai, selon lequel les images de la nation-diversité telles que la mosaïque ou l’arc-en-ciel n’offrent pas les ressources nécessaires à la construction de l’identité nationale, se vérifie dans le cas mauricien. La disjonction entre le narratif du modèle national irénique et les réalités sociales commandées par le communalisme entretient les représentations mauriciennes dans la logique d’« incommensurabilité » que décrit Christophe Hanna dans Les dispositifs poétiques, à savoir la fragmentation des représentations d’un même réel.
Selon Christophe Hanna, sont incommensurables des valeurs ou des visions dont les conditions de signification demeurent incompatibles, revêtant des présupposés différents selon les cultures en présence (Hanna, 2010 : 169). L’expérience de l’incommensurabilité en situation mauricienne se vit dans les situations de la vie quotidienne à la faveur de télescopages circonstanciels des valeurs relevant de corpus ethnico-religieux différents. C’est le principe de la juxtaposition des modes de pensée et des représentations qui reste privilégié.
Pendant longtemps donc, les œuvres littéraires mauriciennes n’ont pas réussi, ou n’ont pas osé, trancher ce nœud gordien du modèle national multiculturel, évitant de remettre en question les racines politiques de la violence. On peut de ce fait douter de l’efficacité de la littérature à résoudre les disjonctions du modèle national, voire se dire que la poétique fictionnelle ne fait que renforcer l’incommensurabilité des représentations, les enfermant dans une dimension stérilisante.
Or, le modèle national de l’« unité dans la diversité » a d’abord une vocation politique : en soutenant l’idée d’une construction nationale en perpétuel devenir, et en remettant sans cesse à un avenir ultérieur la réalisation de l’unité, le modèle national valide et légitime la perpétuation d’un système politique fondé sur l’ethno-politique, c’est-à-dire fondé sur l’élection d’élites politiques censées représenter les groupes ethniques. Dans cette logique, les discours des élites politiques doivent susciter le renouvellement permanent des divisions ethniques pour étayer leur légitimité.
Toutefois, deux auteurs majeurs, Lindsey Collen et Amal Sewtohul, ouvrent une brèche dans la façade irénique du modèle national multiculturel, en mettant à jour les mécanismes politiques de sa perpétuation. Dans son roman The Malaria Man and her neighbours (Editions LPT, 2010), l’auteure anglophone Lindsey Collen met en lumière le tabou des racines politiques de la violence ethnique. Elle y fait « l’anatomie d’une rébellion », dénonçant les effets de la violence étatique sur la société, la perversion de l’Etat policier. L’auteur démonte les mécanismes de cette perversion productrice de la violence sociale qui a conduit aux émeutes ethniques.
Dans Made in Mauritius, Amal Sewtohul s’attaque aux mécanismes de production politique des identités ethniques. Il ne se contente pas de dénoncer un « surrespect » des identités ethnico-religieuses, savamment entretenues par les politiciens pour mobiliser les votes. Il parvient à relier cette surenchère identitaire aux ambiguïtés du modèle national multiculturel et du discours autour de la nation mauricienne qui pèsent comme autant de « secrets terribles qui nous dépassent perpétuellement ». Le multiculturalisme mauricien est « ridiculisé allégoriquement » dans ce roman (Petkov, 2014 : 10). L’œuvre d’art réalisée par le héros du roman, baptisée « Made in Mauritius », nom du roman éponyme, composée d’un entassement d’objets hétéroclites, vient symboliser le caractère fabriqué et hétérogène de la nation mauricienne (Petkov, 2014 : 9).
Préserver les incommensurables
Le décollage d’une culture nationale, avertissait Fanon, n’est réalisable qu’à la condition de son « inscription dans la conscience du peuple » (Fanon, 2002 : 234). Mais ce qui s’inscrit dans la conscience populaire mauricienne, c’est un ensemble fragmenté de référents et de valeurs.
Même si les éléments de savoirs et de valeurs qui composent la culture nationale mauricienne relèvent du « bric-à-brac » pour reprendre le terme d’Amal Sewtohul, ils ne sont pas hermétiquement séparés. Christophe Hannah rappelle que les langages, valeurs et visions, même incommensurables restent liés par leurs contextes respectifs de signification, dont les liaisons et tensions réciproques constituent un « savoir latent » disponible et ré actualisable en permanence (Hanna, 2010 : 169). Leur contexte de signification, c’est en effet la culture nationale, qui n’est jamais un ensemble homogène mais qui est constituée, comme le précise Frantz Fanon, de la somme des tensions internes et externes à la société et aux différentes couches de cette société (Fanon, 2002 : 232).
C’est précisément ce contexte culturel commun qui permet l’intertextualité entre les différents récits narratifs en dépit de leur incommensurabilité. Chaque culture possède en effet ses propres processus de négociation des significations, qui détermineront les interprétations que s’en font les participants immergés dans ce contexte culturel (Bruner, 1991 : 17, 18). La dépendance des récits narratifs envers leur contexte culturel national commun rend possible la négociation entre les diverses significations qu’ils véhiculent (Bruner, 1991 : 18).
Le savoir latent constitué par les liaisons et tensions réciproques qui s’exercent entre les différents corpus de significations et aussi entre leurs contextes respectifs peut se réactualiser en permanence et en contexte grâce au principe du « plus petit dénominateur commun ». En vertu de ce « plus petit dénominateur commun » (Eriksen 1998 : 18) qui régit les interactions, les interlocuteurs d’une situation donnée chercheront à mettre en avant les similarités qui les unissent, en tant que plates-formes des discours et des interactions. Ce « plus petit dénominateur commun » est éminemment contextuel et adaptatif, il pourra donc être variable pour un même individu d’une situation à l’autre, et donc donner lieu à des positionnements différents selon le contexte et les interlocuteurs auxquels il est confronté. Ces ententes seront contextuelles et circonstanciées.
Il serait donc vain et stérile de chercher à repérer l’existence d’« une pensée typiquement mauricienne » selon la formule de Ramharai (Ramharai, 1995 : 124). Tout se passe au contraire comme si la proposition d’un corpus unifié risquait de venir figer les représentations et par là-même, bloquer le flux des représentations. Les logiques communalistes qui sont à l’œuvre sur le plan ethnico-politique et se répercutent dans les schémas littéraires sont ainsi dominées par la « superstructure » d’un mode de pensée qui fonctionne sur du fragmentaire, du juxtaposable autorisant la négociation et la combinaison à l’infini des représentations même hétéroclites. Même si elles peuvent avoir un effet stérilisant sur les productions littéraires, prisonnières du tropisme de l’ethnicité, elles sont en réalité la garantie de la perpétuation de ces possibles.
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