Outre le plaisir de parcourir, au fil des allées, la presque totalité de la production poétique hexagonale et internationale, le traditionnel Marché de la Poésie de la place St Sulpice en juin réserve celui de rencontrer des initiatives originales. Et quoi de plus original que cette intervention, installée sur le parvis de l’église, en cette année 2017, où de jeunes gens en blouse blanche, munis de stéthoscopes et de carnets d’ordonnance, interpellent les passants, en leur proposant une « consultation de poésie générale » ? Nous nous y sommes pliées, et stéthoscope aux oreilles, avons écouté la voix de notre « médecin d’âme » murmurer un poème – mais est-ce encore écouter que d’entendre si près du cerveau que les mots vous pénètrent intimement ?
Il n’en fallait pas davantage pour susciter notre curiosité, et interroger les jeunes acteurs devant leur camionnette, tranformée pour l’occasion en cabinet médical-barnum avec hauts-parleurs et mégaphone. C’est Claire de Sédouy, du « TéATe’éPROUVète » qui nous a présenté le projet, dont Jean Bojko est le metteur en scène-poète.
« Le théâtre-éprouvette a son siège dans la Nièvre, en Bourgogne, département rural qui souffre de désertification médicale. C’est un problème que nous ne pouvons pas régler directement, par notre métier d’acteurs, en revanche, comme c’est aussi un désert poétique, nous avons décidé de lutter dans les deux directions à la fois, en ouvrant des « cabinets de poésie générale » un peu partout — c’est ainsi, comme nous sommes mobiles, que nous sommes venus à Paris.
Notre but, c’est que la poésie soit présente dans le quotidien des gens, que ce ne soit pas un divertissement de fin de semaine, une lecture une fois de temps en temps, mais une pratique régulière. Nous proposons des plaques indiquant “cabinet de poésie générale” à poser sur des bâtiments publics, des écoles, des commerces, chez des particuliers également, partout dans l’espace public, de façon à faire paraître l’idée de poésie un peu partout, avec le numéro du standard poétique, 03 72 42 00 77 : il fonctionne sur le modèle des standards d’entreprise– par exemple : « pour Apollinaire, taper 1, pour Victor Hugo, tapez 2… » — et permet d’écouter de la poésie à toute heure du jour et de la nuit. Vous pouvez également y proposer votre voix pour dire des poèmes, ou proposer vos propres textes…
Nous avons fait notre cette phrase de René Char : « la poésie est un métier de pointe » ». Nous éditons des ordonnances poétiques, que nous glissons dans tous nos courriers, que ce soit des courriers administratifs, des courriers amicaux, amoureux… même aux impôts, même à l’URSAF, à chaque fois, une ordonnance !
Nous proposons à tous ceux qui le souhaitent de faire la même chose et de diffuser de la poésie dans tous les interstices du quotidien.
A tous ceux qui rejoignent notre action en ouvrant un cabinet de poétique générale, et qui posent cette plaque sur leur maison, nous remettons un carnet d’ordonnances, pour qu’ils puissent à leur tour prescrire de la poésie. Ce carnet contient 150 prescriptions détachables à diffuser autour de vous, de la main à la main, ou dans le courrier, avec une posologie différente à chaque fois. »
Je ne puis m’empêcher de relier cette action à une réflexion de Jean-Paul Michel, dont nous ne saurons trop conseiller la lecture, dans le recueil de ses entretiens (1984–2015) aux éditions Fario, (acheté au Marché de la Poésie, évidemment, ce qui nous a valu un échange autour de la méconnue poésie daina de Lettonie[i], et une belle dédicace),
Dans ce livre, intitulé L’Art n’efface pas la perte, il lui répondII, au cours d’un entretien avec Tristan Hordé, en 1999, Jean-Paul Michel déclarait que « La science n’est pas moins une insurrection poétique à l’endroit du non-sens, que nos épopées, nos chants, notre théâtre, notre musique, notre œuvre-peint, mais elle a pris le parti, réaliste, de borner des champs locaux». La différence tenant au fait que le scientifique succombe de nouveau au réel, au non-sens général, sorti de son laboratoire. Alors que la poésie (au sens large), ose le « décrochage logique », le « détour par un point d’impossible autorisant l’audace de risque la folie du pari d’art « impossiblement » devant l’impossible à penser réel » (p. 48).
N’est-il pas temps, dans l’urgence du moment où tout se précipite, où les catastrophes se profilent dans les discours politiques, de se lancer corps et âme, dans ce détour, de se fier totalement, follement, au Recours du poème ?
Nous le croyons, et vous invitons à nous suivre !
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[i] On peut consulter l’ouvrage publié par Jean-Paul Michel sur ce sujet : Vaira Vike-Freiberga, Logique de la poésie: Structure et poétique des daïnas lettonnes, 299 lpp. William Blake and Co Edit, 2007.
ii — Jean-Paul Michel, L’Art n’efface pas la perte, il lui répond”, Entretiens(1984–2016), éditions Fario, 2016, 256 pages, 22,50 euros.