Entretien avec Abdellatif Laâbi

Abdelatif Laâbi connait la guerre, a subi la haine et les régimes coercitifs. En homme libre il a refusé d’accepter l’impensable, et regarde aujourd’hui les guerres, massacres et génocide comme un long chapitre que rien ne vient clore. Il a accepté de répondre à nos questions.

Les Palestiniens vivent des moments terribles. Et, bien sûr, vous avez déjà vous-même vécu des horreurs... Vous en avez parlé dans de nombreuses publications. Que peut faire la littérature aujourd'hui ?
Ce qu’elle a toujours fait quand il y a eu péril en la maison humaine : affuter ses « armes miraculeuses » pour se dresser contre la barbarie, défendre et illustrer ce qui fonde l’humain en chacun de nous, soutenir la raison au moment où elle est en passe de s’écrouler, rappeler, preuves esthétiques à l’appui, que rien ne saurait être plus sacré que la vie. Et puis, la littérature a cette capacité de nous grandir de l’intérieur, de féconder nos consciences, de nous faire rêver les yeux ouverts, d’abolir en nous l’indifférence, d’y combattre la haine, de nous engager, encore et encore, sur les « chemins de liberté ».
Cela dit, je ne vais pas revenir ici sur l’immense tragédie que les Palestiniens vivent aujourd’hui. Je préfère faire entendre avec le plus de fidélité possible les voix de leurs poétesses et poètes. Je m’en remets à elles et à eux pour m’éclairer et nous éclairer sur l’enfer qu’ils sont en train de vivre. Et je rappelle cette atroce adresse de l’un d’eux, Mouride al-Barghouti, qui nous a quittés il y a quelques années :
O Dieu !
Y a-t-il une vie
avant
la mort ? 
Pensez-vous qu'elle ait servi de guide à l'être humain pour l'aider à avancer vers une plus grande sagesse ? Y a-t-il dans l'histoire des exemples de livres qui ont changé le monde ou qui ont contribué à le rendre plus habitable ?
Je crois avoir énuméré, dans ma précédente réponse, les quelques « pouvoirs » que la littérature est en mesure de revendiquer, légitimement. Mais je n’irai pas plus loin ou ailleurs, en la dotant d’un rôle de « guide » ou de pourvoyeur de sagesse. Ces deux rôles me paraissent assez incompatibles avec ce que la littérature peut opérer.
Quant à savoir si des livres ont pu ou peuvent changer le monde, je m’abstiendrai de tout jugement. En revanche, à l’échelle individuelle, j’affirme qu’il y a eu des livres qui m’ont changé d’une façon ou d’une autre. Mais aucun d’eux ne m’a fait accéder à la sagesse, avec laquelle, d’ailleurs, je ne m’entends pas très bien.

Abdellatif Laâbi, L'arbre à poèmes, lu par l'auteur, 2017.

La poésie est-elle différente des autres genres ? Peut-elle, plus que la prose, évoquer les atrocités qui portent atteinte à la planète et aux êtres humains ?
Pardonnez-moi de ne pas répondre à cette question. Je vous renvoie à mon avant-dernier livre intitulé « La poésie est invincible ». Vous y trouverez, ce me semble, ample matière.
Quels sont les recueils qui vous ont marqué ou ouvert des portes ?
Plutôt que de recueils de poèmes, il me semble plus judicieux de parler de poètes. Parmi ceux-ci, il y a des anciens et des modernes, avec une prédilection pour des auteurs de langue arabe (en particulier les poètes soufis) et espagnole (la génération des années 30 en Espagne, et de nombreux poètes sud-américains). Et puis, il y a de grands frères en poésie comme Nazim Hikmet et Aimé Césaire.
Comment évolue votre écriture, votre poésie, alors que nous assistons, impuissants, à des crimes de part et d'autre de tant de frontières ?
Dans cette affaire, je ne peux être juge et partie. Il m’est arrivé de dire quelque part qu’on peut voir et lire dans les yeux des autres, mais pas dans les nôtres. Cela me rappelle aussi ce que je disais au tout début de mon expérience littéraire, en comparant le poète, et plus précisément son corps, à une sorte de séismographe. Les bouleversements qui s’opèrent dans le monde, la condition humaine, ont donc une répercussion quasi physique et au plus profond de mon être. Leur retentissement sur ma langue, ma voix et mes autres facultés, est immédiat.

Abdellatif Laâbi, La porte de l'enfer, Bernard Ascal, L'étreinte du monde (Poètes & chansons) ℗ Ascal, 27 août 2014.

Votre carrière de poète s'est développée au niveau international. Pensez-vous que vos mots et votre présence rendent le monde plus conscient de ce qui se passe ?
Je n’ai pas cette prétention. Mais je ne peux pas nier ma satisfaction de voir que mes œuvres, notamment poétiques, sont suivies par un nombre grandissant de lecteurs à un moment où la poésie en général peine à sortir de sa marginalité ou sa marginalisation. De voir qu’elles sont traduites dans un nombre de langues tout aussi grandissant. Qu’elles puissent, de ce fait, avoir un certain impact, est assez normal.
Quels sont vos projets pour l'avenir ? Qu'en est-il de demain ?
A mon âge, ce serait un peu indécent de parler de projets ! J’en suis plutôt aux « finitions ». Ce qui ne veut pas dire que je chôme. Je me suis attaqué par exemple à la traduction vers l’arabe de l’intégrale de mes œuvres. Voilà un chantier qui avance et me donne de grandes satisfactions. Je continue à traduire en français des auteurs arabes, notamment palestiniens. Et puis, comme chacun ne le sait pas nécessairement, je poursuis une expérience avec la peinture commencée « clandestinement » il y a maintenant près de quinze ans. Il y a là de quoi cultiver amplement son jardin !
Je n’attends rien
de la vie
Je vais
à sa rencontre 

Le grand poète Abdelatif Laâbi, Pensée et culture, 2023.

Image de Une © Thierry Rambaud.

Présentation de l’auteur

Abdellatif Laâbi

Abdellatif Laâbi est né en 1942, à Fès. Son opposition intellectuelle au régime lui vaut d’être emprisonné pendant huit ans. Libéré en 1980, il s’exile en France en 1985. Depuis, il vit (le Maroc au cœur) en banlieue parisienne. Son vécu est la source première d’une œuvre plurielle (poésie, roman, théâtre, essai) sise au confluent des cultures, ancrée dans un humanisme de combat, pétrie d’humour et de tendresse.

Il a obtenu le prix Goncourt de la poésie en 2009, et le Grand Prix de la francophonie de l’Académie française en 2011. Parmi ses œuvres, publiées en majeure partie aux Éditions de la Différence :

  • L’œil et la nuit (2003), Le chemin des ordalies (2003),
  • Chroniques de la citadelle d’exil (2005),
  • Les rides du lion (2007),
  • Le livre imprévu (2010) ;
  • Le soleil se meurt (1992),
  • L’étreinte du monde (1993),
  • Le spleen de Casablanca (1996),
  • Les fruits du corps (2003),
  • Tribulations d’un rêveur attitré (2008),
  • Œuvre poétique I et II (2006 ; 2010).

Par ailleurs, les éditions Gallimard ont publié son roman Le fond de la jarre (2002 ; collection Folio 2010).

 

 

Textes

Abdellatif Laâbi

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