Nikol Dziub, Université de Bâle
Introduction
On essaiera ici de répondre à une question très simple : le cinéma dit « poétique » est-il ainsi qualifié parce qu’il exhibe une poétique, ou parce qu’il est imprégné de poésie1 ? Ou si l’on préfère : dans quel sens le terme « poétique » est-il utilisé dans le discours sur le cinéma ? On ne pourra pas se pencher ici sur tous les réalisateurs et théoriciens qui ont fait le cinéma poétique (Vertov, Pudovkin, Eisenstein, Pasolini, Antonioni, Bertolucci, Godard, Paradjanov, Illienko, Shamshiev, Griffith, Tarkovski, Dovzhenko2, mais aussi Chklovski, Deleuze3, etc.) On se contentera d’analyser brièvement ce qu’en disent Chklovksi et Vertov d’une part, Pier Paolo Pasolini d’autre part.
Notre hypothèse est la suivante : le cinéma poétique est régi par une volonté de faire du cinéma un système ou un ensemble structuré par des caractéristiques qui lui sont propres (nous disons « caractéristiques » pour éviter les mots « règles » ou « lois », qui supposent une contrainte trop forte). Il constituerait par conséquent une objectivation du geste cinématographique, qui consiste à décomposer la « réalité » pour la recomposer, ou plutôt pour composer une « autre réalité » par le biais du montage. En d’autres termes, il se caractériserait par un geste de mise en exergue de sa propre poétique – ce qui ne veut pas dire, cependant, que la poétique exclut totalement le poétique, tant s’en faut.
Poetichnoe kino, ou le cinéma de poésie vu par les formalistes
Commençons par les formalistes russes : fond/forme, narration/démonstration, prose/poésie – telles sont les distinctions dialectiques qu’ils prônent. Pour Chklovski en particulier, la distinction cinéma de prose/cinéma de poésie se superpose à la distinction fable/composition. Dans l’ouvrage intitulé La Poétique du cinéma (1927), dirigé par Boris Eikhenbaum, le groupe des formalistes tente de poser les fondements théoriques du cinéma (en tant qu’art ou médium de communication, avec sa stylistique et ses procédés propres, mais aussi dans ses rapports à l’art pictural, au théâtre et à la littérature). Le terme « poétique » est bien employé dans le sens que lui donne Aristote – dont la Poétique traite de la production et de l’agencement des œuvres, et plus particulièrement d’une mimésis conçue non comme l’imitation d’une réalité statique, mais comme la réappropriation du geste créateur qui constitue le moteur des actes dont la succession construit une réalité dynamique –, mais les formalistes opèrent une sorte de syncrétisme entre poétique et poésie. Dans le « cinéma de poésie », il y a plus d’éléments formels que d’éléments de sens : « Le cinéma sans sujet est le cinéma de poésie4 ». Il existe une « fonction poétique du cinéma » comme il existe une « fonction poétique du langage » : si, dans le cas du langage, c’est – selon Jakobson du moins – l’absence relative de verbes5 qui manifeste la « poéticité » d’un discours, dans le cas du cinéma, c’est le refus de la fable et de son illusoire fluidité.
Pour illustrer sa pensée, Chklovski donnera des exemples de films où les réalisateurs utilisent les « bases » du cinéma de poésie (les formes géométriques, les parallélismes – notamment sonores : assonances, allitérations –, la surexposition, les images « dialectiques ») : Shestaja chast’ mira (La Sixième Partie du monde, 1926) de Dziga Vertov et Mat’ (Mère, 1926) de Pudovkin notamment. En fait, pour Chklovski, ces moyens « géométriques » de mettre en parallèle des images constituent un principe poétique, puisqu’ils permettent de créer des rythmes visuels, et de la sorte de donner un sens non narratif au film. Dès lors, ce qui était caché se montre, ce qui incite le spectateur à prendre conscience de l’existence de l’œuvre cinématographique comme production : l’un des grands apports de Chklovksi dans l’art cinématographique est l’utilisation du principe proto-déconstructeur d’ostranenié (d’étrangéisation), que l’on retrouvera à l’œuvre dans les films de Paradjanov ou de Godard – le poétique étant alors le support et la manifestation d’une prise de distance critique6.
La pensée de Chklovski ouvre des pistes non seulement aux théoriciens, mais aussi aux cinéastes, et notamment à Dziga Vertov. Ce dernier insiste cependant encore davantage sur la nécessité pour le cinéma de se libérer de l’emprise de la littérature. Dans son manifeste intitulé Ciné-Œil, publié en 1923 dans le troisième numéro de la revue ЛЕФ : Левыйфронт искусств7, éditée par Maïakovski, Vertov prétend ainsi faire du cinéma un instrument de résistance au passé, notamment littéraire. Le générique du film L’Homme à la caméra (1929), par ailleurs, expose la poétique cinématographique de Vertov. D’abord, le cinéma sera indépendant des mots et du langage, l’image n’aura plus besoin du soutien des inscriptions écrites. Ensuite, le cinéma sera indépendant de la littérature, les images seront convaincantes sans l’aide du scénario. Enfin, le cinéma sera indépendant du théâtre, et renoncera aux décors. À la fin de ce générique-préface, Vertov écrit : « Ce travail expérimental est destiné à créer le véritable langage international absolu du cinéma, qui sera tout à fait distinct du langage du théâtre et de la littérature8. » Un art devient donc « poétique » quand il commence à ne plus travailler qu’avec ses propres « caractéristiques9 » – à telle enseigne que le cinéma ne peut être poétique qu’à condition de s’émanciper de la littérature et de la poésie qui lui est propre.
Au-delà du formalisme : le cinema di poesia selon Pasolini
Voyons à présent comment Pasolini considère le cinéma poétique. Dans sa conférence intitulée « Le Cinéma de poésie », donnée au premier Festival du nouveau cinéma de Pesaro en juin 1965, et dont la traduction fut publiée dans les Cahiers du cinéma en octobre de la même année (no 17110), il propose une réflexion sémiologique sur le cinéma. Pour lui, le cinéma, comme tout art, est avant tout poétique (même si le cinéma est a priori un art « réaliste »). Cette « poéticité », dit-il, s’impose presque automatiquement au cinéma, parce que le cinéma est composé d’images « évocatrices ». Voici comment se développe sa pensée, fondée sur ce postulat, que le cinéma est constitué d’images-symboles qui ont la même évolution que les racines des mots. Si « le cinéma est […] un langage artistique et non philosophique11 », c’est du fait de sa « force expressive12 », de « son pouvoir de donner corps au rêve », de « son caractère essentiellement métaphorique13 ». C’est ainsi qu’il aboutit à cette conclusion, que « la langue du cinéma est fondamentalement une “langue de poésie” ». Mais le cinéma industriel (c’est-à-dire le cinéma réduit à une entreprise économique) a tout fait pour développer le caractère narratif du médium, et a formé de la sorte la tradition d’une « langue de prose narrative14 ».
Pasolini ajoute encore ceci, qui montre qu’il tente de réaliser une synthèse intéressante entre l’idée formaliste de la poésie (ou de la poéticité) et cette autre idée qui en fait le lieu du jaillissement de la vision ou du rêve : le cinéma de poésie se développe « en fonction des caractéristiques psychologiques irrégulières des personnages choisis comme prétextes, ou mieux : en fonction d’une vision du monde avant tout formaliste de l’auteur (informelle chez Antonioni, élégiaque chez Bertolucci, technique chez Godard15) ». Pour exprimer cette vision intérieure, Pasolini pense qu’il faut utiliser des formules stylistiques et techniques particulières, tout en « servant simultanément l’inspiration, qui, comme elle est justement formaliste, trouve en elles à la fois son instrument et son objet16 ».
Chez Pasolini, le terme « poétique » est donc employé dans le sens « formaliste » tout en étant synonyme d’ « onirique ». Si le caractère « prosaïque17 » traditionnel du cinéma a empêché sa « poéticité » de se développer, c’est parce que « tout ce qu’il y avait en lui d’irrationnel, d’onirique, d’élémentaire et de barbare18 » a été négligé. Le langage des im-signes (images de la mémoire et du rêve) est libérateur19, et ce à deux niveaux, celui du personnage et de la mimésis, celui de l’auteur et de l’expression :
Le « cinéma de poésie » – tel qu’il se présente à quelques années de sa naissance – a pour caractéristique de produire des films d’une nature double. Le film que l’on voit et que l’on reçoit normalement est une « subjectivité libre indirecte » parfois irrégulière et approximative – bref très libre. Elle vient du fait que l’auteur se sert de « l’état d’âme dominant dans le film », qui est celui d’un personnage malade, pour en faire une continuelle mimésis, qui lui permet une grande liberté stylistique, insolite et provocante. Derrière un tel film, se déroule l’autre film – celui que l’auteur aurait fait même sans le prétexte de la mimésis visuelle avec le protagoniste ; un film totalement et librement expressif, même expressionniste20.
De la sorte, c’est le langage (cinématographique, s’entend) de l’auteur, son style si l’on veut, qui a toute licence de se déployer. Mieux, le style devient alors le seul véritable « protagoniste » d’un cinéma de poésie fondé sur l’ « exercice de style comme inspiration, qui est, dans la majeure partie des cas, sincèrement poétique21 ». Pasolini fait ainsi un double détour par la mimésis et l’expression pour rejoindre la poétique, et pour l’identifier, à sa façon, au poétique.
Pour conclure et poursuivre : la poésie des cinémas
Resterait à déterminer ce qui assure la transitivité de cette part de poésie du cinéma. Si la poétique du cinéma poétique semble (l’italique s’impose, on le verra dans un instant) un objet délimité et analysable, comment, ou dans quelles conditions, le « je-ne-sais-quoi de poétique22 » qu’il contient et comporte se transmet-il au spectateur ? On ne pourra pas, ici, s’attaquer vraiment à cette redoutable question. Mais on aimerait tout de même, en guise de conclusion ouverte, émettre cette hypothèse, que le lieu nommé « cinéma » est pour beaucoup dans la transitivité de la poéticité propre à l’art éponyme.
Pour Jean Epstein, « l’obscurité des salles » de cinéma est la « condition de toute rêverie23 ». Et Edgar Morin, de son côté, parle de ces « grandes cavernes extérieures que sont les salles de cinéma », qui « communiquent avec nos cavernes intérieures ; notre âme y erre comme nos ancêtres erraient dans les jungles ou les forêts vierges24 ». Si le cinéma permet à l’homme d’échapper à la réalité, il donne également accès à une certaine sur- ou hyper-réalité, qu’elle soit archaïque ou future, étiologique ou eschatologique. Le cinéma permet à l’homme de faire l’expérience d’un certain « état poétique » qui survient lorsque le spectateur imagine vivre une relation mi-imaginaire mi-esthétique avec l’homme cinématographique (l’homme de l’écran), qui est autrui tout en restant proche (qui est, si l’on veut, un alter ego, mais où l’alter a autant de poids que l’ego) : de fait, à « l’écran, l’hypnose se trouve donnée en même temps que la poésie25 » ; et de la sorte, « la substance vive du film apparaît […] comme un tissu onirique et poétique, dont la cohésion intime n’est pas tellement d’ordre raisonnable26 ». Ou, pour le dire autrement : il n’est pas si sûr que la poétique propre aux films dits « poétiques » soit un objet clairement délimité et analysable – car, dans le cinéma, le poétique ne rejoint peut-être pas tant la poétique, qu’il ne la saisit, la pliant à ses lois et voies propres, qui demeurent pour partie impénétrables même à ceux qui en font l’expérience.
Notes
1. Cet article reprend en grande partie une publication antérieure : Nikol Dziub, « Le “cinéma de poésie”, ou l’identité du poétique et du politique », dans Fabula-LhT, no 18 : Nadja Cohen et Anne Reverseau (dir.), « Un je-ne-sais-quoi de « poétique », 2017, DOI : https://doi.org/10.58282/lht.1882
2. Voir Karla Oerler, « Poetic Cinema », in Edward Branigan et Warren Buckland (dir.), The Routledge Encyclopedia ofFilm Theory, New York, Routledge, 2013, p. 365–371.
3. Voir Gilles Deleuze, Cinéma I. L’Image-mouvement, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1983.
4. Victor Chklovski, « Poésie et prose dans l’art cinématographique », in Les Formalistes russes et le cinéma. Poétiquedu film, introduit et commenté par François Albéra, traduit du russe par Valérie Posener, Régis Gayraud et Jean-Christophe Peuch, Paris, Nathan, 1996, p. 141.
5. Voir Roman Jakobson, Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973, p. 19 : « l’absence de verbes est une tendance caractéristique du langage poétique. »
6. Voir Victor Chklovski, « L’Art comme procédé », in Théorie de la littérature, textes de formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, avec une préface de Roman Jakobson, Paris, Seuil, 1965, p. 83 notamment.
7. LEF, Levyi Front Iskusstv (Front gauche des Arts).
9. Les revendications du cinéma poétique sont à certains égards similaires à celles du cinéma « pur » des années 1920. Sur le sujet, voir Nadja Cohen, « “Littérature pure” et “cinéma pur” dans les années 1920 : la réponse du berger à la bergère ? », Arcadia, vol. 50, no 2, novembre 2015, p. 271–285.
10. Traduction française de Marianne Di Vettimo et Jacques Bontemps. Repris in Marc Gervais (éd.), Pier Paolo Pasolini, Paris, Seghers, coll. « Cinéma d’aujourd’hui », 1973.
11. Ibid., p. 135.
12. Ibid.
13. Ibid.
14. Ibid.
15. Ibid., p. 139.
17. Dans le cas de Pasolini, il ne faut pas confondre le « cinéma de prose » avec un cinéma prosaïque, de même qu’il faut comprendre la différence entre le cinéma traditionnel et le cinéma classique. Pasolini éprouve bien une certaine nostalgie pour le cinéma de son/l’enfance. Le cinéma classique était doté d’une poésie intérieure, c’est-à-dire cachée et non visible : « Le cinéma classique a été et est narratif, sa langue est celle de la prose. La poésie y est une poésie intérieure, comme, par exemple, dans les récits de Tchékhov ou de Melville » (ibid., p. 140).
22. Voir Nadja Cohen et Anne Reverseau, « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” : questions d’usages », dans Fabula-LhT, no 18 : Nadja Cohen et Anne Reverseau (dir.), « Un je-ne-sais-quoi de « poétique », 2017, DOI : https://doi.org/10.58282/lht.1916
23. Jean Epstein, Esprit de cinéma, Genève/Paris, Jeheber, 1955, p. 71.
24. Edgar Morin, « Les Cavernes intérieures », in La Méthode 5. L’Humanité de l’humanité : l’identité humaine, Paris, Seuil, 2001, p. 103.
25. Jean Epstein, Esprit de cinéma, op. cit., p. 72.
26. Ibid., p. 133.
- Entre la poétique et le poétique, le cinéma de poésie - 6 novembre 2024