Gal­li­mard a pub­lié en 2011 les œuvres com­plètes de Sylvia Plath dans la mag­nifique col­lec­tion Quar­to. Le vol­ume con­tient le roman La cloche de verre, des nou­velles, des con­tes, des jour­naux, des essais et trois recueils de poèmes, dont un seul fut édité du vivant de l’auteure.

Dans le recueil inti­t­ulé Ariel, pub­lié après la mort de l’auteure, la poésie de Sylvia Plath est des plus som­bres. La mort est omniprésente. Ou la dépres­sion, qui est du reste une petite mort. À l’origine de cette ultime descente aux enfers (il y en a eu deux autres aupar­a­vant) : la trahi­son de Ted, l’époux de Sylvia. Le poème Un secret évoque avec une grande vio­lence l’existence d’un enfant illégitime.

 

Un bébé illégitime –
Cette grosse tête bleue !
Comme il respire dans le tiroir de la commode.
« C’est de la lin­gerie, mon chou ? 

Ça sent la morue salée, tu ferais mieux
De planter des clous de girofle dans une pomme,
Met­tre un sachet de lavande ou
Liq­uider ce bâtard.
[…] »

 

Des images de guerre tra­versent le recueil, qui font écho au désas­tre intérieur. Il est ques­tion de la boue des tranchées, des blessés, de leurs cris et des trains – parce que la Shoah hante depuis tou­jours Sylvia Plath, comme un héritage trop lourd à porter. Cer­taines couleurs sont con­stam­ment con­vo­quées : le rouge des plaies pro­fondes, le rouge sang de la nais­sance ; le noir des arbres dans la nuit, des cernes, du voile de deuil ; le blanc de la lune, des nuages, de la brume, des os, de la pâleur, de la corde pour se pendre.

 

La lune ne voit rien de tout cela. Elle est chauve, elle est cruelle.
Et le mes­sage du cyprès n’est que ténèbres – ténèbres et silence.

 

Le vert et sa douceur, sou­vent présent dans le recueil inti­t­ulé Le Colosse, sem­ble avoir déserté. Le Colosse célébrait une autre sai­son de la vie il est vrai. Les poèmes de ce recueil ont été écrits au début de la rela­tion avec Ted, que Sylvia Plath con­sid­érait comme son dou­ble. Cer­tains thèmes des poèmes de Ted – les ani­maux par exem­ple – font alors irrup­tion dans les textes de Sylvia. Ils dis­paraitront au moment de la rup­ture. On croise des chevaux, des vach­es, des tau­pes, mais aus­si une mou­ette ou un alba­tros, car nom­breux sont les poèmes écrits face à l’océan, sur la presqu’île de Cape Cod. Il y a tout de même déjà des ombres dans un coin du tableau : la mort, les peurs de la petite enfance… Le bon­heur mon­tre des signes de faib­lesse, des images atro­ces affleurent, comme celle des trois femmes, dans le poème inti­t­ulé Les mus­es inquiétantes.

 

[…] ces trois dames
Dodeli­nant la nuit autour de mon lit, sans bouche,
Sans yeux, avec une tête chauve recousue.

 

Grâce aux notices, très fournies, que pro­pose la présente édi­tion, nous apprenons que Sylvia Plath s’est inspirée ici d’un tableau de Gior­gio De Chiri­co, auquel elle a emprun­té le titre d’ailleurs.

Dans le poème inti­t­ulé Deux sœurs de Per­sé­phone, l’ombre et la lumière avan­cent côte à côte. Ce sont les deux facettes de Sylvia. Plutôt lumineuse au départ, elle s’est méta­mor­phosée en gran­dis­sant. Le poème Ménade traite juste­ment de cette métamorphose.

 

Mère, éloigne-toi de ma basse-cour,
Je deviens une autre.

 

Ted Hugh­es racon­te : « Elle lisait le recueil de con­tes folk­loriques africains de Paul Radin avec grande exci­ta­tion… Dans ces con­tes, elle trou­vait le monde souter­rain de ses pires cauchemars pro­jeté en aven­tures d’une beauté intense […] ».

Mais tous les textes de Sylvia Plath ne sont pas faits du même bois. En les lisant, on passe sou­vent de corps en morceaux, de corps qu’on écrase ou qui explosent, d’une extrême vio­lence donc, au froid, au vide, à l’oubli.

 

Mort § Cie 

 […]

 

Je ne bronche pas.
Le givre crée une fleur,
La rosée une étoile,
La cloche funèbre,
La cloche funèbre.

Quelqu’un quelque part est foutu.

 

Il n’y a plus de vio­lence ici. L’auteure fait un sim­ple con­stat, avec une voix atone.

 

Le troisième volet des Œuvres est con­sti­tué, pour l’essentiel, des poèmes écrits entre Le Colosse et Ariel. Seuls les derniers poèmes, com­posés juste avant le sui­cide de Sylvia Plath, ont été écrits après Ariel. Dans ces textes, les fis­sures se mul­ti­plient et la mort prend le dessus sur tout le reste. Elle devient presque famil­ière. Tout se passe comme si, à son approche, Sylvia Plath ne ressen­tait plus aucune angoisse. En tout cas, c’est sans peur – et même avec impa­tience – qu’elle abor­de le sujet de son repos éter­nel dans les textes inti­t­ulés Je suis ver­ti­cale et Dernières paroles.

 

Ce sera plus naturel pour moi, de reposer.
Alors le ciel et moi con­verserons à cœur ouvert.

 

Il arrive à Sylvia Plath de s’adresser à ses enfants qui, eux, savent encore rire.

 

Tu ver­ras un jour ce qui va de travers
Les petits crânes, les collines broyées, le silence immonde.

         (extrait de À un enfant sans père)

 

À la fin du recueil, l’isolement et le silence ont gag­né la par­tie. Le 4 févri­er 1963, six jours avant de met­tre un terme à sa vie, Sylvia Plath écrit un poème, Lésion, dans lequel on lit la fin :

 

Le cœur se ferme,
La mer se retire,
Les miroirs sont voilés.

 

Et voici ses derniers mots, écrits le lende­main, et sur lesquels s’achève le poème inti­t­ulé Extrémité.

 

Rien ne saurait touch­er ni attris­ter la lune
Qui regarde sans bronch­er depuis sa cagoule d’os.

Elle a l’habitude de ce genre de chose.
Et ses ténèbres craque­nt, et ses ténèbres durent.

 

 

C’est sur la mort aus­si que s’ouvre le roman de Sylvia Plath, La cloche de verre : la mort de con­damnés. L’écriture romanesque est donc, d’emblée, liée aux poèmes. Pour­tant, comme Sylvia Plath l’expliquait elle-même, elle per­met d’autres pos­si­bles : les choses insignifi­antes appa­rais­sent, que Sylvia Plath ne s’autorisait pas à intro­duire dans sa poésie. Le roman per­met de lâch­er un peu la bride, de par­ler d’une paire de chaus­sures en cuir verni, par exemple.

La nar­ra­trice de La cloche de verre, Esther, devrait être une jeune fille heureuse et insou­ciante.  « Je sup­pose que j’aurais dû être embal­lée comme les autres filles », con­state-t-elle, tris­te­ment. Elle vient de gag­n­er  un prix, a quit­té sa petite ville de province pour rejoin­dre New-York. Il vient de lui arriv­er ce dont des mil­liers d’autres rêvent.

Le matéri­au de ce roman, Sylvia Plath l’a puisé dans sa pro­pre vie. On s’en rend compte immé­di­ate­ment. Elle a gag­né au lycée des prix lit­téraires, a posé dans des mag­a­zines de mode, a écrit et réal­isé des inter­views d’auteurs comme Esther Green­wood, son per­son­nage. Enfin, les par­ents d’Esther sont d’origine alle­mande et autrichi­enne, et le père d’Esther est décédé lorsqu’elle était enfant, ce qui fait d’Esther le dou­ble de Sylvia.

Dans l’entretien de Peter Orr avec Sylvia Plath (30 octo­bre 1962), il est surtout ques­tion de poésie. Sylvia Plath y par­le de son univers poé­tique, de la voix ouverte par Robert Low­ell : « une per­cée intense décou­vrant l’expérience très intime et émo­tion­nelle […]. Les poèmes de Robert Low­ell sur son expéri­ence en hôpi­tal psy­chi­a­trique, par exem­ple, m’ont pas­sion­née. Ce sont des sujets sin­guliers, tabous, que la poésie améri­caine récente s’est attachée à explor­er. » Elle cite aus­si Anne Sex­ton et les poèmes qu’elle a écrits à par­tir de son expéri­ence de mère dépres­sive. Dans cet entre­tien, Sylvia Plath insiste sur le fait que, si elle part elle-même de son vécu, elle le remanie, prend de la dis­tance et le dépasse donc. La dis­tance est plus mince quand elle écrit son roman. Nous sommes plongés dans l’Amérique des années 50, l’Amérique du mac­carthysme, et dans la tête d’Esther – de Sylvia –, qui ne s’y plaît pas. Le mot est faible : la jeune fille est révoltée. Mais la révolte ne dure qu’un temps. Esther som­bre peu à peu dans la dépres­sion. Elle com­mence par douter des pro­jets qui la por­taient jusque là : aller étudi­er en Europe, écrire des recueils de poèmes…

Je me voy­ais assise sur la fourche d’un figu­ier, mourant de faim, sim­ple­ment parce que je ne par­ve­nais pas à choisir quelle figue j’allais manger. Je les voulais toutes, seule­ment en choisir une sig­nifi­ait per­dre toutes les autres et, assise là, inca­pable de me décider, les figues com­mençaient à pour­rir, à noir­cir et une à une elles éclataient sur le sol entre mes pieds.

Là encore, c’est la nature qui offre à Sylvia Plath les plus belles métaphores pour dire ce que la jeune Esther endure. On perçoit ici et là l’influence de Vir­ginia Woolf. Dans sa présen­ta­tion de La cloche de verre, Patri­cia Godi cite à juste titre ce que dis­ait Sylvia Plath de cette roman­cière : « Ses livres ren­dent les miens possibles ».

Comme la jeune Esther, Sylvia Plath souf­frait sans doute de mélan­col­ie. Elle a lu d’ailleurs Deuil et mélan­col­ie de Freud. Elle y a sans doute recon­nu quelques uns de ses symp­tômes. Son roman lui per­met d’en par­ler sans détour. 

 

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