Entretien avec Mathieu Hilfiger — 1ère partie : La voix intérieure

Par |2017-12-28T17:31:39+01:00 18 octobre 2017|Catégories : Mathieu Hilfiger, Rencontres|

 Pro­pos recueil­lis par Anne-Sophie Le Bian

Anne-Sophie Le Bian – Math­ieu Hil­figer, quand êtes-vous né et d’où venez-vous ?
Math­ieu Hil­figer – Eh bien, je suis né en 1979, et, comme tout un cha­cun, je viens du ven­tre de ma mère.
A.-S. L. B. – Bien enten­du. Mais où êtes-vous né ? Et quel est votre par­cours intellectuel ?
M. H. – Je suis né à Stras­bourg. Con­cer­nant mon « par­cours intel­lectuel », c’est une ques­tion com­plexe. Celui-ci a juste­ment com­mencé avec les rêver­ies aqua­tiques dans le ven­tre de ma mère, où j’ai appris en reflu­ant dans la pénom­bre les rudi­ments de l’écriture. J’ai fait des études de let­tres, de langues anci­ennes et de philoso­phie (aujourd’hui, je pré­pare un doc­tor­at sur la poésie, en par­al­lèle à mes autres ter­rains d’étude), mais cela n’a pas été essen­tiel par rap­port aux efforts menés depuis tou­jours pour affûter mon regard. Sur autrui, sur moi-même, et sur les choses. 
A.-S. L. B. – Peut-on appren­dre à regarder ? 
M. H. – Bien sûr. Appren­dre à regarder, c’est dévelop­per son empathie. Et l’empathie, c’est per­me­t­tre à un immense savoir intu­itif d’affluer en vous – un savoir néces­saire pour un écrivain, à mon avis. Ce faisant, je suis devenu avant tout un regard, un pein­tre qui écrit, ou à peine, une toile blanche sur laque­lle s’écrit un long texte. Et puis, très tôt je me suis affranchi des règles académiques, je me suis méfié des écoles, j’ai choisi mes pro­pres sen­tiers d’édification. Ain­si, après l’avoir longtemps étudiée, je me suis détourné de la philoso­phie – et ce, mal­gré toute la sci­ence et la méth­ode qu’elle m’avait apportée, car elle m’a sem­blé tou­jours trop sec­taire et inhu­maine – trop éloignée des sen­tiers sauvages de la langue et des préoc­cu­pa­tions humaines. Bref, si j’ai béné­fi­cié d’une bonne édu­ca­tion, finale­ment je me suis large­ment con­stru­it moi-même mon pro­pre fond cul­turel. Ce qui me fait dire, en fin de compte, que je suis d’abord un autodidacte.
A.-S. L. B. – Vous vous défiez des écoles, mais le regard des autres compte-t-il tout de même pour vous ?
M. H. – Cer­taine­ment. J’apprécie beau­coup les com­pli­ments, du moins ceux qui vien­nent des con­nais­seurs, c’est-à-dire des gens sen­si­bles ; assez bien les cri­tiques ; moins les reproches. Néan­moins, je ne cours pas après les retours de lec­ture. De toute manière, ils sont rares. Je tra­vaille d’abord pour moi, l’écriture étant l’un de mes besoins essen­tiels, vitaux. Ensuite, il va de soi que toute mon œuvre s’identifie à une sorte de vaste hom­mage à l’humanité. Ce serait un euphémisme de dire qu’autrui y a sa place. Je brasse large, vous savez : les quelques échos que don­nent des lecteurs à mon tra­vail, je le prends en compte comme de l’information, que je stocke, comme tout le reste. J’ai tou­jours besoin d’informations, quelle qu’elle soit. J’accumule les don­nées, en quelques sortes. Mais des don­nées sen­si­bles : des émo­tions, des com­porte­ments, etc. Ensuite, j’effectue un tri. Ce tri s’effectue naturelle­ment en moi, c’est très pra­tique. Je garde les morceaux qui me plaisent – par­fois, ce sont les bas morceaux. Tout peut être utile, un jour ou l’autre, pour ma création.
A.-S. L. B. – Cela explique-t-il votre éton­nante facil­ité d’écriture ? Votre rythme de créa­tion est élevé, et ce, dans dif­férents domaines.
M. H. – Oui, cer­taine­ment. L’écriture ne se réduit pas au temps passé à mon bureau (quel que soit le nom que prenne ce bureau). Elle est sans cesse en mou­ve­ment à l’intérieur de moi. Mon corps sait qu’il s’agit d’une pri­or­ité pour lui, si bien qu’il y a tou­jours une par­tie de son énergie en activ­ité pour l’écriture. (Je suis à moitié présent dans la réal­ité, et à moitié dans l’imagination). Là encore, je rassem­ble tout un tas d’informations, de sen­sa­tions – c’est donc une même chose. Ces inces­santes syn­thès­es intérieures peu­vent être fati­gantes, mais elles font par­tie du prix à pay­er pour pro­gress­er dans mon art – je veux dire : dans le chemin de ma voca­tion. Ain­si, lorsqu’il s’agit, tech­nique­ment par­lant, d’écrire, eh bien je suis presque tou­jours prêt, ce qui a à se dire se dit, avec une cer­taine flu­id­ité. Vous pou­vez me don­ner un cray­on et une feuille, là, main­tenant, je me met­trais sans hési­ta­tion à rédi­ger un réc­it, un poème ou une scène, ou autre chose. J’ai fait le gros du tra­vail en amont, si vous voulez. L’écriture vient en bout de course, chez moi. Je dois dire que c’est assez exal­tant. Con­stater le bon fonc­tion­nement de cette capac­ité représente une abon­dante source de joie. A con­trario, bien sûr, ses dis­fonc­tion­nements sont très déstabilisants. 
A.-S. L. B. – En quoi con­siste cette activ­ité intérieure ?
M. H. – Je vous l’ai dit : c’est une activ­ité incon­sciente inin­ter­rompue, aus­si éner­gi­vore que fructueuse. Il m’a fal­lu des années de dis­ci­pline, de per­sévérance et de patience pour installer solide­ment ce proces­sus en moi. Je fais feu de tout bois. Les plus hum­bles scènes de la vie quo­ti­di­ennes me sont utiles. Un oiseau qui vole. Une parole de comp­toir. La couleur d’une pierre. Ce feu brûle sans fin en moi, il me suf­fit de veiller à l’alimenter suff­isam­ment. C’est un culte voué à Ves­ta. Pour le dire plus sim­ple­ment encore : je cul­tive ma sen­si­bil­ité comme mon bien le plus pré­cieux. Main­tenant, cette mécanique sub­jec­tive con­stitue la part la plus pro­pre de moi-même, la plus per­son­nelle. Or, l’écrivain que je suis, mais l’humain, aus­si, ne peut se con­stituer qu’en œuvrant à devenir tou­jours plus per­son­nel, orig­i­nal. En ce sens, cette mécanique est mon « chef‑d’œuvre » qui se per­fec­tionne tran­quille­ment, que j’écrive ou non.
A.-S. L. B. – Vous n’avez presque exclu­sive­ment écrit que de la poésie pen­dant quinze ans, avant de vous lancer à corps per­du dans le théâtre. Com­prenez-vous que cela puisse être désta­bil­isant pour les autres écrivains ?
M. H. – D’abord, je tiens à pré­cis­er que votre pro­pos n’est pas tout à fait exact : j’ai com­mencé à écrire de la poésie en 1999, certes. Mais mon recours à la prose s’est rapi­de­ment dévelop­pé : par l’écriture frag­men­taire, d’abord – qui a été une grande his­toire dans ma vie –, par le biais, aus­si, de la poésie en prose, égale­ment, et ensuite par des pros­es inclass­ables, avant de courts réc­its. Sans compter les arti­cles, entre­tiens, notes de lec­tures, etc. En d’autres ter­mes, mon cas est encore plus grave que vous ne le présen­tez ! Mon rap­port au style peut être con­sid­éré, en ce sens, comme l’histoire de mon rap­port crois­sant à la prose. Et depuis quelques années, donc, en effet, le cher théâtre, l’éloge des voix pas­sant dans les corps. Et des réc­its de moins en moins courts.
A.-S. L. B. – Vous ne répon­dez pas à ma ques­tion : cer­tains de vos amis poètes ont été décon­certés par votre soudaine pas­sion du théâtre.
M. H. – Oui, sem­ble-t-il. Un col­lègue m’a même demandé si je ne craig­nais pas que mon tra­vail poé­tique soit décon­sid­éré, vu mon engage­ment mas­sif dans l’écriture dra­maturgique ! Mais on ne choisit pas ! On suit la voix qui nous intime d’être mieux nous-mêmes, de jouer les instru­ments avec lesquels nous sommes les meilleurs, les moins mal­ha­biles ! Je ne crois pas que ça retire quoi que ce soit à ma poésie. Je ne renie rien. D’ailleurs, il n’y a pas de cloi­sons : le théâtre n’est-il pas aus­si poésie ? C’est ce que dit Olivi­er Py. C’est ce que dis­ent aus­si les grands maîtres. Les poètes doivent com­pren­dre que ce n’est qu’un chapitre d’une même his­toire. Un aspect d’une même pas­sion dévo­rante. La notion de genre, voilà qui me désta­bilise, moi ! Mes réc­its ressem­blent à des con­tes, mon théâtre est sou­vent plus riche de poésie que cer­tains recueils de poésie, etc. Il est vrai cepen­dant que les poètes, plus que d’autres types d’écrivains, sont assez rétifs aux autres expéri­ences lit­téraires. Pour une bonne rai­son – une rai­son bonne : ils sont man­i­feste­ment les plus engagés dans la ques­tion du sens de la parole, dans l’exigence (actuelle­ment si urgente) de régénéra­tion de la langue. La poésie, en effet, est pro­pre­ment le fer de lance de la lit­téra­ture, cette informe œuvre mon­di­ale. Ceci dit, je ne vois pas trop pourquoi il faudrait accorder tant de crédit aux fron­tières géné­tiques. Les gen­res sont d’abord des caté­gories cri­tiques, voire sco­laires. Des grilles utiles d’un point de vue didac­tique ; mais ici inutiles et même dan­gereuses. Rien ne devrait se dress­er devant la pas­sion créa­tive, le désir de dire, de la manière qu’on souhaite, de la manière qui souhaite être dite. Et chez moi, ces dernières années, c’est en par­ti­c­uli­er, c’est vrai, une voix dans la gorge des corps chance­lant sur la scène théâ­trale. J’ai trou­vé là mon « instru­ment » pro­pre, comme dit mon ami Jean Marc Sour­dil­lon à mon endroit. J’ai choisi de per­sévér­er dans l’exercice de cet instru­ment, l’écriture dra­maturgique, qui m’a choisi. Il y a des poètes qui ne sont pas sec­taires pour un sou, c’est heureux ! La plu­part ne le sont pas, en fait. Par ailleurs, je ne nég­lige pas la poésie ou la prose. Et peut-être qu’un jour, je me détourn­erai du théâtre, et de la prose, et de la poésie, et de l’écriture toute entière, alors pour moi il sera trop tard pour rédi­ger mes mémoires.
A.-S. L. B. – La notion de « genre » ne vous par­le pas.
M. H. – Non, la notion de genre encore moins que les gen­res eux-mêmes ! Rad­i­cale­ment, je crois qu’ils n’ont aucune espèce d’importance pour la créa­tion. Pour l’édition, peut-être. À peine pour l’école, n’en déplaise aux pro­fesseurs. Même à l’intérieur d’un « genre », il y aurait mille nuances à faire, des mil­liers de petits murs mesquins, coupants comme des rasoirs, à ren­vers­er. C’est aisé : ils sont de papi­er. En poésie, vous pou­vez faire des vers, libres ou non, de la prose, du dessin, du théâtre, même, tout ce que vous voulez ! Croyez-le bien ! J’ai longue­ment tra­vail­lé dernière­ment sur le recueil Ratur­er out­re d’Yves Bon­nefoy (étrange­ment nég­ligé, alors qu’il est déter­mi­nant dans sa pen­sée poé­tique et un point cul­mi­nant de son art), qui était un ami et un aîné des plus bien­veil­lants. Eh bien, dans ce texte, il a ressen­ti le besoin impérieux de com­pos­er des son­nets (plus ou moins libres, par ailleurs), d’une grande pureté. La forme con­trainte peut être la meilleure, dans cer­tains cas, la plus prop­ice à exprimer une vérité qui vous taraude, vous appelle de là où elle demeure, à dis­tance. Une voix vous met au défi de relever le gant, de vous jeter dans l’enquête la plus incer­taine. Cet incer­tain, ce non-déter­miné, devenu si rare dans nos vies, est la source d’un grand bonheur.
A.-S. L. B. – encore cette fameuse voix intérieure.
M. H. – Oui, elle est mon prin­ci­pal inter­locu­teur. Elle doit le demeur­er. C’est un alter ego qui me con­naît mieux que moi-même. En vérité, il n’y a d’autre règle véri­ta­ble, authen­tique, que celle de cette voix étrangère et famil­ière qui vous appelle de là-bas pour sus­citer en vous le désir de dire. Cette voix réclame une forme expres­sive plutôt qu’une autre, voilà tout. Ou plutôt : elle vous met au défi de répon­dre à une ques­tion, sus­cite en vous le désir d’y répon­dre, et à vous de choisir le biais le plus prop­ice pour y par­venir. Il suf­fit d’être assez libre pour accepter l’invitation, pour faire le pas de la danse atten­du. Oublions tous ces petits murs, il y en a déjà bien assez ! Pensez que même au sein du théâtre, il y a mille pos­si­bil­ités expres­sives ! Le mot « théâtre », comme celui de « poésie », et de tout autre genre, et comme tout autre mot tout court, est un leurre, une apparence qui capte mal son objet, une sim­ple allu­sion aux con­tours flous. Il y a des drames poé­tiques, des poèmes dramatiques.
A.-S. L. B. – Vous dites qu’il y a mille pos­si­bil­ités au sein même du théâtre, pour­tant, le théâtre actuel sem­ble presque tenir d’un seul ten­ant, il présente une cer­taine homogénéité. 
M. H. – Je ne vais pas vous men­tir : je ne passe pas mes journées à lire la pro­duc­tion théâ­trale actuelle. Je suis fainéant et je manque cru­elle­ment de temps, de sorte que je priv­ilégie ma pro­pre pro­duc­tion – ce qui ne m’empêche pas de réduire un peu ma naïveté par quelques lec­tures. J’ignore donc si le « théâtre actuel » (qu’est-ce au juste ? Je l’ignore) est homogène ou non. Cela m’étonnerait fort, d’ailleurs. Par con­tre, je peux témoign­er de la vaste pos­si­bil­ité de cette voix mag­nifique qu’est le théâtre. Mon tra­vail dra­maturgique en donne, je crois, un petit aperçu – je veux dire : un échan­til­lon mon­trant au moins que la diver­sité théâ­trale se fiche des limites. 
A.-S. L. B. – Oui. Pou­vez-vous nous dire en quoi ?
M. H. – Eh bien, nous sommes en avril 2017. À ce jour, j’ai écrit dix pièces, la plu­part très dif­férentes les unes des autres, sur les plans styl­is­tique et formel.
A.-S. L. B. – J’ai lu récem­ment votre pièce Aux archives, parue en début d’année chez Édilivre. Elle me sem­ble plutôt par­ente de la pièce Les Rési­dents, parue aux édi­tions Thot l’année dernière.
M. H. – Vous n’avez pas tort, je sup­pose. Ces deux pièces sont cer­taine­ment les plus proches de toutes, à tout point de vue. Elles sont à lire en par­al­lèle, éventuelle­ment. Pour­tant, elles ne se suiv­ent pas dans l’ordre de ma créa­tion. Sam­son sur la colline, qui est une sorte de tra­gi-comédie de sen­si­bil­ité « shake­speari­enne », les sépare (la pièce va paraître en fin d’année chez Thot). Vient ensuite (je veux dire, dans l’ordre de ma pro­duc­tion), Patro­cle, un poème épique en vers libres. Ensuite, La Glanée, un long drame roman­tique. Puis Voy­age depuis l’inconnu, une causerie un peu absurde et aux accents ashké­nazes, me dit-on. Puis L’Obscène, une véri­ta­ble comédie bur­lesque. Ensuite encore, le très court Mono­logue Polyphème, en vers, avec lequel je reviens sur ma pas­sion homéri­enne. Enfin, Des Hes­pérides, une pièce plus expéri­men­tale, plus som­bre, mais néan­moins bur­lesque. Vien­nent ensuite des piécettes très libres. D’autres pro­jets sont en cours, Le Per­cep­teur, typ­ique­ment con­tem­po­rain, Polème, un grand poème épique, et Hors sang, un huis clos som­bre. Et de nom­breux autres patien­tent dans ma tête… Je con­stru­is un monde, je l’enrichis chaque jour.
A.-S. L. B. – J’ai retrou­vé cet aspect comique dans toutes les pièces que j’ai lues. Est-ce impor­tant pour vous, le comique ?
M. H. – Oui, beau­coup. Ça fait par­tie de mon tem­péra­ment. J’ai tou­jours aimé imiter, jouer, met­tre en scène, etc., aus­si loin que je m’en sou­vi­enne. La mise en scène du comique pour con­tre la tristesse fab­rique ce comique. Chez moi la tristesse est une anom­alie, bien qu’elle ait cou­verte une grande par­tie de ma vie. On dirait que le comique est le fil con­duc­teur de mon théâtre. Le comique con­stitue égale­ment un recours, un recours pour sup­port­er l’horreur du monde humain, et pour trans­met­tre ce sen­ti­ment de manière sup­port­able. Par exem­ple, il est plus agréable et recev­able (pour moi comme pour le lecteur-spec­ta­teur) de voir se débat­tre l’un de mes per­son­nages avec les pen­sées qui le tor­turent sur un mode comique que sur un mode pathé­tique. Le comique, c’est aus­si une arme rose pour attir­er le lecteur, le provo­quer à vis­age masqué. C’est que la con­fronta­tion de notre imag­i­naire avec la réal­ité est douloureuse… Je crois que les per­son­nes sen­si­bles au comique accèderont ain­si, dans mes pièces, à des niveaux de sens plus élevés. 
A.-S. L. B. – Vous par­lez de la « réal­ité », mais les scènes que vous décrivez sem­blent le plus sou­vent imag­i­naires, voire fan­tas­tiques. En tout cas, assez improbables.
M. H. – Vous vous trompez, à mon avis. Mon esprit ne fait que retran­scrire – non, représen­ter – la pénible réal­ité humaine. De manière encore assez douce, d’ailleurs – je suis moins cru­el que d’autres, que des Thomas Berhnard ou des Hein­er Müller, par exem­ple, sans me com­par­er à eux. J’ai l’âme sym­pa­thique. Néan­moins, j’espère que cela ne rend pas mon théâtre moins véridique (c’est une pos­si­bil­ité que l’on ne peut pas exclure). Nous sommes peut-être trop habitués à la vio­lence, à la haine. Mon théâtre représente cette vio­lence et cette haine, mais avec douceur, et de manière con­cen­trée, comme l’exige la lit­téra­ture. La vio­lence s’en trou­ve déjà atténuée grâce à l’ordre du réc­it, l’enchaînement rapi­de de l’action. Les gens sont davan­tage choqués par les élu­cubra­tions ani­males d’un per­son­nage sur scène que par le mas­sacre de leurs sem­blables à mille kilo­mètres de chez eux, c’est ainsi.
A.-S. L. B. – Vous exagérez !
M. H. – Excep­tés quelques anges égarés par­mi nous, la meute humaine, eh bien, à mon avis, quand on regarde de près ce qu’il y a dans la tête des gens, ce n’est pas très beau à voir. Et c’est un phil­an­thrope qui vous le dit ! Ou si : c’est grand et minable, beau et ter­ri­ble à la fois. Et ça fait le bon­heur des dra­maturges. Je crois que les gens qui vont décou­vrir mon théâtre vont se recon­naître. Comme moi je me recon­nais dans mes per­son­nages. N’est-ce pas le but du théâtre ?
A.-S. L. B. – Pour en revenir au cat­a­logue de vos pièces écrites ou en cours d’écriture, on dirait une sorte de lec­ture ou de relec­ture de l’histoire du théâtre !
M. H. – Ah ! Je n’y avais pas pen­sé ! C’est intéres­sant. Je ne sais pas. J’y fai­sais allu­sion : le car­ac­tère cathar­tique du théâtre tra­verse le temps ; assis­ter à l’emprise des liens qui enser­rent, ça libère. De toute manière, dès que je lis, j’ai envie d’écrire, ça n’aide pas. Et je relis beau­coup, tou­jours les mêmes œuvres.
A.-S. L. B. – Lesquelles ?
M. H. – Celles de Homère, Pla­ton, Vir­gile, Chré­tien, Shake­speare, Grimm, Kaf­ka, Perse, entre autres.
A.-S. L. B. – Par­lons un peu de votre manière d’écrire. Dans nos échanges préal­ables, vous me disiez que votre méth­ode est orig­i­nale, que vous ne passez pas par l’étape des brouillons.
M. H. – Que ma manière d’écrire soit orig­i­nale, oui, je l’espère, mais elle l’est au sens où elle m’est pro­pre. C’est celle qui me con­vient. De toute manière, je ne l’ai pas choisie. Elle s’est imposée à moi, à force de faire con­fi­ance à ce que je suis ; j’ai juste eu l’intelligence (ou la mod­estie) de l’accepter.
A.-S. L. B. – Eh bien, en quoi consiste-t-elle ?
M. H. – C’est dif­fi­cile à dire. Voilà com­ment cela se pro­duit – car c’est comme si cela venait d’ailleurs ; en fait, cela vient d’un autre moi-même qui me con­naît mieux que moi-même, comme je le dis­ais, et que j’écoute avec l’humilité que j’évoquais. C’est mon moi intérieur que j’écoute et hon­ore de cette écoute. Cela se pro­duit ain­si : je pour­su­is la cul­ture du champ de ma sen­si­bil­ité, con­fi­ant dans ce lent tra­vail anar­chique, sans direc­tion, qui est à mon sens la clé du statut d’artiste. Des intu­itions remon­tent vers la con­science : sen­sa­tions plus ou moins opaques, indi­ci­bles, d’un monde à dire, d’un aspect de mon monde intérieur à exprimer. Cela peut être une phrase, un vers, une sit­u­a­tion, un titre, etc. Et je sais que der­rière ce morceau de sens, sous cette par­tie immergée d’iceberg, demeure un vaste ter­ri­toire à explor­er, à dire. Cette opac­ité m’attire, un impérieux désir de dire me tra­vaille. Je classe ce morceau de sens dans ma tête, par­fois sur un car­net. Et un jour, j’y reviens : je m’assois à mon bureau et j’écris. C’est tout. 
A.-S. L. B. – Que voulez-vous dire par « j’écris, c’est tout » ?
M. H. – Eh bien, je m’assois, et j’écris : ça vient tout seul, je me fais seule­ment le scribe de cet autre moi qui sait. Je n’ai presque pas besoin de réfléchir. Moins je réfléchis, plus facile­ment ça s’écrit à l’intérieur de moi – plus ce qui est déjà con­fusé­ment écrit accepte de pren­dre forme dans des mots. Je laisse remon­ter à la sur­face ce qui le désire naturelle­ment. La joie vient de là : j’écris, ça vient tout seul, j’ai à peine à ordon­ner les choses et à les ren­dre lis­i­bles selon les règles com­munes de la langue. C’est très spon­tané. L’impression d’une source qui coule, c’est tout à fait mer­veilleux, mal­gré les années ça ne cesse pas de me fascin­er. Aucun souci styl­is­tique ne me freine, ou si peu. À mon avis, cette méth­ode naturelle est la meilleure, c’est celle qui a le plus de sens, sans compter que c’est la plus pro­duc­tive. C’est ain­si. Ça ne s’apprend pas. On est seule­ment plus ou moins dis­posés à le com­pren­dre et à le laiss­er advenir.
A.-S. L. B. – Mais les his­toires, l’action que vous racon­tez dans un réc­it, une pièce, ou même un poème, vous devez bien l’anticiper, en prévoir le déroulement ?
M. H. – Non. Vous devez bien enten­dre ce que j’écris au sens strict : j’écris, ça s’écrit, je ne décide pas, tout vient naturelle­ment, de manière extrême­ment flu­ide, page après page, scène après scène, rapi­de­ment, sans que moi-même je ne sache ce qui va s’écrire, ce qui va se pass­er ! De sorte que je suis mon pre­mier lecteur ; je décou­vre comme un lecteur lamb­da ce que j’ai écrit. Là réside cer­taine­ment la véri­ta­ble orig­i­nal­ité de mon fonc­tion­nement : fondée sur cette cul­ture con­fi­ante de mon intéri­or­ité, et bien sûr soutenue par un min­i­mum de savoir-faire tech­nique, une parole d’une grande cohérence nait dès que j’écris, quel que soit le con­texte ou mon état.
A.-S. L. B. – Ça paraît extra­or­di­naire, surtout lorsqu’on com­mence à pénétr­er la trame de vos textes, qui parais­sent telle­ment structurés !
M. H. – C’est ain­si, pour­tant. Le savoir-faire et la struc­ture sont là d’emblée, la créa­tion se développe dessus. Tout est ori­en­té en moi pour per­me­t­tre la réal­i­sa­tion la plus libre pos­si­ble de la créa­tion. Ce point est cru­cial. Ne pas entraver cette lib­erté, qui est déjà con­trainte par le manque de temps et la langue, ce moyen néces­saire qui est aus­si un « leurre », comme dit Bon­nefoy, telle est la pri­or­ité absolue. Vous imag­inez bien que dès lors, les ques­tions formelles parais­sent ridicules !

Présentation de l’auteur

Mathieu Hilfiger

Math­ieu Hil­figer, né en 1979 à Stras­bourg, crée une œuvre poly­mor­phe sans dis­crim­i­na­tion de formes : poèmes en vers et en prose, théâtre, frag­ments, pros­es, arti­cles, lec­tures, entre­tiens, etc., sou­vent présen­tés dans de nom­breux ouvrages et revues (dont la Revue des Belles-Let­tres, Osiris, Arpa, Nunc, Pas­sage d’encres, Thau­ma, Phoenix, Le Coq-Héron, Les Cahiers du sens et Recours au poème). Il s’intéresse par­ti­c­ulière­ment à la ques­tion de l’origine, qui tra­verse toute son œuvre, jusqu’à la pré­pa­ra­tion d’une thèse de doc­tor­at en littérature.

Il dirige la mai­son d’édi­tion lit­téraire Le Bateau Fan­tôme (http://lebateaufantome.com), dont les titres sont conçus et imprimés en France sur des papiers écologiques d’excellence. Livres parus en 2017 : Ful­mi­na­tions (Hen­ry, poésie) et Aux Archives (Édilivre, théâtre). Il dirige égale­ment les édi­tions Le Bal­let Roy­al ( www.leballetroyal.com).

À paraître en 2018 : Sam­son sur la colline (Thot, théâtre) et Braver la nuit (Le Silence qui roule, poésie).

© photo Isabelle Poinloup

Œuvre

  • Ful­mi­na­tions, Hen­ry, 2017 (poésie)
  • Aux archives, Édilivre, 2017 (théâtre)
  • Les Rési­dents, Thot, 2016 (théâtre)
  • L’Aube ani­male, Recours au poème édi­teurs (e‑book) et en tirage de tête hors com­merce, 2015 (poésie)
  • De jour comme de nuit, avec Pierre Dhain­aut, Le Bateau Fan­tôme, 2014 (poésie et entretien)
  • D’une craie qui s’efface suivi de Reflets et Dis­grâce, L’Harmattan, 2009 (poésie)
  • Let­tres touchées, Pier­ron, 2003 (poésie)

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Anne-Sophie Le Bian

Anne-Sophie Le Bian, née en 1969 à Saint-Brieuc, enseigne le français. Elle ani­me des ate­liers de théâtre et se pas­sionne pour la dra­maturgie. Elle a réal­isé en 2017 une série d’entretiens avec Math­ieu Hil­figer au sujet du théâtre et de la poésie.

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