Est-ce que la philosophie sous-tend de manière plus générale ton écriture, tes actes ? Est-ce qu’écrire est un acte ?
Autodidacte, j’ai commencé à lire tardivement. Avant, c’étaient les terrains vagues de la banlieue parisienne, le refus brutal et sauvage du monde familial et scolaire. Je quitte le lycée sans même passer le bac. Il a bien fallu trouver une méthode, cette science du singulier ! Je lisais, je lis toujours, je me nourris dans le plus ordonné des désordres. J’envisage tout et tout m’envisage. J’ai la bibliothèque et le musée pour moi, je ne m’en prive pas. Je refuse surtout la chute dans l’utilité, dans la marchandisation, dans le chantage permanent, dans les passions tristes. Je conteste les principes d’autorité et les fausses valeurs. Libre par essence, je cherche encore à me libérer, à entrer dans une autre gravitation. Je sais, en lisant Nietzsche, que j’ai l’art pour que la vérité ne me fasse pas périr. Je me tiens près de l’actualité événementielle car elle m’informe sur sa propre désinformation, sur la pensée déjà pensée. Je comprends très vite que la pensée bloquée (celle qui s’exprime dans l’incessant bavardage), prend la fausse figure de la fin de la pensée. Or, des présocratiques à aujourd’hui, ça pense encore, autrement dit il ne faut rien espérer du désespoir (Lacan). Depuis mon adolescence, ma seule préoccupation a été d’habiter poétiquement ce monde et pour cela de rester a-collectif, a-hypnotisable. Un poète ne peut pas, en effet, être dans la jouissance nécrophile de la marchandise et du déchet.
J’ai appris et j’ai construit avec des penseurs refusant la clôture généralisée et sa novlangue. Ma poésie trace un chemin de pensées et de sensations qui convoque et même dialogue avec une foule de penseurs qui tous refusent le babil endormi du monde sur le monde. Mes poèmes jouent souvent avec l’intertextualité, en les lisant bien, on trouvera des citations littérales ou détournées de présocratiques, de Saint Augustin, de Nietzsche, d’Heidegger, de Fernand Braudel, de Pierre Legendre… car tout livre est la continuation d’un même livre. Plus précisément, je n’aurais pas écrit Tacite (Flammarion), Au commencement des douleurs (Corlevour) sans avoir lu et médité les livres de René Girard. Martingale doit beaucoup aux philosophes Clément Rosset et Nietzsche. J’ai beaucoup appris de Pierre Boutang et notamment dans son Ontologie du secret, livre profond dans lequel il déconstruit/construit les notions de « surveiller » et « veiller-sur ». Notre monde est, en effet, encombré de surveillants, à l’inverse de la poésie qui convoque des anges bienveillants (ou terribles), qui ne sont autres que des paroles épiphaniques, des traits lumineux sur la nuit du monde.
Je me suis surtout nourri sans apriori, sans restriction, me sentant libre d’attaches idéologiques et institutionnelles. Il faut, plus que jamais, résister aux oukases, aux dogmes, aux divers terrorismes et s’interroger sur sa propre actualité en interrogeant l’actualité. La poésie peut mettre en place un dispositif d’intégration mêlant les gloires et les débâcles intimes et collectives. Surtout au moment même où le transhumain et le post-humain, toute cette quincaillerie matérielle du téléchargement et du téléversement annoncent l’enfer d’une corporalité technologisée. Nous sommes bien engagés dans une obscurité d’ignorance et pire encore, d’insensibilité. Mais on peut rêver à une sorte de collectif paradoxal de solitaires et de solidaires dont le seul projet sera de tenter d’habiter poétiquement (et non économiquement) ce monde.