Dans Crépuscule des idoles, « Ce qui manque aux Allemands », 6è paragraphe, Nietzsche s’efforce à formuler un projet d’éducation à contre-courant de l’idéalisme grossier ordinaire : il faut apprendre à voir ! Il ne s’agira pas de se contenter de dresser un état des lieux de la situation éducative (qui est selon lui affligeante). Nietzsche revendique son « tempérament positif », c’est-à-dire affirmatif et non réactif. La critique et la contestation peuvent avoir lieu ailleurs…,Nietzsche donnera une définition positive de l’éducation, à appréhender en trois temps : 1 – Il faut apprendre à voir. 2 – Il faut apprendre à penser. 3 – Il faut apprendre à parler et à écrire… De fait, l’ordre est à respecter, et le premier point est fondamental. Le caractère propositionnel, le projet est contenu dans le premier point, duquel le reste (les deux autres points) semble découler. C’est pourquoi, Nietzsche redevient, contre son affirmation initiale, accusateur sur le deuxième point (la pensée), fustigeant la balourdise allemande, et elliptique sur le troisième point (cf.le paragraphe 7). L’essentiel semble donc tenir dans l’éducation de la vision, et d’une manière plus large, dans l’éducation de la perception.
L’objet du paragraphe : il faut apprendre à voir. Il faut cultiver la perception visuelle, dans le calme et la patience. Il faut donc commencer par installer les conditions de la perception, conditions qui sont éthiques (calme), voire spirituelles (patience) : une sorte d’exercice de la patience par lequel se cultive l’attention. Ce lien entre la patience et la perception visuelle suggère assurément une unité de la perception sensorielle et de la patience qui cultive l’attention (la vie de l’esprit?) ou sinon une unité, au moins un refus de leur dissociation arbitraire, un lien subtil. La perception nous rapporte au senti, au vécu, c’est-à-dire à la valeur de l’expérience. Il n’est ainsi d’expérience que d’accorder une place centrale à l’habitude qui, loin d’être une routine, est essentiellement une fidélité. La patience seule permet l’habitude, en tant qu’elle est d’abord accueil, bienveillance, ouverture véritable. Il s’agit de laisser venir les choses (à soi, au soi de la perception), c’est-à-dire de porter attention aux choses par l’instauration d’un rapport fidèle à elles. Ce qui commence par une suspension du jugement pour parler comme Descartes (une fois n’est pas coutume…). Suspendre le jugement, c’est d’abord s’abstenir de dire d’emblée « c’est vrai , c’est faux, c’est bien, c’est mal, c’est beau , c’est laid… », c’est-à-dire s’abstenir d’ interposer un filtre entre la chose et la perception de cette chose. Les jugements de l’idéalisme (heuristique, moral, esthétique) corrompent la patience de la perception et limitent sa capacité d’accueil. Leur prétendu désintéressement objectif annule l’intensité du perçu, du senti, du vécu qui doit se construire patiemment en expérience. Nous verrons par ailleurs que la vertu de l’art réside précisément en son utilité, en ce qu’il n’est pas désintéressé… L’éducation artistique cultive cette capacité à percevoir. A cet égard, elle semble être le seul antidote à la froideur abstraite de l’idéalisme.
Apprendre à voir, c’est apprendre à faire le tour du particulier, c’est-à-dire multiplier les points de vue sur l’objet, tenter de totaliser ces points de vue, ces perspectives et ainsi accepter d’embrasser la diversité du perçu, la diversité des sentiments… Ainsi on cultive la possibilité d’apporter toute la palette des nuances. L’acuité de la perception favorise l’acuité de l’intelligence, l’exalte même. Voilà pourquoi c’est par la perception qu’il faut commencer et voilà pourquoi son apprentissage est « l’école préparatoire élémentaire à la vie de l’esprit ». De fait, il s’agit simplement et profondément de prendre le temps de la considération de l’objet, ne considérer que cet objet, ne penser qu’à lui. L’intelligence est initiée par la vision, elle est d’abord vision (de la vision de l’objet sensible à la vision d’un objet plus abstrait). C’est exactement l’exercice qu’on appellera dans d’autres contextes concentration ou attention. Et le premier piège, c’est celui des sollicitations…Il faut apprendre à résister aux sollicitations, à désactiver la volonté de réaction immédiate aux sollicitations. La « critique » et la contestation spontanées sont souvent des réactions aux sollicitations, la manière réactive d’y répondre, en fait, une obéissance inconsciente aux instincts de consommation, de destruction, de polémique…Si selon Nietzsche tout est d’abord instinct, il faut réapprécier et commencer par cultiver les instincts qui « retiennent, isolent », les instincts laissés pour compte par la civilisation. La bonne injonction serait alors de « ne pas vouloir faire quelque chose », c’est-à-dire résister aux injonctions de l’activisme, aux prétentions illusoires de la volonté, à la spontanéité, au désir de faire valoir immédiatement son point de vue (qui n’est qu’un point de vue). Refuser d’être contraint à réagir, voilà selon Nietzsche en quoi pourrait consister l’attitude spirituelle.
A première vue nous avons là une étrange définition de l’esprit. S’agit-il d’une définition négative ? Non, car si les instincts dominants dans la civilisation sont ceux de la contrainte à réagir (« On est contraint à réagir »), alors on a à faire à des instincts qui , précisément, génèrent une attitude réactive. L’exigence de réactivité, au nom de la spontanéité, crée la dépendance de l’animal humain envers ses instincts grégaires, ses instincts de polémique et d’appartenance. Nous tenons là un des symptômes de la dégénérescence de l’instinct. Il est devenu réactif, et il s’agit bien d’un problème du corps : « l’impuissance physiologique à ne pas réagir ». L’homme est malade en tant que ses instincts sont corrompus. Cette corruption, de nature physiologique, est du même coup la maladie de l’esprit dans la civilisation : l’homme contemporain ne peut plus se concentrer, il est devenu pauvre en attention. Il n’arrive donc plus à discerner avec finesse, ni à respecter la nécessaire durée de tout apprentissage. Voilà pourquoi si la patience a d’abord été entendue comme bienveillance, accueil, il faut, dans un second temps, afin d’éduquer la vue, cultiver la méfiance qui permettra le discernement, c’est-à-dire le jugement…C’est le paradoxe du « calme hostile ». Il est urgent, selon Nietzsche, d’apprendre la défiance à l’égard de la nouveauté, et notamment de ce que la civilisation présente comme nouveauté au consommateur insatiable. Nietzsche se positionne sur ce point dans une posture résolument anti-moderne en rejetant le culte de l’innovation à tout prix (qui culmine aujourd’hui dans le fétichisme du « progrès » en l’associant spontanément aux technologies toujours nouvelles…les modes qui défilent sans répit, et le nouveau culte du recyclage qui résulte lui-même de ces outrances). Nietzsche se montre visionnaire lorsqu’il décrit cette incapacité à se fixer caractéristique de l’homme moderne, et le changement incessant des nouveautés qu’on l’exhorte à consommer.
Nietzsche semble décrire notre époque. On l’imagine consterné devant les pseudos-débats, les polémiques spontanées et violentes qu’on garde en mémoire le temps d’un « buzz » créé par un « tweet »! Et devant tout ce qui relève de la « communication », des rhétoriques du « management », et pire du « pédagogisme » creux et triomphant qui s’apprête à brûler tous les livres pour installer les « jeunes » devant leurs tablettes numériques, et qui cherche à recycler les enseignants, après les avoir édifiés avec force power points synthétiques et paraphrasés, en accompagnateurs de ces « apprenants » afin de les diriger dans leurs « recherches » sur le dieu-moteur google. Car ce que Nietzsche appréhende c’est le nivellement automatique qui consiste à faire de n’importe quel fait un événement : « se prosterner obséquieusement devant chaque fait ». Ce positivisme, souvent utilitariste sinon vitaliste, consiste en une vampirisation de l’altérité, une assimilation de l’autre au même, une neutralisation, une abolition de la différence : « le contraire de la distinction ». Il faut ici entendre le double-sens de « distinction », différence et raffinement, puisque ce fétichisme positiviste apporte le contraire d’une « culture raffinée ». Il ne devrait pas s’agir de ramener l’autre au même, mais présupposer plutôt que ce qu’on croit même est autre, en quoi consiste la patience bienveillante puis méfiante de l’apprentissage de la perception.