Introduction et traduction par Miguel Ángel Real
Elí Urbina, fondateur et directeur de la revue de poésie Santa Rabia Poetry (http://www.santarabiapoetry.com/), est entre autres l’auteur du recueil El abismo del hombre (Buenos Aires Poetry, 2020), une oeuvre où, dès les premières épigraphes de Ryszard Kapuscinski et Werner Aspenström, nous entrons dans un monde d’un profond pessimisme, où l’espoir est nié par la réalité elle-même : “La luz ha de llegar de nuevo, / pero ahora, en lo real, tan solo la lluvia / cubre la calle como negro alpiste” (La lumière doit revenir, / mais maintenant, dans la réalité, seule la pluie / couvre la rue comme des graines noires pour oiseaux). On entrevoit que l’une des raisons de cette noirceur est le souvenir douloureux de l’être aimé, qu’un présent trouble ne parvient pas à éclairer.
El abismo del hombre, Les abysses de l’homme, Eli Urbina Montenegro.
Le poète est lucide à tout moment : bien que conscient de la nature éphémère de l’amour, il continue à le chercher. Mais le sentiment amoureux semble exister seulement dans la mémoire et dans les rêves. Cette dialectique se résout en un pessimisme évident, lorsque le poète se rend compte que tout semble destiné à être oublié.
Entretien entre Luiz Cruz et Eli Urbina à l’occasion de #YoMeLibroEnValpo, qui réunissait des poètes péruviens faisant partie de PLEXOPERU, un livre de poésie qui réunit des poètes chiliens et péruviens en un seul volume, coordonné par Casa Azul et Quimantú.
ELÍ URBINA (Chimbote, Perú, 1989), Por la noche de ti me aparto, La nuit, je me détourne de toi.
Au fur et à mesure que nous avançons dans la lecture, il devient clair que la promenade à laquelle nous avons fait allusion nous conduit vers l’abîme qui donne son titre au livre. Tout semble n’être qu’une succession d’ombres et de déceptions, puisqu’il semble impossible de contempler pleinement le monde, “un simulacro desolado” (“un simulacre désolé”) dans lequel règne “el dominio absoluto del ojo por la imagen” (“la domination absolue de l’œil par l’image”). Le poème auquel appartiennent ces vers, très logiquement appelé “Trampantojo” (Trompe l’oeil), semble marquer un point de non-retour vers le désespoir : l’ombre règne dans la deuxième partie, où la mémoire est “el escondrijo del mal” (“la cachette du mal”). La réalité n’est qu’un écho qui correspond en partie à la théorie platonicienne de la caverne, dont la lumière projette des formes immondes sur le paysage. Il y a aussi des références à l’univers de Calderón de la Barca, dans des vers comme “cada punto del sueño / es un incesante ahora” (“chaque point du rêve / est un présent incéssant”). Ainsi, le poète ne peut qu’attendre la mort, entouré de haine et de ruines. Une nouvelle épigraphe, cette fois de Dane Zajc, ne pourrait être plus claire : “En ningún lugar hay salvación para el hombre” (“Nulle part il n’y a de salut pour l’homme”).
Elí Urbina parvient à créer des vers suggestifs, nerveux et puissants, qui trouvent une conclusion intéressante dans les deux derniers poèmes, dans lesquels nous trouvons à nouveau une référence à Neruda, et plus précisément à la composition de “Veinte poemas de amor y una canción desesperada”. Le dernier poème du livre du prix Nobel chilien fut écrit en vers de 14 syllabes (ce que la langue espagnole appelle un alexandrin, contrairement au français) et dans ” El abismo del hombre” les heptasyllabes fréquemment utilisés dans le reste du livre sont ici doublés (7 x 2 = 14), créant un écho qui multiplie à l’infini la douleur face à l’existence, et que nous ne pouvons pas manquer d’entendre lors d’une chute irrémédiable.
∗∗∗∗∗∗
FÁBULA DE LOS BURROS SALVAJES
Cuando sus dueños se entregan
a los ritos del amor y alrededor
no hay nadie ya que los acuse, los pobres burros
huyen por las escarpadas laderas.
Y huyendo se alejan tanto
que acaban convertidos en salvajes.
Solos entre las piedras y las aguas claras
respiran y procrean libremente.
Los citadinos, como supondrás, aman esta historia.
En sus ojos las raudas pezuñas de los burros
levantan estelas de polvo más allá
del bosque de los cactus y plácidos sonríen.
FABLE DES ÂNES SAUVAGES
Quand leurs propriétaires se donnent
aux rites de l’amour et qu’autour
il n’y a plus personne pour les accuser, les pauvres ânes
descendent les pentes raides.
Et dans leur fuite ils s’éloignent tellement
qu’ils finissent par devenir des sauvages.
Seuls parmi les pierres et les eaux claires
ils respirent et se reproduisent librement.
Les citadins, comme on peut s’y attendre, adorent cette histoire.
Dans leurs yeux les sabots rapides des ânes
soulèvent des traînées de poussière au-delà
de la forêt de cactus et ils sourient, placides.
∗∗∗
MENTIRA DE LA JUVENTUD
De jóvenes, aunque mentimos
diciendo que admiramos
la belleza de las aves las odiamos.
Ellas son mensajeras de la luz
y su canto el ocaso de la mundanidad.
Pero de viejos la historia es otra.
Acaso es ya nuestra la sabiduría
de los árboles (oyentes de esa música
tan densa como el vértigo) y entonces
callamos ante ellas y con amor
les regalamos agua y alimento.
Tal vez, esta sea la forma más llana
y sabia de vivir: dar y guardar silencio.
LE MENSONGE DE LA JEUNESSE
Quand on est jeunes, même si nous mentons
en disant que nous admirons
la beauté des oiseaux, nous les détestons.
Ils sont les messagers de la lumière
et leur chant le crépuscule de la mondanité.
Mais quand on est vieux, l’histoire est différente.
Peut-être que la sagesse des arbres
(les auditeurs de cette musique
aussi dense que le vertige) est enfin à nous et donc
nous gardons le silence devant les oiseaux et avec amour
nous leur donnons de l’eau et de la nourriture.
C’est peut-être la façon la plus simple
et la plus sage de vivre : donner le silence et le garder.
De Fábula de los burros salvajes y otros poemas (© Colección de Poesía Móvil, Editora BGR, 2022)
∗∗∗
EL FARDO DE LA SOMBRA
Entre los racimos de saliva y sangre
solo el fardo de la sombra
la voz de esa mujer a la que amé
esa reja entre lo que soy
y los nombres del pasado
Todavía hay ansiedad
Aún hay vestigios de algo
que no termino de perder
La muerte se avecina
pero ya estoy en medio de la muerte
ya camino en esa acera
donde la suerte es otra
dimensión de la ironía
otro rostro de su rostro
y hay mensajes perdidos
Tal vez ya es suficiente
Quizá de nada sirve
alzar estas palabras contra la soledad
LE FARDEAU DE L’OMBRE
Entre les grappes de salive et de sang
rien que le fardeau de l’ombre
la voix de cette femme que j’ai aimée
cette grille entre ce que je suis
et les noms du passé
L’anxiété est toujours là
Il y a encore des vestiges de quelque chose
que je n’arrive pas à perdre
La mort approche
mais je suis déjà au milieu de la mort
je marche déjà sur ce trottoir
où la chance est une autre
dimension de l’ironie
un autre visage de son visage
et il y a des messages perdus
C’est peut-être déjà suffisant
Peut-être qu’il ne sert à rien
de dresser ces paroles contre la solitude
(De La sal de las hienas, © Plectro Editores, 2017 )
∗∗∗
GUARDO HOSPEDADA EN MI MEMORIA
Guardo hospedada en mi memoria
la imagen apacible del cuerpo del amor.
La luz ha de llegar de nuevo,
pero ahora, en lo real, tan solo la lluvia
cubre la calle como negro alpiste.
Mira descender lentamente
la espina de la carne en la herida secreta.
El burdel, su avaricia, sorbe mi alma agotada,
mi esperanza sedienta de sentir,
por un instante, el sordo crepitar.
En penumbra la prostituta baila
con la sinuosidad de una ancha llamarada.
Ya el ansia se amontona en el espejo,
la sombra de mi mano se prolonga.
Por mucho que el placer arda
siempre su rostro en mi interior se enciende.
JE GARDE HÉBERGÉE DANS MA MÉMOIRE
Je garde hébergée dans ma mémoire
l’image paisible du corps de l’amour.
La lumière doit arriver à nouveau
mais maintenant, dans la réalité, seulement la pluie
recouvre la rue comme un noir alpiste.
Regarde descendre lentement
l’épine de la chair dans la blessure secrète.
Le bordel, sa convoitise, gobe mon âme épuisée,
mon espoir qui a soif de sentir,
pour un instant, le crépitement sourd.
Dans la pénombre la prostituée danse
avec la sinuosité d’une vaste flambée.
L’avidité s’entasse déjà dans le miroir,
l’ombre de ma main se prolonge.
Le plaisir a beau brûler,
ton visage s’allume toujours en moi.
(De El abismo del hombre, © Buenos Aires Poetry, 2020)
Présentation de l’auteur
- La revue SALADE - 29 octobre 2023
- ELÍ URBINA MONTENEGRO - 2 mars 2022
- Marina Casado, À travers les prismes - 31 décembre 2021
- Jean Pichet, Le vent reste incompris, Jean-Marie Guinebert, La Vie neuve - 4 décembre 2021
- Joaquín Campos : La vérité ou le risque - 6 septembre 2021
- Dans la collection Encres blanches : Gérard Le Goff, L’élégance de l’oubli, Vincent Puymoyen, Flaques océaniques - 20 mai 2021
- José Antonio Ramos Sucre, La substance du rêve - 6 mai 2021
- La revue Cunni lingus - 20 avril 2021
- Miguel de Cervantes et Tirso de Molina, Maris dupés - 19 mars 2021
- Traversées, numéro 97 - 6 mars 2021
- ESTEBAN MOORE : L’IMPOSSIBLE TEMPS RETROUVÉ - 5 mars 2021
- Julieta Lopérgolo - 5 janvier 2021
- MARIO MARTÍN GIJÓN, Poésie/prisme et passion de traduire suivi de Poèmes de Des en canto, - 6 novembre 2020
- ÁLVARO HERNANDO - 6 mai 2020
- PEDRO CASARIEGO CÓRDOBA (1955–1993) - 6 mars 2020
- Nicolás Corraliza - 5 janvier 2020
- Mario Pérez Antolín, Aphorismes. - 6 novembre 2019