Emmanuel Échivard, Avec l’ombre

Avec l’ombre est résolument le journal d’un voyage dont la direction est annoncée dans la citation de René Char qu’Emmanuel Échivard appose en exergue de son œuvre :

Il faut s’établir à l’extérieur de soi, au bord des larmes et dans l’orbite des famines, si nous voulons que quelque chose hors du commun se produise, qui n’était que pour nous.

 Le point de départ de ce voyage « au bord des larmes et dans l’orbite des famines » est un lieu précis (une maison et son jardin) où subsiste une relation fantasmatique entre une figure féminine aux multiples visages (jardin, figure maternelle, femme aimée, enfance, ville, etc.) qui n’est définie que par le pronom « elle », et un « tu » tantôt féminin, tantôt masculin, à tel point indéfini qu’il devient universel. Cette relation occupe entièrement la première partie du recueil, À travers l’ombre. C’est ici que le poète rend compte de la véritable lutte que le « tu » engage avec « elle », une lutte qui comporte notamment de lourdes défaites : « Tu es / enterré vivant. // Elle, elle se tient au cœur. […] Elle te retient au sol. » (p. 26) Ce voyage à travers l’ombre d’une mémoire peuplée de « ronces » (p. 25 et 78) peut avoir également la douceur trompeuse de la nostalgie (« Loin de ton / jardin, tu te perds », p. 22) et de sa parole (« Déposés sur la table de la cuisine, il y a autour de / toi des mots de tous les jours, des mots simples, / sans adjectif, mais qui te font tenir debout. // Ne quitte pas ton lieu, disent-ils », p. 72), qui ne peut que tuer dans l’œuf toute velléité de fuite. Pour avancer, le « tu » doit accepter de perdre quelque chose : « Il faudrait accueillir la disparition des couleurs, / rester fixé au gris du mur, y lire les fissures, s’y / reconnaître, y faire naître sa joie. » (p. 31)

Délesté de la « gravité du monde » qu’« elle » incarne, le « tu », nouvel Ulysse, peut se « laisse[r] enfin porter » vers un « nouvel équilibre » (p. 60), qui consiste à aller à la rencontre de l’autre. 

Emmanuel Edchivard, Avec l'ombre, Cheyne, 2019, 96 pages, 17 €.

C’est en présence « des compagnes de disette » (p. 52) que le « tu » peut se rendre compte du fait que sa quête n’est pas solitaire (« qui cherchez-vous ? », ibid.). Fort de ce constat, le « tu » aperçoit enfin son salut : « Au bout de l’impasse, une étroite venelle part à / l’aventure. » (p. 56) Fort de ce constat, il peut « habiter [s]a solitude » (p. 29), en paix avec l’ombre qui le hantait, car elle a enfin un nom (à chacun le sien), elle a fructifié : « Elle se donne. // Dis son nom ! / Ou plutôt // appelle-la. // On goûte une mûre / au milieu des ronces. » (p. 78)

C’est d’ici – nous sommes dans la deuxième partie, au titre ouvertement proustien, À l’ombre des jours fastes – que l’on peut quitter la « basilique » (p. 84) de la mémoire avec ses plaies et ses blessures, que l’on peut habiter « une maison de brique » (ibid.) avec l’autre (« ton amie » est le nouveau personnage de cette deuxième partie). C’est à cette condition-là que l’on peut accueillir le « nouveau rythme » (p. 92) qu’incarne l’autre, tout en étant prêt à composer avec la nouvelle ombre, la nouvelle « faille [qui] s’est ouverte » (p. 89).

Être relationnel par définition, l’être humain se doit de composer avec l’ombre pour atteindre ce « hors du commun » dont parlait Char dans la citation initiale. C’est toute la leçon de cette dramaturgie de la présence au monde que nous livre Emmanuel Échivard.  

 

Présentation de l’auteur

Emmanuel Edchivard

Né au Havre en 1975, des études à Lyon et à Paris. Vit actuellement à Reims, où il enseigne la littérature et le latin en khâgne et à Sciences Po. Après la Trace d’une visite, (Cheyne, 2016, Prix du premier recueil de poèmes de la Fondation Antoine et Marie-Hélène Labbé pour la poésie et Prix de poésie Maïse Ploquin-Caunan de l’Académie française).

Bibliographie

  • La Trace d'une visite, Cheyne éditeur, 2016.
  • « Suite des jours », revue Nunc n° 47, éditions de Corlevour, 2019.
  • Avec l'ombre, Cheyne éditeur, 2019.
  • Pas de temps, Cheyne éditeur, 2022.

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