Écrits spirituels du Moyen-âge, traduits et présentés par Cédric Giraud, Walter Benjamin, Asja Lācis, Alfred Sohn-Rethel, Sur Naples, Jean-Pierre Vidal, Exercice de l’adieu

Ressourcements lyriques

Vous voulez vous baigner à la source ? Cet ouvrage a pu nous échapper, du fait qu'il se trouvait à la table « religion » ou dans la vitrine sous clé des Pléiades.

Vous préférez les auteurs d'aujourd'hui ? Sentons voir l'ardeur bienfaisante de ce style et la gouleyante traduction de Cédric Giraud. Lisons :

Mais d'où vient mon souvenir ? Oh ! qui ai-je nommé ? 
Non pas l'époux bienveillant de ma virginité, mais le 
terrible juge de mon impureté. Hélas, mémoire de ma 
joie que j'ai perdue, pourquoi alourdis-tu ainsi le poids 
du malheur qui m'habite ? (Anselme de Cantorbéry)

Mince alors, un livre savant agréable à lire !

Écrits spirituels du Moyen-âge, traduits et présentés par Cédric Giraud, Bibliothèque de la Pléiade, 2019, 1218 pages, 64€

Entre XIème et XVème siècles, loin des rudesses des débuts de la langue française, le moyen âge a aussi été cela, ce classicisme, cette souplesse, cette alacrité d'un latin à la fois sûr de lui, aventureux, passe-frontières, avide de sommets.

Vous n'êtes pas croyant ? Qu'importe. Dans cette rencontre de l'idéalisme grec et de la pastorale chrétienne palpite comme jamais la matrice de notre littérature moderne. Le projet de Cédric Giraud ? Nous faire participer à la naissance de la « vie intérieure » dont nous avons hérité, aujourd'hui de façon profane. On voit — ô suprême émotion ! — prendre forme en prenant langue, non pas l'idée ni la construction juridique, mais l'envie, l'appétit de la liberté et la responsabilité individuelles, cette détonation dans l'histoire de l'homme. On les voit naître par petites touches, au jour le jour, à la ligne la ligne, domptant leurs paradoxes, surfant enthousiastes au dessus du volcan de la déraison. Et cet enthousiasme fait du bien, croyez-moi, il nous ressource en ces temps de mélancoliques remises en cause !

Regarde avec attention à quel point tu progresses et de 
combien tu régresses, la nature de tes mœurs et de tes 
affections, dans quelle mesure tu es semblable à Dieu ou 
différent de lui, dans quelle mesure tu en es proche ou 
lointain, non d'après la distance des lieux, mais d'après les 
sentiments.

Cette méditation du Pseudo-Bernard de Clairvaux, comme celle qui va suivre, d'Henri Suso, sont de beaux exemples rhétoriques et conceptuels de la rencontre entre l'infini et l'intériorité :

De mes yeux grands ouverts, je la (la Sagesse éternelle) 
fixais avec beaucoup de curiosité et, muet, je roulais ces 
paroles en mon cœur : « Il n'est personne de semblable à 
elle sur terre par la grâce, la beauté et l'intelligence des 
paroles ». Et je me disais en moi-même : « (…) l'amour 
découvre maintenant l'abîme de toute beauté (…) ».

Les critères du choix des textes méritent d'être soulignés : au lieu de partir des célébrités que la recherche moderne a retenues, Cédric Giraud s'est attaché à recomposer la liste des véritables best-sellers de l'époque au terme d'une enquête reposant sur l'examen des listes de lecture que les moines se transmettaient. Ce que nous lisons, ce sont des lignes passées de main en main, de bouche à oreille, des conseils amicaux d'un maître à ses élèves. Ces textes ont été intensément lus et aimés, gardés par devers soi, sollicités pour donner forme à des émotions ou pour surmonter l'ennui et les revers de la vie, consacrée comme séculière.

Cette attention que Cédric Giraud porte aux usages réels de la lecture nous offre une anthologie non convenue et immensément rafraichissante.

∗∗∗

J'errais sans but dans une bonne petite librairie de province et m'apprêtais à partir sans rien. Quand, dans un coin d'étagère où restent quelques inclassables, le voici. Ah, encore un inédit de Walter Benjamin ! Hum, sur Naples… Que n'a-t-on lu sur Naples ? Il y tant de nouveautés à lire et le monde dont parla ce philosophe finit de s'égailler entre épidémie et montée des eaux.

Bon élève, j'ouvre quand même.
C'est un choc. Cette évocation de Naples est proprement dantesque, un lyrisme rude y côtoie l'esprit pénétrant que l'on connaît à notre auteur :

Les bâtiments servent de théâtres populaires. Tous se 
divisent en un nombre incalculable d'espaces de jeu 
animés simultanément. Les balcons, les parvis, les 
fenêtres, porches, escaliers, toitures, tout cela est scène 
et loge en un. L'existence la plus misérable tire sa 
noblesse de ce savoir obscur et double, celui de 
participer, quelque soit sa déchéance, à ce tableau 
éphémère et unique d'une rue napolitaine (…)

Sur Naples, par Walter Benjamin, Asja Lācis, Alfred Sohn-Rethel traduit de l'allemand par Alexandre Métraux, Françoise Willmann et l'Académie Helmholtz, Éditions La Tempête, 2019, 128 pages, 10€

Tous sens dilatés, au temps où d'autres, Baedeker en main, faisaient docilement leur Tour, un jeune homme venu des villes nord-européennes a plongé dans un fatras sensuel.

On sort de cette lecture, brève mais où on retournera souvent, un peu déboussolé. On a touché quelque chose qui est l'inconscient de cette ville du sud. Et peut-être même l'inconscient (très refoulé) de toutes les villes européennes.

Rien de gratuit dans ce lyrisme. Je suis ébahi que l'écriture ce puisse être ça, cet équilibre trinitaire : spontanéité du carnet (on pense à Bouvier), baroque du style (en accord avec les hauts lieux de Naples) et exactitude (vérité lyrique, pour reprendre une belle formule de Gustave Roud).

Une bonne partie du livre est occupée par les textes d'Alfred Sohn-Rethel. Quelle (re)découverte ! Avec le drôle et délicieux Idéal du cassé, suprême art de la récup' qui vient à point titiller la haute précision lisse et prétendument conviviale de nos concepteurs d'objets actuels. S'y ajoute une histoire d'embouteillage (contemporain des réflexions du Corbusier sur l'encombrement des rues de Paris) qui est un chef-d'oeuvre de drôlerie, de sagesse et de composition littéraire.

Un mot sur l'éditeur : une petite maison bordelaise qui nous offre ce luxe si rare d'un beau petit livre cousu, très agréablement traduit, et dont le catalogue mérite le détour.

∗∗∗

Cousu aussi, soigné, une belle couverture illustrée par l'éditrice, Marie Alloy, cet ouvrage de Jean-Pierre Vidal de 2018 dont quelques vicissitudes personnelles m'avaient fait remettre au lendemain la précieuse lecture.

Exercice de l'adieu. Comment, maintenant, ne pas penser à la disparition de Philippe Jaccottet, sur qui il a naguère écrit. Adieux et tombeaux peuplaient les derniers livres du bon maître qui l'était aussi en amitié.

Mais il faut entendre l'adieu de Jean-Pierre Vidal comme un sujet d'exercice(s). Exercice de l'à-Dieu ? En tout cas, une parole qui regarde devant !

Cette poésie se présente comme des apophtegmes. Elle en a la légèreté, la candeur parfois. Candeur profonde : j'ai saccagé la vie des autres / pour protéger la mienne (…) aujourd'hui que tous se détournent (…) je sais bien l'amer goût de ce monde

Un poète au désert, clairvoyant, à l'amble lent, énergique comme la contrebasse de Mingus :

La douce femme ne peut empêcher
les mains de saisir les parties de son corps
la morcelant hors de l'amour (…)

 

Jean-Pierre Vidal, Exercice de l'adieu, Le silence qui roule, 2018, 128 pages 15€.

Tout est scruté, sans voyeurisme ni dénigrement, un langage d'amour doux et décapant. Une somme de méditations poétiques sur la juste distance avec (et non pas contre) l'autre.

Jean-Pierre Vidal est en chemin avec quelqu'un d’innommé, accords au féminin, souvenir des troubadours :

Ce n'est pas sa beauté qui me touche, c'est la distance qui la sépare de moi.

On sent trembler l'expérience personnelle de l'auteur, avec pudeur, écrire étant partage mais jamais confusion. Une discrétion revigorante :

On ne peut jamais savoir ce que l'autre pense, car il ne le sait pas lui-même.

menant à cette conclusion :

Se tenir dans cet équilibre, ce point d'attente