Entretien avec Alain Brissiaud : le présent de la Poésie

Alain Brissiaud est un poète discret. Depuis des années il mène un chemin droit et haut  pour porter la poésie de ceux qu'ils a croisés et aimés. Il reste très modeste et effacé lorsqu'il s'agit d'évoquer son oeuvre, déjà importante, non pas en matière de volume, mais pour sa voix, inédite, déjà pérenne, à n'en pas douter. Il écrit depuis l'adolescence sans jamais se soucier d'être publié. Il a été libraire, puis éditeur, notamment de Claude Pélieu. C'est dans la revue Les Hommes sans Epaules qu'il trouve une première fois des lecteurs, et qu'il est révélé. S'en suivront deux recueils, Au pas des gouffres (Librairie-Galerie Racine, 2015), Jusqu'au coeur (Collection Les Hommes sans Epaules/éd. Librairie-Galerie Racine, 2017), et Cantos sévillans, suivis de La lisière (La Porte, 2017)... Il nous a confié ces propos, ainsi que des poèmes inédits. 

Alain, pourquoi la poésie ? 

La poésie questionne le monde, la poésie scrute le monde simplement pour que celui-ci continue d’exister ; c’est une question de survie ! Pourquoi : pour déranger, pour résister, pour éviter la mise à mort, aussi parce qu’à l’origine l’essence même de la poésie est de ne pouvoir autrement répondre à cette question : pourquoi? Le langage poétique s’écoule vers celui qui écoute, elle  irrigue l’autre pour l’associer ; aussi, Ecrire c’est porter attention à l’autre, c’est l’entendre et le comprendre. L’espace du poème se déploie à l’infini de lieu et de temps ; il est au monde, il est tout le monde et donc questionne le monde. La poésie, sans se retourner, questionne le monde depuis l’Origine, allant vers, parcourant le Chemin, nous intimant d’aller à la rencontre de.

Pourquoi les premiers textes antiques, pourquoi Villon, pourquoi Holderlin, pourquoi Baudelaire, pourquoi Artaud, pourquoi Mandelstam et Celan ? Pourquoi tant de souffrances bordant ce long chemin, pourquoi l’errance, pourquoi tant d’amateurs ? Peut-être est-il le lien tendu depuis ces âges anciens jusqu’à ce jour, un chemin  praticable par tous où vibre cette question : pourquoi ? Et ce lien n’est-il pas ce que l’humain tente d’abord de préserver ?  Ce chemin vit de sa propre énergie,  bouscule, pousse et se fraie un passage pour sonder nos vies. Ce lien qui nous rattache aux temps anciens est le lieu même du poème ; voilà pourquoi la poésie.

Un lieu où les archétypes portés par le langage lorsqu’il est soumis au travail de cette distorsion poétique rassemblent tous les humains ?  L’union du sacré et du profane, de la parole et du silence, de l’éphémère et de l’éternité ? Une coïncidence divine ?
 
 Ah, quelles belles utopies ! Oui, ce lieu est au cœur de l’humain, il en est le cœur, assurément. Décidons, osons par le poème nous confronter au vivre ensemble, à la tolérance, au respect de l’autre. Voyez la ferveur qui se dégage d’une lecture publique, voyez les poignants concerts de Léonard Cohen, ne vous ont-ils pas envoutés ? Cette union n’est-elle pas celle du sacré et du profane ? Non, pas une coïncidence divine, plutôt une volonté de chacun de nous à établir une relation  apaisée à l’autre, à l’écoute de l’autre. 
Le poète nous donne à lire son âme sans pudeur, il nous laisse entrevoir sa vraie nature et cela nous ramène à nous-mêmes ; ce que nous montre le poète ce n’est pas de l’ordre du moi mais de l’universel, alors pourquoi ne pas l’écouter ? Là, oui, la parole et le silence se confondent, me semble-t-il. Mais revenons dans le monde réel, celui où règnent la peur et la détresse, le lieu du quotidien… pour dire, et cela ne me parait pas utopique, compte tenu de l’état du monde, qu’il existe une autre voie à celle de son fonctionnement actuel qui est le chemin de l’apprentissage de la parole poétique ; avant tout. Et le lieu en est le cœur de l’homme.
Y a-t-il des voix poétiques qui vous ont suivi, guidé, et pourquoi ?
Quelle belle chance nous avons de pouvoir écouter et lire les poètes en un clic ! Le monde n’a jamais été aussi vaste. Hier, un ami de passage me fait écouter des textes de Vladimir Vissotsky interprétés par Lise Martin ; plus tôt c’était le chant d’Angélique Ianatos sur des poèmes de Dimitra Manda et la sublime musique de Théodorakis…les supports modernes sont si commodes que tous les auteurs nous sont proches. Nous sommes près de la source, abreuvons-nous.
Les poètes veillent sur nous, saisissons leurs mains tendues. Je pense à mon ami Claude Pélieu qui a tant compté pour moi, à Allen Ginsberg le barde bondissant, si bon, si entier, je pense à Paul Celan l’homme-douleur, à Yves Bonnefoy, le patron ou aux vers de  Franck Venaille où je me perds avec bonheur. Demain d’autres viendront à moi, sans cesse, comme un fleuve, il suffit de s’ouvrir. Il ne s’agit pas de feuilleter un catalogue : que retenir d’une vie d’écoute sinon attendre les signaux qui viennent nous surprendre. Courons les librairies, les livres de poésie sont partout, l’édition est vivante, les revues nombreuses. C’est par elles que l’accès est le plus simple. J’ai débuté comme beaucoup en lisant les revues. Une revue compte particulièrement pour moi : celle animée par Christophe Dauphin : Les Hommes sans Epaules, toujours d’une grande richesse. Les revues permettent la lecture d’une incroyable diversité de ton et de forme. Tant d’écrivains me seraient inconnus sans la lecture régulière des revues.
Je suis d’une autre époque et les auteurs qui m’ont aidé à vivre ne sont plus jeunes et pour beaucoup ne sont plus du tout. Mais le poète essentiel, et nous sommes nombreux à le penser,  a été couronné par le Prix Nobel de Littérature, il s’appelle Bob Dylan et c’est bien ainsi.
Oui Bob Dylan a écrit des textes d’une immense richesse ! Alain Ginsberg, Bob Kaufman, et Claude Pélieu, aussi. Ils ont en commun leur engagement, le fait de porter une parole fraternelle et de militer pour une société humaine. Vous avez publié des inédits de Claude Pélieu, et vous avez connu cette époque de la Beat Generation, peut-être pourriez-vous nous en parler ?
 
Oui, j’ai eu la chance de pouvoir publier Claude Pélieu à deux reprises et Allen Ginsberg pour son long poème Iron Horse. J’ai été mis en rapport avec Claude par François Di Dio l’éditeur du Soleil Noir. C’était mes années d’apprentissage… Mais, au-delà de l’époque, des rencontres, des amitiés, de « l’histoire littéraire », c’est un état d’esprit que je souhaite évoquer. Allez sur la chaine Youtube écouter Ginsberg chanter Father Death Blues accompagné de son guide-chant : la souffrance est ce qui est né – l’ignorance m’a désespéré – tristes vérités, à ne pas mépriser (Traduit par Pierre Joris).
La « beat generation » nous a donné des écrivains en phase avec le monde, ancrés dans l’humain au cœur de la nature, des hommes qui ont tenté la réconciliation des hommes, qui ont pratiqué l’unité retrouvée, qui étaient beaux et facétieux, qui étaient du matin sans morale, qui habitaient un lieu où la pensée et la poésie n’étaient qu’un, pacifistes ne se prenaient pas au sérieux, jamais seuls ils étaient tous et toutes, ils souriaient au bord d’un monde prêt à l’Apocalypse, ils étaient l’essence même de l’homme enraciné, du monde de Whitman, solaires soufflant sur les braises de l’aventure, le pas sur la terre au spirituel pratique, ils savaient que la poésie nous mène à ne croire qu’en elle : elle est force, elle est libre. Ces poètes touchaient le plus grand nombre, c’est cela aussi qui est remarquable. Leurs visages nous étaient connus : Ginsberg était une pop-star. Je ne suis pas aveuglé disant cela : la poésie doit retrouver cette place ! C’est pour cela que tout à l’heure j’évoquai Dylan. Mahmoud Darwich, Yannis Ritsos,  Pablo Neruda, Anna Akhmatova… les grandes voix nous manquent, des poètes qui se dressent et se saisissent du pouvoir de la parole et nous guident vers un monde dépouillé de frilosité ayant abandonné ses peurs.
 
Je souhaite exprimer ma reconnaissance à Recours au poème qui par l’intermédiaire de Gwen Garnier-Duguy ma ouvert sa porte alors que je n’avais rien publié ainsi qu’à Christophe Dauphin et Alain Breton mes merveilleux éditeurs de la Librairie Galerie Racine.
 
 A lire :
Claude Pélieu : New poems & Sketches 1977. Books Factory Editions, 211rue du Fg Saint Antoine 75011 Paris.
IndigoExpress. Le Livre à Venir. 1986. A la  même adresse.

∗∗∗∗∗∗

 

Louise
pleure dans sa Nuit

 

 

Alors nous fûmes privés de la parole
la terreur des mots nous quitta
l’absence vint
celle

sans cesse recommencée

 nous pouvions enfin
ne plus avoir peur

 

∗∗∗∗∗∗

Louise

 

Car tu ne le sais peut-être pas
écoute
les mots ne peuvent dire

ceux qui courent
se répandent
disent les évidences et disparaissent
cédant la place à d’autres
et nous laissent
dans la détresse

même plus la parole
ôtée la parole
retirée
confisquée
êtres muets
nous restons

vaines paroles d’ailleurs
d’un lieu à l’autre
ni le savoir et quelle route prendre
partout
les pierres ont le même tranchant

sans détour
innocence
abandon

 

∗∗∗

 

Jours mystérieux et secs
jusqu’à l’odeur du figuier
entendu dans le souffle du vent
Louise
son parfum se mêle à ta salive

à ton coté
je n’ai plus peur
d’emprunter ce chemin de nuit

que viennent
ta joie ta peine
je serais l’eau de ta voix
ta peine ta joie
seront miennes

 

∗∗∗

 

Ce neuf août à Marseille
j’écoute la pluie taper contre la vitre
mais c’est ta voix qui chante derrière la cloison
qui me montre la route
ce jour là la vie allait dans la buée des choses
avec nonchalance et retenue
peut-être étais-je sourd au charme des joies éteintes
car rien ne pouvait calmer
mon angoisse de la nuit
celle-là même qui me fit tourner en rond
sur le palier devant ta porte
guettant le jugement du baiser d’adieu

ô
puis-je échapper à tes questions

puissent-elles ne jamais revenir

 

∗∗∗

 

Louise dans ta nuit
tu voles avec les corneilles
toutes là
rassemblées et tu sanglotes
lorsque tu perds au jeu quand tout se trouble

pas moyen de tenir en place
tu cours et chutes cinq fois

une pluie glacée coule de tes plaies

c’est étrange de te voir si nette
dis-moi que fais-tu toute nue sur le lit allongée
si attirante
un chanteur bon marché peut te charmer
mais dira-t-il ta vérité

jours sans pain sur ton ventre
maintenant tu vieillis
tu voudrais que l’alcool s’écoule dans tes veines
Louise
la flamme de tes reins vacille
tu es comme au désert

petite aube
chuchote encore la prière à mon oreille

 

∗∗∗

 

Tu tournes
bloquée en ville une sale histoire
le valet de ton cœur provoque ta colère
il est lâche
il est bête
il ment sans cesse
tu veux le fuir
las
tu te retournes sur ton image

tu regardes la mort

silence des mots

je me penche à la fenêtre pour oublier
vertige
l’herbe est jaune derrière le muret

tout se dessèche

vaines tendresses

 

∗∗∗

 

Tu es grande
tu t’essayes à l’amour amère
hors du temps dans l’insouciance des nuisances

alors tu nages près du ciel
ce bout de monde
tes pieds mordent l’eau
comme avec un amoureux

mélancolie exorbitante

je vois les images de beautés sur ton écran
tu me tends des couleurs de vie
du naufrage de nos idées
il reste
ton cri derrière la cloison
et ta photo près de la porte
je l’ai vu
ta poitrine au centre des années
visages d’hommes
où êtes-vous tous ceux
penchés sur ton jeune corps

jeunesse
de la douleur

n’as-tu rien ramené de ce temps

 

∗∗∗

 

A jamais  jeune

sautant  dansant dans l’herbe haute
Louise tes jambes falsifient l’espace
ton ventre
s’abreuve au fil de l’eau
c’est toute la rivière de tes veines

tu découds le livre à coups de regret

ta vie à faire ce va et vient toujours allant vers le père
mais t’aimait-il à ta façon

posait-il sa main tendresse sur ta bouche le soir contre le lit
n’ai pas de peurs il chuchote
je suis en bas
et qui maintenant pour te dire ces choses

enfance encore
rappelle-toi la mère sous le viaduc
caressait-il son ventre le soir après l’usine

faiblesse de l’amour
Louise
pour ces gens que nous sommes
et qui pour nous aimer
et rire
ne pas crever dans la mélancolie maternelle de l’oubli
ici l’air brûle toujours nos passions
alors
cela a-t-il un sens

et qui pour dire le blanc de ta bouche sous l’étreinte

que de pâles pensées volées

cette mère tant aimée dis-tu
son amoureuse
le soir à la veillée lui donnait-il du plaisir

immédiate poussière

 

∗∗∗

 

tendre chose que cela
de rien de personne

assis sous le figuier je t’écris ces sombres choses

pour quel deuil

 

∗∗∗

 

Là où tu cuisines les fruits de la terre
se joignent nos souvenirs

nous n’étions rien rappelle-toi l’enchanteur de Grenade
pauvre mémoire de l’amour
la chair plutôt
la ferveur la chaleur
rien
rien
ne peut plus arriver
rien maintenant nous sommes à quai
le sang ne peut vivre au soleil tu le sais
notre faim vacille sous ce ciel
si dur

je tiens ta main souviens-toi
tu croisais les cuisses sous mes regards
le ciel se couvrait de pétales de larmes
tu jouais à la petite fille
aujourd’hui petite fille
écoute Désolation row
l’Angélique Dylan erre dans la chambre noire
sous ton visage à l’encre bleue
tu doutes de cela
douces craintes du ciel
la nuit vient comme une étrave de douceurs

quels désirs mangent ton ventre
quelle langueur du souvenir
tu venais au passage recueillir le sang
des songes

hors du temps
insouciance

 

∗∗∗

 

Ce père nage maintenant près du ciel
ce bout de monde
à lui presque au bout de tes doigts
tu lui tends la main tu t’élèves
trop petite
et ce ciel si haut c’en est désespérant

être heureuse tu danses
être regardée
que dira-t-il si tu pleures dans ta nuit

qui es-tu dira-t-il
qui es-tu à tourner ainsi autour de tes mensonges
vérité de tes journées fictives

assis sous le figuier je poursuis ton rêve
tu ne te crains plus
vos silence
c’est une légende un faux
même si tu avances au-devant nue si nue
essentielle
à construire ton mal-être

tu le sais bien
c’est ton cœur qu’il voulait il veut te dire
tu veux savoir

son front dissimule
une grande détresse

et qui tire les ficelles

 

∗∗∗

 

Quel délit pour la langue venue lire
d’anciens caractères imprimés
ta jeune voix si faible maintenant
et ton rire ironique
faiblesses que cela
hautaines dans la dune tu déjeunes de lumières vives
d’éclats obscènes
qui prier
comme une confiserie de vent
tu en viens à piétiner celui
qui guette ta peau parcourue de frissons

ô Louise
grande douceur sous ta jupe plissée
pour qui
pour celui qui t’écrit des poèmes au goût de lait
dis
t’écrit-il un poème

lui aussi cherche ton cœur il veut te dire
ta chair
dis
dissimules-tu ton âme derrière une étoile
elle scintille comme le jour
mais c’est ton corps désiré
qui est à la peine

pas ton âme
elle tu la caches la retournes au fond de ta poche
qu’il te prenne comme ça vient
pas le bleu enfoui de ton tourment
juste le temps du corps

oh
jouissance

 

∗∗∗

 

Nous sommes tous les deux dorénavant sous le figuier
à déjeuner de frais silences

parfois
ma main s’égare prés de la tienne
loyale tu soupires
me donnes à voir une grande peinture
le valet de cœur n’a plus de travail

le ciel est immortel
c’est égal
ce temps est maintenant le nôtre
marée basse sur la terre le climat est doux
les hommes attendent le fou rire de la pluie
sagesse d’eau retirée
dis-moi les brumes et donne au vent d’ici
les allures de la pluie
tes larmes
avec les ciseaux de la tumeur

nous ne parlons pas
l’arrière-pays se cabre
pages vides à la fenêtre sombres lueurs
toutes ces choses entre nous défaites
et rétablies

je te vois Louise
tu tiens ces choses fermement
elles nous bouleversent
Louise

ton cœur cette nuit mesure le temps