Être auteur à l’île Maurice, c’est écrire sur l’envers de la carte postale d’une île que l’on s’efforce encore de nommer « Paradis ». C’est tenter d’exercer l’art libératoire qu’est la poésie dans « cette ligue de nations où la guerre des préjugés est endémique et atroce, surtout pour ce qui est du préjugé de couleur » comme le disait déjà Malcolm de Chazal dans Petrusmok en 1951.
Mais de Chazal écrivait en situation coloniale, tandis que l’île Maurice moderne, après 45 ans d’indépendance, revendique une construction nationale bâtie sur le slogan de l’« unité dans la diversité », autour d’un idéal interculturel. Mais comme le souligne Françoise Lionnet, « île paradisiaque et accueillante aux touristes, “nation arc-en-ciel”, pays cosmopolite où des cultures diverses se côtoient et se respectent, république pluriculturelle et multiconfessionnelle où règne l’harmonie : voici en effet l’image de marque, même si la réalité sociale au quotidien ne s’y conforme pas »[i].
Malgré l’interculturalité valorisée par le modèle national, une grande majorité d’auteurs mauriciens dénoncent dans leurs écrits les effets pervers de cette cohabitation des cultures, pourtant officiellement présentée comme réussie. Les œuvres de figures contemporaines de la littérature mauricienne comme Ananda Devi, Natacha Appanah, Carl de Souza sont traversées, voire saturées de la tension insupportable que représenterait la cohabitation avec « l’autre »[ii].
Pas si sûr, pourtant, que le préjugé de couleur soit le réel problème de l’île Maurice contemporaine, du point de vue de l’écriture en tout cas. Il serait même plutôt l’arbre qui cache la forêt.
La violence sociale est certes liée, en partie du moins, au poids des normes ethniques prégnantes au sein de chaque groupe et qui enferment l’individu dans le carcan de la communauté. Elle s’exprime en particulier dans les interdits sur le mariage interethnique, décrits notamment dans Pagli d’Ananda Devi ou Blue Bay Palace de Natacha Appanah, où « l’identification à sa communauté (…) est représentée comme une des sources majeures de la violence »[iii]. En dehors des épisodes de violence interethnique telle que décrits dans Les jours Kaya, de Carl de Souza, en référence aux émeutes de 1999, la caractéristique de cette violence socio-ethnique est d’être silencieuse et intériorisée.
Joseph Tsang Mang Kin, écrivain et ancien ministre de la Culture, souligne le paradoxe d’une situation mauricienne où le souci poussé à l’extrême de ne pas froisser l’autre donne lieu à un politiquement – voire à un religieusement – correct : « Chaque communauté connaît la place qui lui revient et les limites à ne pas franchir (…) Nous savons comment nous comporter et éviter d’offenser nos compatriotes et les respecter quelques soient leurs croyances et non croyances. »
Ce politiquement/religieusement correct renferme un énorme potentiel de violence, qui se développe de manière insidieuse. « Depuis quelques décennies, nous avons découvert une nouvelle forme de violence. Elle n’est pas physique. Elle est invisible, et pourtant bien réelle. Elle humilie. Elle vous prive de votre dignité (…) Bien sûr, elle ne verse pas de sang. Mais elle est là : invisible, vicieuse, insatiable ». Mais ce que ne dit pas Joseph Tsang Mang Kin, c’est que cette violence silencieuse résulte non pas des tensions intergroupes, mais plutôt d’un verrouillage des opinions, verrouillage exercé par le politique et relayé par les associations dites « socio-culturelles », qui contrôlent et entendent faire respecter un ordre moral, garant d’une domination politico-ethnique. Ces socio-culturels, baptisés Voice of Hindu, Kranti ou autre Sanatan Dharma Temples Federation, pour ne citer que les plus médiatiques, se sont auto-proclamés arbitres du respect d’un ordre ethnique cloisonné, reposant sur une relative cohésion des communautés comme ressource de pouvoir pour les hommes politiques, dans un système électoral fondé sur la représentativité ethnique[iv].
Ce rôle de chiens de garde s’exerce en particulier par une vigilance quant au respect des valeurs ethnico-religieuses. Profitant de l’immunité tacite que leur accordent les gouvernements successifs, ces associations socio-culturelles ont même fini par s’attribuer un rôle de gardiens du law and order[v]. C’est ainsi que la censure du roman de Lindsey Collen, The Rape of Sita, lors de sa parution en 1995, sous la pression de socio-culturels hindous, pour motifs « religieux », a fait date comme un exemple de cette violence du « religieusement correct ». Plus récemment, on pourra citer l’autocensure exercée par l’équipe éditoriale de la revue de poésie Point Barre sur la publication de certains poèmes dans son numéro 5 dédié au thème du sacré, en octobre 2008, dans la crainte de s’attirer les foudres de ces mêmes socio-culturels.
Du coup, cette facette perverse de la tolérance, qui consiste à adopter une attitude conciliante pour ne pas être soupçonné d’exercer de préjugé (de couleur ou autre), engendre une culture de la peur qui n’est pas sans incidence sur l’écriture littéraire. L’auteur mauricien, sachant qu’il existe deux pommes de discorde, la religion et la politique, choisira, comme le souligne Joseph Tsang Mang Kin, d’éviter soigneusement ces sujets pour rester en bons termes avec tout le monde.
On voit ainsi se développer dans les ouvrages de fiction ou de poésie mauricienne, note Valérie Magdelaine, une poétique « déréalisante », une fuite vers la fiction et dans laquelle « la poétique l’emport[e] sur le politique » [vi]. Dans des œuvres qui s’attachent surtout à la « mise en marche d’une déconstruction des décloisonnements identitaires », l’écriture constitue un mode d’évasion individuel pour leurs auteurs. Valérie Magdelaine montre les limites de telles tentatives déconstructionnistes : « Face à des difficultés sociales qu’il n’arrive pas toujours à exprimer, car elles pourraient remettre profondément en cause les structures d’un Etat jeune, le discours mauricien tend fréquemment à justifier la réalité insulaire par l’expression tautologique de ses particularismes. »
Dès lors, il semble bien que la violence sociale décrite littérairement comme le produit de l’identification communautaire[vii] ou du rapport malaisé à l’autre[viii], soit donc en réalité un produit dérivé du nœud gordien constitué par un modèle national faussé, nœud gordien que les œuvres littéraires n’ont toujours pas réussi à trancher. Modèle national faussé, parce que revendiquant une construction nationale en perpétuel devenir, s’appuyant sur le renouvellement permanent des divisions ethniques pour légitimer un discours politique prônant la réalisation ultérieure de l’unité. Il en résulte une identité nationale mauricienne caractérisée par un « cycle infini de la fragmentation pour pouvoir recréer l’unification » qui verrouille ce modèle national dans ses propres contradictions[ix] et censure l’expression de ses remises en question[x].
De sorte qu’en se bornant à dénoncer les violences sociales liées à la cohabitation des cultures, sans problématiser leur rapport avec l’ethnopolitique, – c’est-à-dire signalant le symptôme sans énoncer la cause –, la littérature mauricienne se contente de rester une « peinture-miroir de la société », pour reprendre les termes de Bruno Jean-François et Evelyne Kee Mew [xi]. L’un des rares auteurs à avoir problématisé le possible rôle du politique et de l’Etat policier dans cette violence socio-ethnique reste l’anglophone Lindsey Collen, notamment dans son roman The Malaria Man and her neighbours[xii]. Sinon, dans l’ensemble, « à l’île Maurice, un grand écrivain est un écrivain passif », clament Bruno Cunniah et Shakuntala Boolell, qui émettent « des doutes quant à la validité du potentiel transgressif du champ de production actuel »[xiii], caractérisé essentiellement par des démarches littéraires autocensurées et qui se contentent « d’évoquer les barrières, à la limite les critiquer et tout cela avec l’approbation bienveillante de l’ordre dominant sûr et certain de l’emprise de son pouvoir » [xiv].
Cette langue littéraire qui se contente d’euphémiser n’engage pas, ou n’engage plus de démarche de fondation, de questionnement ontologique. L’espace de l’île inféodé au politique n’est plus le lieu de l’ontogénèse. Alors que l’homme ontologique a été au cœur des préoccupations des poètes d’avant l’indépendance comme Jean Fanchette, Jean Claude d’Avoine ou encore Malcom de Chazal, désormais la problématique ethnico-nationale a obscurci la perspective ontologique. Bruno Jean-François et Evelyne Kee Mwe observent dans les œuvres des auteurs mauriciens attachés à décrire la violence sociale dévorant leur société de l’intérieur, qu’il en résulte un « impossible ancrage dans l’espace insulaire »[xv].
En effet, l’opération ontologique est celle d’une prise de souveraineté sur le monde, au sens où l’entendait Georges Bataille, à savoir l’action par laquelle « la pensée arrête le mouvement qui la subordonne »[xvi], et se dégage de l’ordre utile pour affirmer son autonomie. L’auteur souverain est ainsi « délié d’une servitude dogmatique »[xvii]. La perspective n’est pas qu’individuelle, les enjeux sont bien sociaux[xviii]. L’enjeu d’une restauration des possibilités d’une ontogénèse serait de favoriser les conditions intellectuelles d’une mise en place d’« architectures mentales alternatives », nécessaires pour ouvrir la voie vers « d’autres modes de pensée et d’autres organisations possibles du monde que celles qu’on veut bien nous donner à voir »[xix].
Mais dans un espace social et mental saturé par le mode de pensée politique et sa confiscation du dialogue social[xx], qui ne laisse plus de place à l’intériorité, l’écrivain mauricien est condamné à participer de l’entropie collective et au maintien des cloisonnements : « Il est une gamme d’écrivains consacrés qui profitent des libertés permises par l’ordre dominant et ses assises afin de concrétiser de timides écarts de ce qui constitue la norme », observent Bruno Cunniah et Shakuntala Boolell[xxi].
Bertrand de Robillard, l’un des rares auteurs mauriciens à revendiquer une démarche ontologique, s’inscrit en faux contre toute préoccupation d’interculturalité, une problématique qu’il récuse même. Dans chacun de ses deux romans, son personnage principal doit lutter au cours de sa quête ontologique, explique-t-il, contre « l’envahissement des images extérieures qui pourraient, en a‑t-il l’intuition, prendre la place des images fondatrices et essentielles qui constituent son être ». Tout se passe comme si ontogénèse et obsession de l’interculturel étaient mutuellement incompatibles.
L’enjeu pour l’écrivain mauricien se situerait donc précisément à ce palier : restituer les possibilités de l’exploration ontologique pour l’auteur, tout en affrontant la nécessité de problématiser sa situation face à un ordre ethnopolitique qui préconise ad nauseam un interculturel stérilisant et entraînant tout dans son vertige.
[i] Françoise Lionnet, « Décalages historiques : entre orientalisme et postcolonialisme », in Le su et l’incertain. Cosmopolitiques créoles de l’océan Indien, L’Atelier d’écriture, 2012, p. 17.
[ii] Bruno Jean-François et Evelyne Kee Mew, « La littérature mauricienne contemporaine : pour une nouvelle poétique de l’insularité », Palabres, Vol. IX, n°2, 2010, p. 59.
[iii] Bruno Jean-François, « Iles de violence : l’insularité dans les littératures francophones de l’océan Indien », in Identification de la violence, Violence de l’identification, Paris, Éditions des Crépuscules, 2011, p. 100.
[iv] « De ce rôle de ciment joué par les associations socio-culturelles, dépend directement la capacité des politiciens à s’assurer que les électeurs continueront de voter suivant le facteur ethnique ». Catherine Boudet, « Groupes socio-culturels, la montée en puissance », Pages mauriciennes. Chroniques journalistiques de l’île Maurice, Paris, Edilivre, 2013, pp. 95–99.
[v] Ibid.
[vi] Valérie Magdelaine, « Une mise en scène de la diversité linguistique : comment la littérature francophone mauricienne se dissocie-t-elle des nouvelles normes antillaises ? », Glottopol n°3, janvier 2004, pp. 142–165.
[vii] Bruno Jean-François, Op. cit., p. 100.
[viii] Bruno Jean-François et Evelyne Kee Mew, Op. cit., p. 59.
[ix] Catherine Boudet, « Identité nationale, le serpent qui se mord la queue », Le Mauricien du 27 septembre 2012. http://www.lemauricien.com/article/l%E2%80%99invitee-du-forum-%E2%80%94-identite-nationale-serpent-qui-se-mord-la-queue.
[x] Notamment par un discours qui les taxe d’antipatriotiques.
[xi] Bruno Jean-François et Evelyne Kee Mew, Op. cit., p. 59.
[xii] Catherine Boudet, « The Malaria man and her neighbours : plongeon dans l’histoire du combat ouvrier », Impact du 13 août 2010. http://www.scribd.com/doc/132077315/The-Malaria-Man-and-her-neighbours-plongeon-dans-l-histoire-du-combat-ouvrier.
[xiii] Bruno Cunniah et Shakuntala Boolell, Fonction et Représentation de la Mauricienne dans le discours littéraire, Rose-Hill, Mauritius Printing Specialists, 2000, p. 238.
[xiv] Ibid., p. 69.
[xv] Bruno Jean-François et Evelyne Kee Mew, Op. cit., p. 69.
[xvi] Georges Bataille, cité par Olivier Capparos, « Puissance et souveraineté », Lampe-tempête n°2, mars 2007, http://www.lampe-tempete.fr/puissancebataille.htm.
[xvii] Ibid.
[xviii] Catherine Boudet, « La responsabilité sociale de l’auteur », Le Mauricien du 29 janvier 2013. http://www.lemauricien.com/article/la-responsabilite-sociale‑l%E2%80%99auteur.
[xix] Ibid.
[xx] Pour le poète mauricien Sedley Assonne, « il y a une petite minorité de Mauriciens qui ont volé la parole à Maurice et accessoirement, cette petite minorité se trouve être les politiciens ». Table-ronde du 27 octobre 2011 à L’Atelier littéraire de Port-Louis (île Maurice), sur le thème « Mo-Mots-Maux ». http://cboudet974.over-blog.fr/article-la-prise-de-la-parole-est-un-acte-politique-88433988.html.
[xxi] Bruno Cunniah et Shakuntala Boolell, Op. cit., p. 237.
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