New-York…
le nom de la ville cristallise tous les clichés, tous les rêves, d’un côté à l’autre de l’océan : depuis la statue de la Liberté de Bartholdi, phare qui attire depuis des siècles, comme des oiseaux, les espoirs d’immigration, d’intégration… Ville au rythme trépidant, ville du jazz et de la vie nocturne, de la modernité rayonnante, à la pointe de la création artistique, où brillent les noms de peintres, musiciens, écrivains, cinéastes.… effervescence artistique qui a touché la photo, la peinture, la poésie — dont nous parlent ici Alice-Catherine Carls et Elizabeth Brunazzi, à travers le prisme de ce qu’on nomma “Ecole de New-York” – la Beat Generation (qu’évoque l’article de Carole Mesrobian sur Claude Pélieu) le Velvet Underground, avec Lou Reed, dont parle Christian-Edziré Déquesnes… Effervescence dont témoigne aussi Robin Hirsch, fondateur de l’une des plus célèbres scènes de la vie littéraire, à travers la narration humoristique de ses débuts avec “Gene”.
Ville-creuset, multi-culturelle, multi-ethnique – NYC représente d’une certaine façon LA VILLE absolue des XXème et XXIème siècles, et “l’essence” de l’Amérique dans nos regards européens : ville des combats pour l’intégration de toutes les minorités, ville de résistance à toutes les discriminations, de race, de genre… dont témoignent les poètes afro, arabes, juifs… présentés dans les chroniques et les essais ; Qincy Troupe, Lawrence Joseph, James Emanuel. Sans oublier, les luttes féministes et contre les discriminations de genre pour lesquels June Jordan est une figure de proue — tout comme Adrienne Rich, ou Hettie Jones, témoin de la Beat Generation, dont elle fut l’éditrice, et Patricia Spears Jones.
Ce numéro spécial, en forme de manteau d’Arlequin, n’a pas la prétention de couvrir tout le sujet – d’autres s’en chargent ailleurs, et la très sérieuse revue Siècle 21(1), entre autres, sort à la rentrée son deuxième volet consacré à L’Ecole de New-York : une longue amitié avec Barry Wallenstein, poète-performeur new-yorkais plusieurs fois publié dans les pages de Recours au Poème, nous avait amenés à lui proposer d’inviter des poètes représentatifs de la scène poétique new-yorkaise aujourd’hui; et à évoquer le lien qui unit leurs pratiques poétiques, l’influence de New-York, à travers toute la diversité de leurs écritures. Les poètes à la une — ont répondu à un questionnaire sur les influences littéraires qu’ils retiennent pour eux, ce qui les a amenés à la littérature, ce qui les inspire, quelle est leur relation au langage, à l’actualité, aux autres arts, dans leur propre pratique.
Selon Barry Wallenstein, si, dans les années 1950, existait une “école” de poésie dite de New-York, dont on peut lire une sélection dans deux fameuses anthologies — The Poets of the New York School, Selected and Edited by John Bernard Meyers, 1969; An Anthology of New York Poets, publié par Ron Padgett and David Shapiro, 1970 (Random House), et dont parlent de nombreuses études, il n’en est plus rien aujourd’hui. Les représentants les plus importants partageaient un style plutôt familier, avec du disours improvisé, de nombreuses allusions aux gens et aux événements liés à ce groupe de poètes urbains et intellectuels. En tant que groupe, ils étaient liés avec le spectacle visuel, et des collaborations existaient aussi entre poètes et peintres. Parmi les figures les plus connues de ce courant, on peut citer Frank O’Hara, John Ashbery, Kenneth Koch, James Schuyler, and Barbara Guest.
Ce mouvement s’est dissout, et il n’y a plus rien qui ressemble à une école ou à un style de NY. La poésie qui naît du “creuset” qu’est New York City est bien trop variée pour être caractérisée. On aura toujours quelqu’un qui publie un sonnet, une villanelle, un poème narratif en vers libre, un poème lyrique, surréaliste, ou réaliste… Il y a la poésie rap, le hip-hop, la poésie visuelle, etc. Il n’y a pas de style de New-York.
Dennis Nurkse :
Je suis reconnaissant au fleuve de langage qui s’écoule depuis Gilgamesh. La poésie contemporaine a la chance de n’être qu’éclectique – Louis Simpson disait de la poésie américaine qu’elle est “un requin capable de digérer une chaussure.” J’ai écrit des poèmes du plus loin dont je me souvienne. Comme la plupart des artistes, ce qui m’influence est l’irréductible étrangeté du quotidien, éveils et rêves, naissance et mort. Je ne sais pas jusqu”à quel point nous avons quelque chose de commun sous la surface.
Jeff Wright :
Mes poèmes tirent leur inspiration de mes efforts à incarner un personnage; Mes efforts à être le scribe de la tribu.
J’ai commencé à écrire après ma lecture d E.E Cummings, qui m’a ébloui par toutes les possibilités.
Ecrire est un acte de foi. C’est une corrida avec une page blanche. C’est comme cuisiner. Comme faire pousser des plantes. C’est créer quelque chose à partir d’un équilibre d’ingrédients complémentaires. C’est comme faire des Sudoku. Ou du kung-fu linguistique. Comme résoudre un puzzle. C’est comme dire une prière que vous faites tout en flirtant avec les filles du diable.
Mes poèmes sont affamés – ils dévorent le temps, l’amour, le sexe et la communauté en une bouchée. L’esprit, la spontanéité et l’érudition interagissent avec l’expérience durement acquise, créant des arrangements ludiques (mais profonds). De la marge, ces plaintes avides, haletantes, équilibrent tradition et innovation. Présentant un personnage prophétique et impie, les fausses invocations alternent à toute allure entre branchitude et classicisme. Ces quatre sonnets sont des interprétations parfaitement modernes d’imagination lyrique et de solution formelle.
J’ai commencé à écrire des sonnets après avoir étudié avec Ted Berrigan. Puis, j’ai étudié avec Alice Notley et obtenu mon MFA au Brooklyn College. Spuyten Duyvil a récemment publié un recueil de mes sonnets intitulé Triple Couronne. Ces trois nouveaux sonnets proviennent d’un manuscrit intitulé Blue Lyre.
Berrigan enseignait à écrire “avec la radio allumée”. Il le pensait vraiment, et c’était emblématique de la globalité avec laquelle il considérait le sujet. Les textures vernaculaires se composent de clichés réadaptés, d’idiomes et de mèmes arrachés au tissu de la vie quotidienne autant qu’à l’imagerie culturelle iconique.
Quant à la poésie d’aujourd’hui… c’est une grande scène, pleine de camps rivaux, d’enclaves spécialisées, de cracherus de théories et de cultes de compétition. Il n’est pas possible d’être au courant des différents courants poétiques aujourd’hui, c’est pourquoi je tends à rejeter les courants principaux, les praticiens reconnus par l’université, et je défends l’underground et ses individus héroïques.
Marc Jampole :
Wallace Stevens, T.S. Eliot, Gerard Manley Hopkins, Stéphane Mallarmé sont les poètes qui m’ont le plus appris, mais l’artiste qui a eu le plus d’influence sur mon approche de l’art et de la vie est le romancier du 19ème siècle, Stendhal.
Des émotions et des événements variés inspirent des poèmes variés. Le goulag de torture américain a inspiré une série de poèmes sur la torture. D’autre part, une réflexion sur ce que signifie vraiment le point de vue a inspiré la conception du cycle des poèmes cubistes.
Je produisais des films et j’étais chargé des public relations, et j’en avais tellement assez des arts collaboratifs que j’ai commencé à écrire de la poésie comme un dada au cours de ma trentaine, pour avoir la maîtrise totale de ma forme artistique. Je voulais aussi faire des expériences sur le langage.
Ma relation au langage est personnelle, je préfère ne pas en parler. Je dirais que j’ai voulu être écrivain depuis l’enfance et que je ne crois pas que le poète soit un “prêtre” doté d’une relation “améliorée” avec l’expérience ou une connexion spéciale au spirituel.
La poésie américaine aujourd’hui est une grande tente sous laquelle on trouve de nombreux styles d’écriture : expérimental, autobiographique, surréaliste, engagé, érotique, ecphrastique, performative, traditionnelle, érudite, académique, artisanale, rimée ou non,. Un lieu aussi bigarré et très peuplé, comme New-York, abritera bien évidemment des poètes venant de tous les points de ce spectre esthétique, ou, pour poursuivre la métaphore, de tous les coins de la tente, mais parce que NY même entretient diversité et marginalité, nombre de poètes new-yorkais sont d’un côté et de l’autre de l’art poétique. Les poètes new-yorkais ont aussi tendance à être plus engagés politiquement et plus à gauche que la communauté poétique en général, reflétant ainsi la nature progressiste du New-yorkais en général. Enfin; il y a le problème de l’environnement dans lequel un poète tire son ou ses images, et sa langue. La brise de l’océan à 15 heures, l’écho d’un métro une station plus loin, la permanente cohue en centre ville, le brouhaha joyeux des gens à Union Square, les bribes de jazz, folk, pop et musique électronique qu’on peut entendre en passant devant les clubs, le vaste silence de la nature au coeur d’une promenade à Central Park, le succulent poisson fumé chez les traiteurs, les extraordinaires gratte-ciel art-déco – ce sont quelques unes des milliers d’images visuelles et sonores particulières au New-York qui se gravent dans l’esprit de tous les New-yorkais, poètes et autres, et qui informent inconsciemment nos vies et notre art.
Neil Shepard :
Il y a une longue lignée d’influence, en remontant jusqu’à Homère, Ovide, Dante ou Shakespeare. Mais je vais me concentrer sur une influence en langue anglaise plus récente, commençant avec des poètes du 19ème comme Whitman, Wordsworth, Blake et Keats, en passant par des poètes pré-modernes et modernes comme Yeats, Frost, Jeffers, Williams et Stevens, jusqu’à des poètes de l’époque contemporaine toujours sand date commme Theodore Roethke, Robert Lowell, Elizabeth Bishop, Sylvia Plath, Ted Hughes, Galway Kinnell, Robert Bly, James Wright, Hayden Carruth, Philip Levine, Denise Levertov, Larry Levis, Louise Gluck, Sharon Olds, Robert Hass. Influences aussi de poètes qui ne sont pas de langue anglaise, incluant Baudelaire, Rilke, Lorca, Neruda, Paz, Transtromer, Milosz, Hikmet.
La poésie m’aide à organiser le chaos, en amenant des sons organisés, des images, des pensées et des principes à peser sur un matériau originellement déroutant, troublant et résistant.
Malgré de nombreuses lectures de théories poststructuralistes, je persiste à croire que le langage peut représenter différentes réalités à travers la confluence de sons, d’images, de tropes, de symboles, et j’espère que cette langue poétique communique (même si elle joue avec la nature de la communication, la difficulté inhérente du langage courant, les constructions culturelles qui nous aveuglent et nous poussent à certaines interprétations linguistiques) et procure une réponse émotionnelle, intellectuelle, et – oserais-je dire – spirituelle.
NYC est un lieu multiethnique, varié, avec de grandes disparités de richesse, d’accés, de privilèges. Il ne devrait pas être surprenant, donc, de trouver parmi les poètes une grande diversité dans la pratique poétique et son contenu. Il n’y a pas (et il n’y a probablement jamais eu) une école de New-York de poésie (ainsi que nous nous y référions pour des poètes aussi différents que Ashbery, Koch, O’Hara et Barbara Guest). Peut-être que ce qui nous lie, inévitablement, c’est notre conscience de vivre dans un endroit densement peuplé, varié, plein de contradictions, bruyant, glamour, sale, révoltant, rapide ou excessivement lent (selon qu’on a accès au privilège et au pouvoir), avançant contamment, se réinventant, même quand il démolit à coup de boule physique ou métaphysique ce qui a précédé. Certains de ces traits pourraient (ou non) déteindre sur les poètes new-yorkais, et il est impossible de prédire comment ceci affectera le tempérament, la pratique esthétique et le contenu final.
Stéphanie Rauschenbusch :
Les poètes que je préfère sont Wallace Stevens, Elizabeth Bishop,Robert Lowell, Seamus Heaney, et Louise Gluck.. Je partage l’avis qu’il n’existe plus de catégorie de “poètes de New-York”.
Les mots me fascinent et j’essaie d’élargir ma perception des sons du Français en regardant TV5 monde et parfois la RAI pour les mots italiens.
Ce qui m’inspire est généralement un souvenir visuel de l’enfance.
_______________notes :
(1) — le deuxième volet d’un dossier sur la poésie à New-York sort en septembre sur “Siècle 21” : http://revue-siecle21.fr/Siecle21/609E25CD-CAAA-4C98-B44D-2D2D5F0B18E5.html