Ain­si je suis allée, oubliant tout devoir,
Et j’ai vécu ma vie. Alors elle fut poème.
                     
 [E. Strittmat­ter, Lumière de neige]

Eva Strittmat­ter est née en 1930 à Neu­rup­pin dans le Bran­de­bourg, elle est morte à Berlin le 3 juin 2011, l’année de la paru­tion de ce vol­ume chez Cheyne réu­nis­sant des textes issus de recueils divers. Une vie tra­ver­sée par la mon­tée du nazisme, la guerre, le com­mu­nisme stasi­lan­di­en… et l’entrée en scène de coca-cola. Con­sid­érée comme l’une des poètes les plus impor­tantes de la sec­onde moitié du siè­cle passé, elle appar­tient au groupe restreint des poètes les plus lus aujourd’hui en Alle­magne. Elle a reçu le pres­tigieux prix Heine. Cet ouvrage est le seul disponible en langue française pour le moment et il faut ici saluer la col­lec­tion dirigée par Jean-Bap­tiste Para, chez Cheyne, sans laque­lle nous ne pour­rions pas lire l’œuvre de Strittmat­ter, pas plus d’ailleurs que celles de Fritz ou Kunz.

Dans sa pré­face, Fer­nand Cam­bon mon­tre l’originalité de cette poésie et de cette langue, inscrite dans une aire géo­graphique forte­ment mar­quée par l’histoire (avoir vécu et avoir écrit une œuvre en RDA n’est pas rien), ouverte sur les march­es de l’Est, les lit­téra­tures serbe, hon­groise, Pouchkine, et cepen­dant en lien fort avec des œuvres comme celles de Rit­sos, Neru­da ou Lor­ca. Cette poésie est celle d’une langue alle­mande regar­dant peu vers l’ouest de l’Alsace, plutôt du côté de la Pologne. On s’est par­fois inter­rogé sur l’aspect apoli­tique appar­ent de cette poésie, ce qui est une erreur, une faute même en ce domaine : la poésie est par nature poli­tique, du moins quand elle n’est pas idéologique­ment inféodée. Strittmat­ter écrivait :

Je peux me sépar­er du bruit des mots
Et ne m’en réjouis pas moins des mots en moi.

Strittmat­ter a porté son œil de poète sur la réal­ité de la vie, en RDA puis en Alle­magne, gar­dant ain­si ce que Cam­bon con­sid­ère, à juste titre, comme un cap poé­tique véri­ta­ble : « C’est quelqu’un qui n’ignore rien de son temps ni de sa géo­gra­phie, mais qui reste inébran­lable­ment con­nec­tée à un essen­tiel qui les transcende ».

Nuit d’octobre

Je fais un poème
Qui con­siste en silence
Effacez mes mots
Et voyez : le brouil­lard passe
Par-dessus les prés. Et là-haut
La grande lune d’octobre.
La nuit est habitée de cerfs
Qui bra­ment et de leurs chasseurs.
La nuit est absol­u­ment sans vent.
Pas un mou­ve­ment dans le tout.
Sauf le bouleau dont les feuilles
Tombent sans un bruit.

 

Dépen­dance

Nous vivons dans un système
D’obligations et de dépendances,
Pour lequel nous payons des impôts. A bon droit. Seuls
Nous ne pou­vons pas con­quérir notre droit.
Nous avons con­fi­ance que nous vien­dra du pain
Et du courant pour la lumière et la con­duite d’eau,
Que sera pro­duit du papi­er pour l’impression du poème
Tout autant que pour le jour­nal quotidien.
Il faut que les ordures soient enlevées, la rue balayée,
Et l’opéra doit com­mencer chaque soir à huit heures.

Quiconque se plaint des dépendances
N’a pas juste­ment éval­ué ses besoins.

Une poète qui écrit à ses amis polonais :

Je ne peux nier être Allemande
Ni penser en alle­mand, ni par­ler allemand
Ma langue, vous l’avez enten­due crier
Et elle fut con­sen­tante au crime.

Notons que le tra­duc­teur a fait le choix de con­serv­er le rythme des poèmes sans en repro­duire les rimes. La poésie de Strittmat­ter est rimée, on aura donc force plaisir à lire les poèmes dans leur langue d’origine au regard de cette belle traduction.

On attend main­tenant un dossier de revue con­sacrée à cette œuvre, du côté de Po&sie, d’Europe ou de Siè­cle 21.

Sur Eva Strittmatter :
http://de.wikipedia.org/wiki/Eva_Strittmatter

http://poezibao.typepad.com/poezibao/2011/08/eva-strittmatter.html

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