Les poètes, aujourd’hui, sont des êtres de catacombes. La figure du poète maudit, héritée du XIXème siècle, semble être un archétype que la première moitié du XXème siècle, avant la dépréciation orchestrée par la culture, aura su conjurer.
Saint John Perse reçut le prix Nobel et sa parole, outre son œuvre obéissant à la tradition des grands chants élémentaires, eut l’occasion d’être entendu lorsqu’il s’exprima dans son discours de réception. Il avait conscience des enjeux attachés au poème puisqu’il posa la problématique de la coexistence de la poésie et de la science dans un monde dont le poète pressentait déjà l’entier accaparement par la percée sciento-matérialiste. Avec lui il y eut Char, Aragon, Eluard ou Claudel dont la pensée existait en leur temps et nous est parvenue.
La conséquence de l’oppression techno-scientifique fut, éloignant l’homme de la Nature, ce phénomène de régression qui a installé aujourd’hui l’image du poète à la ressemblance des destins de Rimbaud, de Verlaine, de Baudelaire. A la différence près qu’à cette image s’est ajoutée la dérision que confère la relégation dans un temps révolu de qui se réclame de la poésie. Un arriéré doublé d’un fantasque, c’est ce que l’inconscient collectif à en tête lorsqu’on dit de quelqu’un “c’est un poète”.
Les poètes ne sont plus maudits, ils appartiennent à un autre temps, et pour l’inconscient collectif, ils sont des passéistes. Donc des inexistants face à la règle du progrès qui instaure la loi dans cette modernité malentendue.
Les poètes appartiennent cependant à un autre temps, et ce temps n’est pas un temps passé mais un hors temps contenant simultanément tous les temps. Leurs catacombes sont leurs vies dévolues au réel, et non vouées aux apparences de ce que la modernité veut nous faire prendre pour l’unique vrai. Ils se rassemblent, ces poètes, car ils ont langue commune et conversent, par publications interposées, chez des éditeurs au militantisme discret, soucieux de la présence de leur parole.
Ils se réunissent dans des revues et agissent, depuis le lieu virtuel qui croit les avoir exclu, pour le maintien de la ligne du réel.
Recours au Poème appartient à cette vision des catacombes, offrant à tous de prendre connaissance de cette pensée en acte. La poésie est essentiellement politique et Recours au Poème un lieu méta poétique.
C’est dans cette perspective que nous avons la joie de présenter la parole miraculeuse d’Elie-Charles Flamand, en son dernier recueil intitulé La vigilance domine les hauteurs.
Aucune sangsue publicitaire ne pourra récupérer la substance de son œuvre et la détourner, obéissant ainsi au mode opératoire qui est le propre de la publicité. Car le poète a su accoucher d’une parole ô combien verrouillée aux convoitises du monde marchand. Elle n’en demeure pas moins active car son secret, lui, déverrouille une à une les clenches des automatismes modernes consistant à machinalement agir sur nos cerveaux pour faire de chaque individu une personne manipulée aux intérêts de la consommation et de la dépersonnalisation.
Elie-Charles Flamand déverrouille les clenches du cerveau, permettant ainsi à l’esprit de s’écouler comme une rivière d’argent et d’habiter le crâne.
Trente-deux poèmes à cette main voyante pour murmurer au monde sa parole affranchie. Bien-sûr, cette poésie ne se donne pas à la première lecture. Mais cette première lecture laisse dans l’être un grand mouvement de beauté qui appelle à une relation soutenue. Elle est tout entière don et générosité de cœur, mais la hardiesse des images conquises à l’invisible prennent en compte le facteur temps pour que la boîte noire de l’inconscient laisse se développer la lumière dans la conscience agie.
Langue rare, haute inspiration, courage des images font le pouvoir de cette poésie.
Les lignes de force de ce recueil dansent entre une aspiration hauturière, la mise en image virtuose des émotions sur la plupart desquelles le commun des mortels ne saurait mettre de mots, la considération des événements intérieurs qui agissent en général en l’homme sans qu’il s’en aperçoive, et le rapport entre les mouvements musicaux et la réalité ascendante de l’être malgré les apparences contradictoires que laisse entendre la vieillesse avec la déréliction du corps. Tout final musical, même s’il est diminuendo, est une apothéose par le silence qu’il installe dans le cœur de l’auditeur et qui dilate en lui la beauté de la composition. Cette apothéose est à l’image de la vie de tout vieil homme qui, perclus de douleurs et empêché physiquement, poursuit son chemin ascensionnel. D’où le titre du recueil : La vigilance domine les hauteurs.
Une poésie ambitieuse et se donnant les moyens de son ambition à l’heure de la vitesse-consommatrice.
Le livre s’ouvre par le poème “Dépaysement”. Ce poème semble nous parler du changement de pays du poète, mais aussi du changement de pays de tout devenir humain. Ici, la “contrée vacille”, l’état humain n’étant que provisoire, et la conscience guide l’existence quotidienne dans un lieu ouvert et respirable : “la prairie”. Les “regrets”, s’ils sont là, ne sont d’aucune puissance constructive et attachent la vie à la nostalgie ou la mélancolie régressive. Aussi faut-il tourner son regard vers des impressions verticales, “un simple vol d’éphémères/emperlé de gouttelettes qu’irisent les avenirs”. Car c’est dans ce mouvement qu’ “aussitôt la bouche céleste les dévore”, nourrissant son appétit de métamorphoses d’âmes imprégnées de lumière.
La voix d’Elie-Charles Flamand est une voix unique. Aucune autre ne lui ressemble. Il n’a copié dans l’imaginaire d’aucun autre poète. Homme de grand âge, c’est un poète neuf car ayant su percevoir la voix ancienne rodant en lui et lui offrant l’outil de son existence pour combler ses espérances d’incarnation renouvelée.
Après ce “dépaysement” le poète va nous mener sur un chemin ascensionnel, pour un autre jour. Flamand scrute en lui-même les forces qui le composent et ordonne ce maelström pour nous léguer un chant du devenir préparé au grand passage. Dans le poème “Précisément”, le poète évoque le soir de l’existence, celui qui récapitule la vie et “dissipe la fougue des souhaits”. L’expérience parle, la jeunesse et l’innocence se sont transformées en relations, depuis lesquelles la vision domine l’horizon. Dans le feu de l’action du jour, il y avait des coups de sang, des écueils qu’il fallait affronter. Mais revenu de ces illusions formatrices, le poète en appelle à un autre feu, un feu établissant la vie dans la durée. Le feu de l’action laisse place au feu agissant à un niveau supérieur, et que l’on attise par des “caresses fondatrices”.
La langue du poète Elie-Charles Flamand est ainsi une porte. Elle peut demeurer fermée par trop d’obscurité, mais elle peut aussi être limpide et ouvrir sur l’au-delà de ce que cachent les mots. Cette porte ne mène pas à un lieu, mais à un état. L’état du tout amour, de la sérénité et de l’unité.
Nous pourrions interpréter ici chaque poème, comme un voyant interprète la réalité d’un rêve. Mais cela composerait un essai que nous destinerons à un autre projet éditorial. Nous terminerons cependant en évoquant le dernier poème de ce magnifique ensemble aux échos subtils : Fermer le cercle. La musique s’est fait entendre, avec ses lento, allegro, ses vibrato ; laissant advenir les ombres limpides permettant d’atteindre un rivage convaincant. Il faut alors fermer le cercle, c’est à dire finir de composer cet état de perfection car le cercle évoque l’idée du parfait, du ciel en l’homme, des contraires conciliés.
Ce qui se passe dans les confins d’autrefois
Disloque peu à peu le trouble
Dont les brisures viennent daller le virage
Menant à la ronceraie où l’aube s’attarde
Et affine le très sensible aiguillon du jour
Puis couvre d’un voilage tissé par le recueillement
Le cortège du vrai retour
Alors qu’il se coule entre campaniles et campanules
Le fil de l’aventure se noue à la vue
Qui s’effondre parmi les moires défigeant l’autre voix
Son appel prépare une fougue à venir
Plus avant sur le trajet que lança un sourire rouillé
L’éphémère devient assentiment
Et ce legs parfois onduleux réconcilie les essors contraires
Dès que le silence entaille les ténèbres
Pour explorer la mémoire du ciel
La roche du vouloir
Fruit qui gonfle et entre en giration
Te concerte d’abord sous l’arche incrustée
De souhaits et de patiences
Pourtant les fontaines scellées se délivrent
Et leur jaillissement va susciter puis conduire
Le cours qui se déploiera en une échappée
Vers le renouveau de l’originel
Telle est la voix unique d’Elie-Charles Flamand, que nous vous invitons à fréquenter à l’aune de ses propres paroles revendiquées dans un Manifeste daté de 1979, ainsi qu’à travers un entretien qu’il nous a accordé récemment.
Elie-Charles Flamand, où “quand l’esprit du Poème sublime la prolifération de la prose”, pour une restauration de la haute langue.
Elie-Charles Flamand, 1981
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