Emmanuel Échivard, Avec l’ombre

Par |2023-03-06T08:27:11+01:00 4 mars 2023|Catégories : Critiques, Emmanuel Edchivard|

Avec l’ombre est résol­u­ment le jour­nal d’un voy­age dont la direc­tion est annon­cée dans la cita­tion de René Char qu’Emmanuel Échivard appose en exer­gue de son œuvre :

Il faut s’établir à l’extérieur de soi, au bord des larmes et dans l’orbite des famines, si nous voulons que quelque chose hors du com­mun se pro­duise, qui n’était que pour nous.

 Le point de départ de ce voy­age « au bord des larmes et dans l’orbite des famines » est un lieu pré­cis (une mai­son et son jardin) où sub­siste une rela­tion fan­tas­ma­tique entre une fig­ure fémi­nine aux mul­ti­ples vis­ages (jardin, fig­ure mater­nelle, femme aimée, enfance, ville, etc.) qui n’est définie que par le pronom « elle », et un « tu » tan­tôt féminin, tan­tôt mas­culin, à tel point indéfi­ni qu’il devient uni­versel. Cette rela­tion occupe entière­ment la pre­mière par­tie du recueil, À tra­vers l’ombre. C’est ici que le poète rend compte de la véri­ta­ble lutte que le « tu » engage avec « elle », une lutte qui com­porte notam­ment de lour­des défaites : « Tu es / enter­ré vivant. // Elle, elle se tient au cœur. […] Elle te retient au sol. » (p. 26) Ce voy­age à tra­vers l’ombre d’une mémoire peu­plée de « ronces » (p. 25 et 78) peut avoir égale­ment la douceur trompeuse de la nos­tal­gie (« Loin de ton / jardin, tu te perds », p. 22) et de sa parole (« Déposés sur la table de la cui­sine, il y a autour de / toi des mots de tous les jours, des mots sim­ples, / sans adjec­tif, mais qui te font tenir debout. // Ne quitte pas ton lieu, dis­ent-ils », p. 72), qui ne peut que tuer dans l’œuf toute vel­léité de fuite. Pour avancer, le « tu » doit accepter de per­dre quelque chose : « Il faudrait accueil­lir la dis­pari­tion des couleurs, / rester fixé au gris du mur, y lire les fis­sures, s’y / recon­naître, y faire naître sa joie. » (p. 31)

Délesté de la « grav­ité du monde » qu’« elle » incar­ne, le « tu », nou­v­el Ulysse, peut se « laisse[r] enfin porter » vers un « nou­v­el équili­bre » (p. 60), qui con­siste à aller à la ren­con­tre de l’autre. 

Emmanuel Edchivard, Avec l’om­bre, Cheyne, 2019, 96 pages, 17 €.

C’est en présence « des com­pagnes de dis­ette » (p. 52) que le « tu » peut se ren­dre compte du fait que sa quête n’est pas soli­taire (« qui cherchez-vous ? », ibid.). Fort de ce con­stat, le « tu » aperçoit enfin son salut : « Au bout de l’impasse, une étroite venelle part à / l’aventure. » (p. 56) Fort de ce con­stat, il peut « habiter [s]a soli­tude » (p. 29), en paix avec l’ombre qui le han­tait, car elle a enfin un nom (à cha­cun le sien), elle a fruc­ti­fié : « Elle se donne. // Dis son nom ! / Ou plutôt // appelle-la. // On goûte une mûre / au milieu des ronces. » (p. 78)

C’est d’ici – nous sommes dans la deux­ième par­tie, au titre ouverte­ment proustien, À l’ombre des jours fastes – que l’on peut quit­ter la « basilique » (p. 84) de la mémoire avec ses plaies et ses blessures, que l’on peut habiter « une mai­son de brique » (ibid.) avec l’autre (« ton amie » est le nou­veau per­son­nage de cette deux­ième par­tie). C’est à cette con­di­tion-là que l’on peut accueil­lir le « nou­veau rythme » (p. 92) qu’incarne l’autre, tout en étant prêt à com­pos­er avec la nou­velle ombre, la nou­velle « faille [qui] s’est ouverte » (p. 89).

Être rela­tion­nel par déf­i­ni­tion, l’être humain se doit de com­pos­er avec l’ombre pour attein­dre ce « hors du com­mun » dont par­lait Char dans la cita­tion ini­tiale. C’est toute la leçon de cette dra­maturgie de la présence au monde que nous livre Emmanuel Échivard.  

 

Présentation de l’auteur

Emmanuel Edchivard

Né au Havre en 1975, des études à Lyon et à Paris. Vit actuelle­ment à Reims, où il enseigne la lit­téra­ture et le latin en khâgne et à Sci­ences Po. Après la Trace d’une vis­ite, (Cheyne, 2016, Prix du pre­mier recueil de poèmes de la Fon­da­tion Antoine et Marie-Hélène Lab­bé pour la poésie et Prix de poésie Maïse Plo­quin-Cau­­nan de l’Académie française).

Bibliographie

  • La Trace d’une vis­ite, Cheyne édi­teur, 2016.
  • « Suite des jours », revue Nunc n° 47, édi­tions de Cor­levour, 2019.
  • Avec l’om­bre, Cheyne édi­teur, 2019.
  • Pas de temps, Cheyne édi­teur, 2022.

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Mauro Candiloro

Après des études de let­tres mod­ernes en Ital­ie, Mau­ro Can­diloro, né en 1983, a com­plété sa for­ma­tion en France, devenant enseignant d’italien et doc­teur en lit­téra­ture ital­i­enne. Sa thèse et ses arti­cles de recherche por­tent sur l’œuvre et notam­ment la poésie de Pao­lo Volponi, une fig­ure majeure de la lit­téra­ture ital­i­enne du XXème siè­cle. Il s’occupe prin­ci­pale­ment de poésie ital­i­enne du XXème siè­cle et con­tem­po­raine, et notam­ment de poésie sur le tra­vail et sur l’écologie. Poète, tra­duc­teur et bloggeur à ses heures per­dues, il tra­vaille à présent à son pre­mier recueil de poèmes et à la tra­duc­tion des recueils de Volponi, jamais traduits en français.

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