Absence, mon épouse diagonale à la robe de pelures. Je ne t’avais jamais vraiment chantée, et c’est toi que je retrouve dans toutes les chairs de femme, poignée de tourbe, poignée de menthe, mais sauvage, détachant l’arôme d’un froissement de doigts. Absence, plus que tout au monde. Je regarde tomber les choses du passé par la fenêtre. Ciel noir, étoiles mouchées. Je fais le vœu d’une parole aussi claire qu’un baiser. Pour un vertige horizontal. Et que le mot sexe soit le gouffre auquel surseoir. L’église. Comme deux paupières baissées sur les mains, paumes tournées vers le ciel, pour que la lumière continue. Ainsi marchais-je encore, sous des nuages menaçants comme des chiens à trois têtes, et la foudre parlait réellement par ma bouche, quand le monde n’était qu’un poème, sans cesse rejoué, écrit par un dieu schizophrène.
On travaille sur un corps, une chair pleine de sang, on détoure, on forme, on épouse ce qui fait aura de toute irréductible femelle. Le sexe, le trou, la béance d’être, entre terre et serpent : au ras. Et d’un corps-limaçon, frayant mollement entre les herbes hautes, sur la terre encore humide d’amour.
Ingeborg, Antonin, Arthur, et toi, Marceline, vous m’avez sauvé d’un bel incendie rose. À cause de vous j’aime ce rempart que le temps a dressé entre vous et vos mots. Je le veux conquérant. Comme si vous imaginer était prouesse ou roman. Dans la nuit. Dans la nuit, près du poêle, dans la cuisine, avec Héraclite. Mais la nuit. Comme elle communie, venue de là-bas. De là-bas où les chevaux traversent les montagnes. Avec les porteurs d’eau bleue du sommeil. Quand Ingeborg, Antonin, Arthur et Marceline sont posés sous l’oreiller comme quatre petits sous de faim, après que la petite souris… Tâtant ce corps au matin, se retrouvant inchangé. Voyant s’effondrer une étreinte avec une femme sans visage, se réveillant là où j’allais entrer en elle. C’est toute la nuit qui vacille, portée par des chevilles de cristal. C’est le concert de sa chute donné aux étoiles. Pour autant d’oreilles absolues. Comme si le dire était plus important que de le vivre. Et de recommencer, poser un pied nu sur le sol, se battre, sachant que le combat ne va pas sans légèreté, saut de puce pour venir mordre l’adversaire à la cuisse. Et lui arracher trois fois la tête. Et en faire un « être ou ne pas être », de cette tête. Reposer la question. Crânienne raison qui met la philosophie au tapis. Pourquoi hier était à la pluie, alors qu’aujourd’hui brûle un jaune soleil, dans un ciel sans nuages, comme un retour d’été ?
Elle avait des yeux gris pour la mélancolie, des yeux bleus pour la clarté de ses dires, et des yeux verts, immenses, pour me regarder sous ses cils. Elle m’a donné des yeux noirs quand j’ai vu les peaux mortes de l’amour. Car je sais qui je suis. Je suis parfois comme un livre tiré à blanc. Je suis parfois comme un chien dans une chiennerie de ville. Je suis – et j’ai souvent espéré un aboutissement de la ligne, un point par exemple. Que tout soit terminé.
Mais une ligne a des nervures qui la prolongent en ombres, et je songe à ces feuilles d’automne aux yeux couleur de terre et lignes brisées.
À l’horizon, un navire sombre. Laissant le profilage d’une trace éphémère. Avec de grands bouillonnements d’écume. Avant de dormir sous la chair du sable, et quelque gravier d’âme venant à taper, selon le courant, contre le métal en défaite. C’est le naufrage romantique si tu n’es pas capitaine de tes émotions. C’est le recours aux mots qui a perdu. Son drapeau blanc, tout mité. Comme le rideau ondule sous le vent, à la fenêtre. Comme, et jamais ainsi. Comme Paul et Ingeborg, à quelques années d’écart. Et toute vie. Et toute mort dilacérée.
Paul, mon verseur d’eau. Luttant contre les fossoyeurs d’étoiles dans la langue du bourreau. Et écrivant sur un sur-place : le poème. Sur un non-dit : le crime. Sur la douleur et sa juiverie. Plaçant des pierres de touche. De sorte que poème, crime et douleur se tiennent à l’étroit dans le placard qu’il rouvre chaque fois qu’il écrit. Et qu’en son absence, il demeure fermé. Plein de viols, de cris, de balles dans la tête et de camps. Quand Paul se jette dans la Seine, il périt par son élément : l’eau. Paul, mon Paul. Et la dernière cigarette d’Ingeborg…
La petite maison de Franz où chaque geste a sa place, où les mots se serrent contre les mots dans un carnet noir, jusqu’à son séjour de huit mois à Zürau, chez sa sœur, où le blanc va gagner, contre le noir de l’encre, sous forme d’espacements entre chaque aphorisme écrit contre la tuberculose. Lui, l’écrivain de l’impasse, de livres qui ne peuvent être achevés, se voit écrire un résumé spirituel de son combat avec et contre le monde. Sa mort attend d’entrer qui le suit comme une ombre. Aucun diamant aujourd’hui, mais l’ombre verte d’un arbre par la fenêtre, et quelques lignes arrachées à la maladie de l’être, à la plainte du vent dans les feuilles, et à toutes ces choses du quotidien qui se font avec de plus en plus d’efforts, de sorte que les gestes minuscules, élémentaires comme se raser, faire sa toilette ou même respirer correctement ont pour entrave une certaine gêne, un certain malaise. C’est la mort qui écrit la dernière ligne. C’est elle qui finit le livre : « Le monde va s’offrir à toi et jeter son masque, il ne peut pas faire autrement, il se tordra d’extase devant toi. »
***
Toi qui écris, entre les quatre murs qui te regardent, avançant des mots dans une pièce sombre, imaginant la mer, le sprint des vagues jusqu’à la plage, et son sexe de corail sous sa robe de bure, toi qui écris, ne suspends pas ton geste, ne ferme pas les trois fenêtres qui renvoient le ciel au ciel, ne cesse pas de regarder les dernières flaques, sur la chaussée, qui témoignent de la pluie. La pluie sera ta réponse, la pluie qui tombe sur un mur de pierres mangées de lichens, la pluie qui engrosse la terre et étage le vert, comme les taches grises sur la mer étagée. Ta petite sœur la pluie. Alors qu’un soleil liquide diffuse une lumière qui détruit le monde. Alors que dehors des milliers de visages hantent les rues, tu écris, toi, dans l’oubli de ton propre visage. Pour détourer les traits intimes du poème, comme Paul, comme Ingeborg, Antonin, Arthur et Marceline. Comme Franz. Comme toi qui n’es rien encore ou si peu, mais à grandir dans le flot. Comme une mer d’huile. Comme une mer d’encre. Et comme la rame colle aux étoiles, à la surface de l’eau. Toi, tu écris. Inlassablement. D’une main de gloire. Et tu ne le sais pas, bien évidemment. Tu écris comme si Dieu se retournait dans tes entrailles chaque fois que tu accouches d’un silence.
Toi, qui n’es pas encore – rompu par la croix de ta signature analphabète, non douée de corps. Toi qui n’as pas encore d’ombre – ce pouvoir froid de ce qui fait corps – et qui par ton sommeil incline un visage sur une poitrine envahie de nuit, mais de nuit noire, pendant que corps se forme. Corps de toi, ton corps, cette idée de pensées emprisonnées dans un certain contour, avec un nez, une bouche, des yeux superposés au vide de ta naissance. Toi, qui n’es pas encore, lorsqu’un visage adviendra, prends-le, ce sera le tien.
Toi, qui fus Frida, Pablo, Manuel, Ingeborg, Marceline ou Charles, rejoins le grand corps qui agite sa chevelure : la Voie Lactée. Enfer ou paradis, le chemin est le même – on va là où l’on est appelé. Toi, tu iras au ciel par l’échelle qui mène l’acrobate sur le fil – quand la plus haute peur et la plus belle énergie font corps. Car, une âme dans un corps, qui n’en rêverait pas ?
***
Sur l’autoroute, tout à l’heure, un ciel barré de grands nuages noirs comme des panaches de fumée, tandis que sur la gauche, on pouvait voir une vallée illuminée, comme un trou de lumière à l’horizon. Un temps lourd, sur le point de virer à l’orage, à la colère blanche et noire d’un dieu. Plus loin, en approchant de la ville, les quelques nuages qui demeuraient se battaient avec des percées lumineuses, s’entre-déchiraient et laissaient des lambeaux d’eux, comme des peaux, dans l’air, et l’air avait un fond d’une insoutenable douceur. Aussi le sentiment grandit en moi d’avoir laissé un peu de pluie là-bas pour le soleil d’ici. Et l’impression d’avoir pleuré là-bas les mêmes larmes. Il est un mur mitoyen entre la peine et l’amour. Si tu ne le perces pas, tu es d’un côté ou de l’autre. Rien ne se mêle ni n’épouse. Un mur est aussi un mur. Et, le ciment, c’est le cœur.
Voir un renard se surprendre à être vu, c’est voir quelque chose qui n’existait que dans les rêves – c’est voir le merveilleux tresser des visions comme des bouquets d’orchidées, coupées nettes, à la racine.
Un jour j’ai vu un chat porter dans sa gueule un oisillon tombé du nid, puis l’amener à sa maîtresse, simplement pour qu’elle répare l’aile blessée. Ce jour-là plusieurs oisillons tombaient du nid – tous portés dans la gueule du chat jusqu’à la maîtresse, en offrande, car rien n’était trop beau pour elle. La cloison de peau qui nous sépare du monde, qui fait qu’il nous heurte un peu moins, la cloison de peau, c’est le cœur qui bat en sourdine, c’est le cœur qui bat, le silence, puis rien – qu’un trait tiré sur le vide sidéral d’être dissout, de retourner au rien abyssal de nos journées, de nos jardins abandonnés, quelque part, là où l’on ne sait pas. Et de remercier le chat pour sa sagesse enflammée. Et de remercier le feu dans le chat.
***
Maintenant, je voudrais imaginer Arthur enfant, bourreau de travail, génie, génie proposant en sus à son professeur une version latine de sa copie, toujours étincelante, c’est-à-dire qu’Arthur est déjà Rimbaud, très tôt dans sa vie, comme un samouraï qui veut gagner toutes les guerres, et les gagnera, toutes, ou quasiment. Celle qu’il n’a pas gagnée l’a perdu, l’a tué. Une chute de cheval, une certaine négligence quant à soigner cette jambe, le ciel, la mer, Marseille, et cette mélancolie attenante, tenant si fort au ventre. C’est-à-dire : lorsque ce qui ne devrait pas être là est là. Lorsque ce qui n’est pas là est là. « Lorsque tu dis quelque chose, et que dans ta parole vient monter un orage, tais-toi, ne dis plus rien, pars, va-t’en loin de toi » dit Arthur enfant. Et Rimbaud, au Harar, payé en grains de café, de ce « maudit café », la misère ici étant plus lancinante, le marcheur étant plus dérouté quant à l’étoile à laquelle se fier, tant elles sont nombreuses, comme une poignée de fantômes appelée à donner une dernière représentation, le temps d’une nuit, et les lettres de la famille Rimbaud, pour toute richesse, et surtout, dans la tête, une mélodie. Ta. ta. ta. Ta. ta. ta. ta. La traduire en mot, la suivre toujours, même en la quittant, tel sera le secret de Rimbaud.
***
Toutes les chansons parlent d’amour. Pour dire les mêmes mots de la folie, du départ, de l’absence. Quand elle s’en va, c’est lui qui pleure, qui serre du vide entre ses bras. Quand il en aime une autre, c’est elle qui fait tout pour le reconquérir. Car reconquérir l’amour perdu de l’amour, là est le but, le cheminement. Toutes les chansons parlent d’amour. Jusqu’au non-sens. Je t’aime, tels seraient les mots les plus nus de la langue française. Ceux qui touchent directement à l’âme. Déclarer son amour, c’est entrer en guerre contre la médiocrité du monde, de ce qu’il devient, et c’est réellement pour le reconquérir, pour le réenchanter, ce monde, que l’on dit « je t’aime » à quelqu’un, en donnant l’exclusivité d’un sourire. Je crois qu’Arthur Rimbaud n’a pas pu être aimé à sa mesure. Je crois qu’Antonin Artaud n’a pas pu être aimé à sa juste mesure. Etc. Je revois la face lavée de lumière d’Ingeborg Bachman. Les lettres de Paul Celan quémandant un mot d’elle, et elle qui tarde à répondre parce que la vie la punit. Elle est le feu, lui l’eau.
Toutes les chansons parlent d’amour. Quand elle rêve de lui, quand il l’appelle dans la nuit, quand il vient, quand elle se laisse embrasser, caresser, puis lorsqu’il s’en va, laissant derrière lui un incendie de roses, et son absence plus grande que le monde, quand elle pleure, quand elle tape avec ses poings, puis quand elle n’en dort plus. Parler de l’amour à un enfant au crâne rasé, il le faut. Parler d’amour à celle qui pleure, sur la plage, les genoux au menton, regardant l’océan. Parler d’amour au bourreau. Comme il est là, cet être, dans les Illuminations et autres petits cailloux de Rimbaud, cailloux semés sur un chemin, avec peu de halte, de la marche, mais de la marche. Là – dans cette clairière, soustrait au monde, il l’est pour toujours, mais seul. Seul comme Dieu. Car même s’il est ici adulé, il est seul là-bas. Comme personne avant lui. Non, personne n’a été aussi esseulé que Rimbaud. Pourtant, il lui fallait porter la terre.
Dans sa langue votive et sa langue lilas, il le dit : « Je reviendrai ». Et, comme ça, Rimbaud revient tous les jours, doucement, à la vie. Ses lèvres s’entrouvrent. Il va dire un mot. Il hésite. Il décide de se taire, de ne rien dire d’autre qu’un regard tempête, qu’un sourire entre l’ironie et l’affront.
Non, Rimbaud n’est pas mort. C’est Arthur qui l’est.
***
Comme après un coma, l’odeur d’une rose, ce matin. C’est à peine si je pressens le cours des jours, les lèvres rouges.
Une flaque de lumière sur le carrelage, ce matin, m’a touché comme la plus brûlante des lettres d’amour. Cette lumière était adultère, puisqu’elle aimait aussi toute la ville, où elle avait habitudes, amants et maîtresses.
Quand tu es seule la nuit, c’est l’infini qui te regarde, et tu ne le sais pas.
C’est la goutte d’angoisse dans le quotidien des gens : être face à un sommeil qui se refuse, être face à la nuit d’une chambre qui n’est qu’une grotte ajourée.
Où l’on peignait autrefois. Où le mur était plus irrégulier, en cheminant. Où les mains négatives.
***
Ma grand-mère m’a dit, il y a quelques minutes, que je n’avais jamais rien fait depuis trente-quatre ans, que du vent. Le vent ne se perd jamais, aurais-je pu répondre, mais je l’ai quittée violemment, j’ai dit des mots que je pensais au moment où je le pensais, des mots que je me suis empressé d’oublier.
Une rose, sur la table. Seule rescapée de l’ouragan que ces paroles provoquèrent en moi. Une rose à jupe plissée, en volants. Entre le rouge et le rose. Une rose atomique, prête à exploser. Les plus basses feuilles, les plus mûres, me volent ma violence. En font des courbes d’un rouge prononcé. Et mon cœur barbelé d’épines. Une rose, sur la table.
Si souvent, nous ne sommes pas là dans ce que nous disons. Nous sommes des animaux sociaux, nous tolérons nos voisins, nous faisons l’amour à nos femmes, mais si souvent nous ne sommes pas là dans ce que nous disons. Un autre parle par notre bouche.
De jour en jour, d’heure en heure, la rose est la beauté inexpliquée de l’appartement. Elle a bu toute la nuit, dirait Franz, voyez comme elle se saoule encore. Oui, saoule de l’eau que je lui ai donnée. Et de la fenêtre ouverte laissant l’air circuler, et de la lumière du matin qui la frappe par la diagonale, et du chat intrigué, qui la hume, qui en flaire l’arôme.
Il y a une présence de l’absence. Je revois ma mère dans les yeux de mon père. Je revois un enfant peureux, tenant dans sa main droite un bras cassé, le gauche. Je revois toutes les choses qui ne reviendront plus. Aussi un des quatre murs est dédié à l’absence. C’est un mur nu, une aporie. Je ne sais pas ce que c’est vraiment sinon la fin de la philosophie. L’animalisation.
Aussi un des quatre murs est dédié à l’absence.
À l’absence d’homme dans l’homme, et à toute femme cadenassée.
À ton absence,
plus que tout au monde.
Tous les malentendus courent dans les couloirs d’un grand hôpital improvisé, où les acteurs ont le visage et l’âme traqués par la mort, qui de ses ongles, qui de ses dents… Tous les malentendus courent dans les couloirs d’un grand hôpital improvisé. Où l’actrice se tue au troisième épisode. Où l’acteur traverse l’invisible. Je songe à Artaud, à Walser. À tous les suicidés de la société. Et à la mort programmée d’un individu. Aux cheveux de blé d’Ingeborg. À Gérard de Nerval. Aux révélations qui n’ont pas pu être prononcées. Ite missa est.
Le lit semblait bouger, les draps onduler. Puis les murs reculèrent. C’était comme si l’espace de la chambre se réinventait devant mes yeux. J’étais moi-même rendu aux lèvres d’une plaie, d’une incision aux ciseaux à ongle. Je cherchais l’interrupteur comme on cherche la sortie. J’éteignis. Le sommeil m’avala quasi aussitôt.
Je me réveillai sans savoir ni qui j’étais, ni où je me trouvais. Comme chaque matin. Et, comme chaque matin, les limbes me révélèrent, peu à peu, en se dissipant, le sentiment de mon identité. Souvenirs de corps de femmes, d’un ciel ancien, de temples détruits à présent. Souvenirs à toucher de la main, à habiller de vêtements multicolores, à peigner, lentement, sans se soucier des cheveux qui tombent sur le sol, annonçant un crâne nu sous le cuir. Mes souvenirs.
Je rêve que je suis allongé sous un grand tilleul, et que le vent fouille ma chevelure en la soulevant. Je ne sais plus où j’ai entendu cela : « La terre dormait nue, tourmentée, comme une mère ». Tout ce que je sais : ce sont des mots russes. « La terre dormait nue, tourmentée, comme une mère ». J’entends le bruit des bottes, des trains qui partent pour un horizon caché, et l’âme paysanne, son craquement d’amour en mourant. D’amour mourir. Les yeux russes. L’âme russe. Sous le talon de l’ogre. « La terre dormait nue, tourmentée, comme une mère ».
Je roulais, tout à l’heure, en l’absence de ma présence ou en présence de ma propre absence. J’étais assis, à côté de moi, comme une potentialité. À la place du mort, dit-on. J’étais assis, à côté de moi, à attendre que mon corps me réclame. Et la vitesse égalisait les lignes. Puis je réintégrai ce corps. Si cette peau donne du grain, l’épouser, y vieillir. Ce n’est qu’une bouche, qu’un nez, deux yeux… Superposés au vide. Comme la jeune Ingeborg apprend à enfoncer son cœur dans les déliés de ses petits crachats d’encre violette. Comme, et jamais ainsi. On est si loin des anges trompettistes.
Ce soir, en rentrant, étonné par ces bandeaux roses déchirant les nuages, comme si le ciel avait pensé à moi – comme si ce rose, dur, sec et sauvage comme seul un enfant peut l’être, comme si ce rose avait été façonné pour l’approbation d’un regard : le mien. Ce rose, le ciel l’avait volé, après Rimbaud, à Marceline Desbordes-Valmore. Je voyais déjà les pilleurs : des poètes, des peintres passant là, volant le rose en faisant des poèmes et des tableaux « en regard ». C’était tout ce qui nous était donné dans cette vie : voler au rose sa cruauté (car il est cruel) et l’instiller dans une forme, même un simple souvenir. On emprisonne un peu le rose, oui, mais c’est parce qu’on le retient trop fort. Il suffit d’un moment de flottement, on roule une cigarette et, au moment de coller la feuille, en redressant la tête, on s’aperçoit que le rose est parti, recouvert par une épaisse couche grise, puis, très vite, par la nuit. Les tours s’allument à l’horizon. La vie reprend son cours, jamais anéantie par tant de beautés.
***
Un roi, nu, en défaite, tenant dans sa main une lettre d’amour qu’il adresse en son cœur à une reine pleine de poux.
Sous la robe de la reine, le corps nu de la mort.
La défroque. L’intime linge porté près du corps.
Et les supplices divers.
***
La rose est en train de mourir. Elle s’affaisse contre le temps. Quelques jours, avec si peu d’eau, c’est déjà beaucoup. Il faudra changer l’eau des fleurs, mon amour. Il faudra remettre toutes les pendules du monde à notre heure, mon amour – c’est ce que disait cette lettre d’une rose à une cuisine ensoleillée, avant l’hiver. Avant l’hiver elle marche, un soleil sur la poitrine. Avant l’hiver il nous reste toujours un peu d’été dans le corps.
La rose est en train de mourir. Pétales au bord de l’invisible.
Ce monde où les collines vont boire à la mer, ce monde de chants d’oiseaux et de lumière dans les arbres ne doit pas être abandonné, malgré tout le mal que l’on s’est fait, mon amour, car nul autre que nous ne le fait aussi bien. Quand mon orgueil épousait la courbe de ton sein. Quand un des quatre murs n’était pas dédié à l’absence. Quand l’absence n’avait pas de corps, pas de prise directe entre toi et moi. Lorsque l’amour avait des yeux d’or pour voir les choses du monde. Bien avant que ces choses ne déploient leurs ombres. Bien avant d’apprendre à repérer le singe dans l’homme, et tout ce qui monte à l’âme. Quand nous vivions de pas et de baisers dans la fraîcheur du soir. Ainsi, le noir venu, c’est le très pâle amant de la mort légère qui élève les étoiles comme un colleur d’affiches. Ainsi, ce monde où les collines vont boire à la mer, ce monde où les chants d’oiseaux rincent le bleu du ciel ne doit pas être livré à la lâcheté et à la rudesse des hommes les plus médiocres, les plus profanateurs d’horizons. Il existe. Pour qu’il demeure, il faut tenir ce cœur du monde le plus éloigné du monde. C’est la seule manière de mourir le plus légèrement du monde, que d’aimer. Pourtant, dans la ville où j’écris plane toujours cette goutte d’angoisse et la main qui lentement assassine.
***
Le chat courait à travers l’appartement comme un enfant acrobate qui maîtrise déjà tous ses gestes. Il sautait sur la commode, devenait le roi des airs pour rebondir sur le lit, puis sprinter jusqu’à la cuisine, comme si tous les records restaient à homologuer. Soudain il s’arrêta dans ses cabrioles, redevenu le prince roux de la maison, le prince plus libre que le roi… Il regarda longtemps le plaqueminier en feu à la fenêtre, y joua sa couleur, et partit dormir, en boule, sur un désordre de draps organisé pour lui. Il rêva sans doute à ce qu’il avait vu, à la fenêtre, c’est-à-dire à des vols groupés d’oiseaux grands et puissants, et à l’espoir que l’un d’entre eux s’égare dans l’appartement, à sa merci. Était-ce la nuit ou le jour ? C’était ici, en l’an quinze, à cette fenêtre rasée demain, et dont je ne saurai plus rien, que des souvenirs plus ou moins précis, plus ou moins forts. Chaque jour, à travers toutes les personnes qui meurent dans le monde disparaissent autant de réalités tangibles. Ici, depuis toi, un des quatre murs est dédié à l’absence.
Tu sais, ici, rien n’a changé, la plus grande douleur côtoie la plus haute joie, mais la cicatrice que je garde à mon bras est redevenue plaie, ouverte, béante, comme si le soleil caché d’un poème ne suffirait jamais à ensevelir le mal, de toi, de Dieu, des autres, vois-tu je suis peut-être mon seul ennemi, ou le pire en tout cas, c’est un sentiment que je touche chaque fois que je me lève, oubliant quelques secondes ce que j’ai fait ces derniers jours et ce que j’ai à faire aujourd’hui, rien la plupart du temps, faire chauffer du café noir, allumer une cigarette à l’odeur de pâtisserie (l’odeur de gâteau des Camel), naviguer dans l’atmosphère enfumée de l’appartement, rien, ou tout comme, mais ce matin, en ouvrant les volets, la lumière m’a léché le visage, a bu mes yeux, le soleil ne se cachait plus, tirant à découvert, il m’a visé, à mon front est né une étoile, et je t’ai quittée, j’ai vu le sourire d’une autre dans la clarté d’une vie sans événement, il semblait vouloir dire quelque chose, ce sourire, quelque chose comme « Tu es mon autre, ma peur, ma virginité, mon inceste, jamais je ne te ferai le moindre mal, alors espère, hèle le jour où l’on se rencontrera, tuons la mort avec de la beauté ».
Les yeux du chat fixaient mes yeux avec une innocence telle que toute la violence que je retenais en moi depuis des années s’est changée en un lac de tendresse. Douce femme violente, que feras-tu avec mes yeux ?
***
Une des plus belles histoires d’amour que je connaisse, c’est celle du poète Christian Bobin et de sa compagne Ghislaine, entrée dans la mort à quarante ans,et lui donnant des nouvelles d’elle à travers autant de choses infimes : une inconnue traversant la rue et lui ressemblant à s’y méprendre, sa voix enregistrée sur un dictaphone réapparaissant par enchantement, sa présence incontestable dans toute joie, et les « milliards de coups de couteau » qui accompagnent ces miracles. Vingt ans après, le poète écrit un livre illuminé où chaque phrase la ressuscite. C’est son amour, son empathie, pour une goutte d’eau qui se suicide dans l’évier après une longue hésitation, pour une pierre, un arbre, un lièvre apeuré sous la boîte aux lettres, c’est son amour qui aiguise son œil. Et il rajoute : « Même nos erreurs, il faut les faire d’une main ferme ».
La parole du sage est coupante et surprenante. Comme on s’entaille avec une feuille de papier. Christian Bobin écrit qu’il veut tuer Christian Bobin. Ainsi les poètes comme les sages meurent plusieurs fois dans cette vie. Ils se tuent ou on les tue. Ou : ils se tuent plutôt que d’être tués. Mais j’entends tout autre chose dans cette phrase : « Je veux tuer mon nom, pas qui je suis, je veux tuer ce que les gens ont fait de Bobin – et redevenir Christian ». Ce sont les mots de la vie qui commence. La vie plus prégnante que l’identité. La vie où l’on oublie qui l’on est en écrivant une lettre rouge baiser à des lèvres dont on n’arrive pas à oublier le goût.
***
Les lèvres des mots et les lèvres des baisers.
***
Ce soir, je pense à tous les jésus des hôpitaux psychiatriques.
Christian Bobin a écrit une lettre à Antonin Artaud, des années après la mort de ce dernier. Artaud, c’est le Cri. Christian Bobin lui parle comme à un intime, mais à distance. Il apaise le cri, ne serait-ce qu’un instant.
Une saison en enfer et les Illuminations. Premier et second testament. Deux parodies bibliques.
***
« Chaque jour, je pleure en t’aimant,
je souffre après toi en te regardant,
mes yeux deviennent cendre,
ils savent qu’ils ne te verront pas.
Mais de toi coule l’amertume
comme la tranquille fumée dans le ciel,
le jour s’enroule comme une feuille fragile,
un oiseau désarmé de son chant.
Les prières se posent sur moi,
passagères, ah ! passagères.
Combats élémentaires,
anxieux, solitaires.
J’apprends par cœur le corps
et je sais. L’âme, on le voit bien,
est encore là, mensongère,
elle agite en moi la mort.
Dans le gouffre sombre des songes,
je te cherche et je brûle,
les mains, je les ai en vain,
tel l’oiseau qui souille son nid.
Peut-être en silence,
peut-être en souffrance,
mais que faire, si je menace la nuit,
je n’y vois plus assez.
Et je suis aussi hardi
que des mains qui attachent
aux chevaliers des cocardes
mais ne croient pas en leur force.
Et je suis un tel titan
que, lorsqu’il n’est besoin de parole,
je ne sais pas créer le ciel,
avec l’amour dans les yeux. »
Ce sont des mots de juin. Ce sont des mots de juin 1942. Ils sont écrits par un résistant polonais, Krzysztof Kamil Baczynski. Le titre du livre : L’insurrection angélique. C’est deux ans avant sa mort effective – une balle allemande l’arrêtera, lui, pas ses poèmes qui seront sauvés et circuleront, seront connus par quelques âmes pauvres que le livre augmentera au centuple, même si l’âme est ce qu’elle est chez certains, ceux qui n’aiment pas les soleils noirs que jette sans cesser le poète, des phrases qui tuent plus vite que les balles ou qu’une grenade sur le cœur, mais qui ressuscitent aussi. Il faut traverser l’enfer pour se rendre au paradis.
Je suis comme un enfant abandonné, dans une gare, au milieu d’une foule de gens qui passent et qui ne s’arrêtent pas
Quand je t’ai quittée, la solitude s’est conviée à ma table pour manger sa soupe de fèves. La nuit aussi était mon hôte. Et quelques étoiles qui m’éclairaient de là-haut et que je savais mortes. Je regrettai les yeux noirs, les cheveux noirs, la peau blanche. Je regrettais les heures où tu écrivais à vendre sous tes yeux. Ces heures où tu étais à la fois la princesse et la prostituée.
Mes professeurs de chagrin étaient la pluie et le vent.
Depuis que nous dormons ensemble, ma solitude et moi, je tremble autrement.
J’allais souvent voir l’absence – et j’ai mangé mon pain gris sur ton épaule, mon amour, parce que je suis comme toi.
Maintenant, je reviens aux pierres, à leur ombre de louves noires.
Aussi, dans la nuit de la pierre, la peine est prépondérante.
Les pierres souffrent de ne pas parler.
Elles cherchent un rien, une main d’enfant qui les jetterait très loin.
Elles veulent connaître le ciel, l’élan.
C’est toute la différence entre vivre et exister.
Je voudrais voir encore une fois la rivière rouler ses cailloux de chagrin, encore une fois, et revoir le ciel bleu, une dernière fois, en fermant les yeux, tout à l’heure, avant de m’endormir. Revoir l’étang, les canards sauvages, le château, la vierge regardant vers la terre, la rose, la plus belle des femmes, le front d’albâtre des choses à tâtons dans le noir.
Mais, si j’abandonne, la si simple pensée de ne vouloir rien me donne tout.
Dans la nuit qui nous arrache le cœur, nous tenons dans nos mains un poème dont la flamme nous éclaire comme une bougie que l’on allume avant de mourir, pour aider l’âme à monter à l’échelle posée contre le ciel.
Il y a des nuits qui brillent d’une lumière surnaturelle, ayant à n’être rien, un guet, une roue traversière, une extase de feuille morte, et étant tout cela à la fois. Un titre de René Char : La nuit talismanique qui brillait dans son cercle.
Pour celui qui déporte les étoiles au plafond de sa chambre, lointaine est la poignée de menthe sauvage qu’un enfant qui n’est plus lui froissait entre ses doigts, pour en délivrer la senteur.
La lumière est terrible.
Je me demande toujours si c’est le rêve ou la vie.
Prendre l’enfant que l’on a été dans ses bras.
Lui parler de la vie sans lui.
Puis revenir à la terre,
à notre ombre sur l’étang.
Je n’ai qu’un mot. Mais nous nous sommes épousés, enfants de la mort franche et de la naissance abrupte.
Tu m’as donné le pouvoir d’ouvrir l’aile profonde qui avait longtemps sommeillé sous ma peau. Égale au sommeil de l’ancre au fond des sables.
***
J’ai croisé une fois de plus le chemin de cet homme aperçu si souvent dans la ville. Un homme toujours seul, qui semble combler cette solitude par une mobilité continuelle. Ainsi l’ai-je vu absolument partout, sur le port, le marché, dans la grande zone commerciale, marchant d’un pas calme, le visage neutre, d’un âge indéfinissable et avec quelque chose peut-être de hiératique, de supérieur.
Je traversai tout à l’heure le grand restaurant vide. Il était là. Je lui ai souri. Il m’a rendu ce sourire. Son sourire, ce soir, c’est ce qui me garde de ma mort. Ce qui me garde de ma disparition future parce que, à l’instant où il l’amorce, cette dernière vole en éclats. L’air peut passer.
***
Giacomo Léopardi, poète de l’infélicité, a cherché désespérément dans cette vie un ami sincère, intègre moralement et intellectuellement, sans succès. Condamné à vivre courbé, il parle du néant de lui-même, il s’annonce « mûr pour mourir ». Cette solitude, chez lui, l’amène à vivre dans la plus grande affliction. Ses vers ne seront pas compris par ses contemporains, le condamnant doublement et trouvant ses poèmes trop tristes – car certaines personnes n’y aimaient pas leur propre reflet, criant de vérité. Giacomo écrivait des roses en réalité, mais l’on n’en garda que les épines. Son phrasé est vif, intellectuel mais intelligible, poétique mais avec un fond toujours philosophique. Il ne fait pas que poétiser, il dénonce, se révolte, tire des conclusions comme autant de fulgurances.
Je crois que lui non plus n’a pas pu être aimé à sa juste mesure. Je crois aussi que nous n’avons pas à demander à être aimé : l’amour nous est donné de naissance ou ne nous est jamais donné. C’est tout simplement la rançon du génie que la faille.
***
L’amande amère d’une épaule que l’on voit s’éloigner parmi la foule, l’absinthe d’un sourire qui ne vous était pas destiné.
Bâtir avec peu de pierres une demeure pour le chagrin, et l’abandonner d’un geste en ouvrant des mains étroites.
Si tu portais mon visage, tu caresserais ma poussière.
La mort murmure par la bouche du vent.
Pouvoir dire des mots très bas, derrière l’épaule de la terre, laisser la friche travailler en soi et hors de soi, là où le printemps se prépare : sans urgence, sans rage, pas sans l’eau qui coule au creux des mains.
Sur le drap d’étreinte, elle laisse à son amant un soleil.
Le bleu du pantalon, c’est un peu de ciel, n’est-ce pas ?
Je ne peux pas te donner le paradis, mais une âme légère quand tu danses.
Une tache bleue perce le ciel – un trou dans l’étendue grise.
J’étais comme toi : un enfant. Je ne savais pas haïr.
Je pleurais. Je voulais une âme, pour verdir dans l’herbe, une âme, mais pour qu’elle soit le trois-mâts. Je voulais sortir de moi, trouver ma poussière natale.
Je pleurais.
Je voulais une âme, pour épouser l’air, une âme.
Je ne pleurais plus de larmes.
Je pleurais de la lumière.
Comme elle, qui a tellement souffert que son corps s’est totalement asséché. Elle meurt d’amour charnel sans la chair d’aucun autre que lui. La mort est un enfant invisible qui lui joue des tours et tourne autour d’elle. Mère et fille aînée de sa peur. Éternelle violente.
Lui parler de l’enfant qu’elle n’a pas pu être, avec des mots très bas, très doux, différant le jour où la terre se retournera, et faisant de cette terre un terreau. Lui parler de l’enfant qu’elle n’a pas pu être.
Qu’elle prenne la petite fille dans ses bras.
Ingeborg, cette femme qui gardait des mèches de vos cheveux d’enfant est bien votre mère, oui. Elle a vieilli dans le coin d’une photographie de l’ancien temps : le temps de l’insouciance. Elle a bâti sa demeure dans le froid du monde de l’intérieur. Il y a entre elle et vous ce rempart de papier et une main d’or pour étendre les mots sur la page, comme elle étendait vos habits de petite fille. Il lui reste encore un peu de blondeur entre les doigts. Vos cheveux de blé, Ingeborg.
Je ne sais rien, ou très peu, des malheurs et des joies qui furent vôtres, mais je lis votre vie dans vos poèmes, et vous guidez un peu ma main quand je parle de vous, invisible comme le souffleur. On écrit toujours à rebours. Sur des décombres. On plaque du silence sur des faits bruts. Je sais cela de vous, Ingeborg.
Et tout ce que je ne sais pas rajoute à l’étrange d’avoir à le dire, malgré tout : quand vous étiez du feu d’automne et des arbres rouges, chère Ingeborg. Quand vous disparaissiez sous vos paupières. Quelques cheveux blonds, un regard qui fait feu, vos cheveux, votre regard. Et tout ce que je sais fait office de planches recouvrant le vide, alors il y a des absences, comme ces taches brunes, en haute montagne, annoncent autant de trous sous le pas. On ne se promène pas comme ça au paradis : les pentes sont abruptes, la descente sèche – après la mort, la marche continue.
Écrire, c’est laisser la main promener, faire d’elle-même les liaisons entre l’œil et le cœur, entre le son et l’oreille. J’écosse des mots pour en prélever les pois. Je rature dans le dictionnaire le mot « disparition ». Je n’ai réellement accouché de moi-même que sur la table d’écriture. Ma vie a suivi. Regardez-moi, je suis le vent, le cachet d’aspirine qui se disloque en bullant dans l’eau du verre, la main qui dénoue la chevelure et qui écrit sur les seins, rien en somme, oui, du vent, des rafales, beaucoup, des secondes de froid violent qui vous glacent les os.
J’écris ce livre pour cerner – dans le sens militaire du terme – pour cerner l’absence allais-je dire. Pour, peut-être, à la fin, ne retenir que la joie d’écrire. La joie d’écrire le journal de bord d’une série de dérives : l’existence d’un être. Je me manquais. Je n’étais plus dans ma vie. J’étais.
J’étais assis, tout à l’heure, sur un banc, au parc. L’opacité du ciel : promesse d’orage, de giboulées. Soudain, le vent souffla un peu plus fort – on entendit un balancement commun et tous les arbres se mirent à perdre de grosses poignées de feuilles dansées par le vent, tombant par terre avec un bruit si délicat, si particulier, pareil à celui de la ballerine qui glisse imperceptiblement, qui feule tout doux. J’ai vu et écouté la pluie d’avant la pluie, le concerto improvisé d’une troupe de danseuses et d’acrobates. « Sauve-moi de moi », devrait dire tout amour. Ces feuilles, que l’on dit mortes désormais, m’ont sauvé de moi. J’ai fait quelques pas de côté en m’en allant, pour ne pas froisser leurs visages.
Leurs visages de petites filles jamais apeurées par la grâce qui les touche et les condamne à l’éternité.
Je me réveillai dans ma chambre d’enfant : devant mes yeux apparut l’évidence d’une femme en drapé, me regardant – non, c’était plus que ça : elle savait mon secret, mon identité profonde, et me la dévoilait en apparaissant – une femme bleue, disparue le temps d’un battement de paupières. J’avais dix ans, j’avais décidé d’arrêter de jouer. Je n’en ai pas parlé. À personne. Pendant dix ans. Je l’ai lancé comme ça, un secret, et mon père m’a révélé le sien : dix ans auparavant il l’avait vue, la femme bleue. De l’autre côté de la cloison. En se réveillant, un matin. Et mon grand-père me dira un jour qu’il a vu sa mère morte depuis des années. Sans avoir peur. Jamais.
Cet enfant que j’ai été m’a accompagné dans ma formation. Longtemps je l’ai tu, j’ai nié sa vie. Il y a deux visages, ceux de mes parents, pour former mon visage. Y compris tout le roman génétique, les yeux bleus que j’aurais pu avoir, et tout ce que je n’ai pas, tu, tué, nié, volé, détruit. Dans d’autres vies j’écrivais déjà d’être là. D’être l’éternel enfant. Je n’étais pas né tout à fait. J’étais.
Ce matin, le jardin sans défense devant un soleil géant – prêt à réchauffer l’hiver.
Stèles sans morts, comme au pied de l’arche du soleil. Stèles sans morts fanent en l’air – comme les roses.
Je sais tout comme vous, Ingeborg, que les jours d’antan ne reviendront pas. Votre livre vous a fêtée lorsque vous l’avez quitté. Vous avez traversé la claire forêt où les pas des morts vous guidaient pour trouver chemin. Au bout du chemin, une lumière surnaturelle, comme vos cheveux de blé, Ingeborg. La mort a un goût de tabac blond, un goût de feu qui court, de feu qui prend, et d’un jerrycan d’essence enfoncé dans la gorge. Mais, votre main légère plane au-dessus, comme une patrouille aérienne. Votre main habillée d’un rien de grâce hyperboréenne.
Je suis venu te parler de toi, de ton cœur sous pellicule, te parler de toi comme à travers un grillage cousu de barbelés déchirant l’air entre toi et moi, si bien que ta main n’ose plus risquer ton cœur à s’ouvrir pour quasiment rien, si ce n’est beaucoup de peines, des peines profondes. Profondes comme les lignes de ta main, amour. Que mendiais-tu, sinon un peu d’amour aux fêtes des lumières ? La fin de l’amour, c’est la rage, c’est la corde rongée du sentiment. Tu ne veux pas commencer une nouvelle histoire parce que tu ne veux pas qu’elle finisse prématurément. Rien ne commence. Rien ne se transforme. Tout se perd considérablement, mon amie, ma chair.
Entends-tu la phrase en marche, Ingeborg ?
La douleur, mon amie.