I.L. : Certains poèmes sont accompagnés d’une sorte de commentaire entre parenthèses. On lit, par exemple : « (Les nombres sont une éclipse du langage.) » Tu parles aussi de « la violence mathématique ». Le poète se présente lui-même comme « un géomètre de parking souterrain ».
Tu affirmes que « le poème n’a / pas d’autre sujet que / la syntaxe ». Y a-t-il lutte ou concurrence entre les mathématiques (géométrie et algèbre) et la langue ?
G.R. : Il y a plusieurs choses dans cette question. La syntaxe, en premier lieu. J’ai écrit « ils parlent avec de la syntaxe et des gants en latex ». C’est un vers important du poème, en prise directe avec l’écriture de Géométrie du cri. À l’origine, il n’y avait que des textes très fragmentaires de deux à huit vers, rarement plus. Le travail d’écriture s’est véritablement fait lorsque j’ai composé les poèmes sur mon ordinateur. Car il s’agit bien d’un travail de composition, de combinaisons, de montage. Je composais et recomposais les textes jusqu’à ce que cela fonctionne. Je veux dire comme un mathématicien en viendrait à conclure que ses calculs fonctionnent. Y a-t-il un modèle préexistant dont nous cherchons à nous approcher ? Un mystère à percer ? Pourquoi le modèle créé s’applique-t-il si parfaitement au réel ? Je pense ici aux modèles mathématiques appliqués aux nuées d’oiseaux et aux bancs de poissons, notamment le modèle de Vicsek.
Quand je parle du poète comme « un géomètre de parking souterrain », il s’agit là d’une allusion toute personnelle à ce que j’éprouve à l’égard de certaines constructions urbaines récentes. Je suis fasciné par certains lieux et bâtiments contemporains que je trouve beaux et majestueux. Il y a notamment, à Marseille, à quelques kilomètres de chez moi, une immense usine qui produit de l’acide amino undécanoïque. Elle s’étend sur 13 hectares. La nuit, de gigantesques néons éclairent les éléments qui composent la structure des différents bâtiments de cet imposant site industriel. Ce sont des milliers de tuyaux, de proportions incroyables, qui se croisent ou se superposent. L’ensemble est monumental. On peut imaginer que celles et ceux qui ont conçus ces bâtiments ne les ont pas pensés comme une œuvre d’art architecturale. Pourtant la monstrueuse beauté de l’ensemble est bien plus saisissante que certaines œuvres architecturales prétentieuses.
Il y a quelques années, j’ai noté cette citation merveilleuse de J.G. Ballard : « Je crois à mes obsessions personnelles, à la beauté, à l’accident de voiture, à la paix de la forêt engloutie, à l’émoi des plages estivales désertes, à l’élégance des cimetières de voitures, au mystère des parkings à étages, à la poésie des hôtels abandonnés. » Il s’agit d’un extrait de son poème « I want to believe », publié dans la revue Science Fiction en 1984 et traduit par Jean Bonnefoy. Ballard est notamment l’auteur de Crash !, adapté au cinéma par David Cronemberg. Ce roman, très controversé, a pour sujet le corps des personnes victimes d’accident de voiture. Or, le drame au centre de Géométrie du cri est un accident de voiture. Il y avait donc sans doute là, en germe, quelque chose d’inconscient qui m’a ramené à Ballard.
I.L. :
« cette fraction de moi
qu’est ton cri dans ma gorge »
« il a cette chose
arrachée à des bouches hurlées
des enfants morts-morts »
« il est impossible de crier le ciel »
Au sujet de son tableau Le cri, Edvard Munch écrivait dans son journal : « Je me promenais sur un sentier avec deux amis – le soleil se couchait – tout d'un coup le ciel devint rouge sang. Je m'arrêtai, fatigué, et m'appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville – mes amis continuèrent, et j'y restai, tremblant d'anxiété – je sentais un cri infini qui passait à travers l'univers et qui déchirait la nature. »
As-tu pensé à ce tableau (avec les parallèles de la rambarde qui se rejoignent à l’horizon, la verticale qui le ferme à droite) pour ce poème ? Le cri de ta géométrie est-il un cri poussé ou un cri entendu ?
G.R. : Ce cri, il est à la fois poussé et entendu. Géométrie du cri un récit choral, n’oublie pas, — donc le cri fait partie intégrante de la partition. Il est même très exactement central. Il est à la fois ce qui dissone et ce qui structure. Entre 18h31 et 18h32, il y a un cri.
Et non, je n’ai pas pensé au tableau de Munch. C’est difficile de regarder Le cri. C’est une œuvre tellement vue et dupliquée que plus personne ne sait la regarder (y compris moi !). Si ta question porte sur les œuvres qui ont pu me nourrir, pour ce livre en particulier, je ne mentionnerais aucune œuvre picturale, uniquement des livres de poésie. J’ai été nourri par plusieurs textes pendant la première phase d’écriture, celle des fragments. Je suis allé vers des écritures qui déplaçaient des choses en moi. Beaucoup d’œuvres de poétesses et de poètes du Québec, des livres publiés chez Le Quartanier et Poètes de Brousse notamment. J’ai cherché ces textes non pas dans une démarche d’imitation (j’avais déjà expérimenté l’imitation, et la vacuité de la démarche m’avait complétement vidé moi-même), mais dans le but de repousser le plus loin possible ce que j’étais capable d’écrire.
I.L. : Guillevic a écrit un recueil mêlant poésie à géométrie, Euclidiennes (Gallimard, 1967), dans lequel chaque poème accompagne une figure. Il fait dire à l’une d’entre elles : « Nous, figures, nous n’avons / Après tout qu’un vrai mérite, // C’est de simplifier le monde / D’être un rêve qu’il se donne. » Souscris-tu à cette affirmation ?