Entretien avec Jean-Jacques Tachdjian

Par |2018-01-28T19:42:50+01:00 26 janvier 2018|Catégories : Jean-Jacques Tachdjian, Rencontres|
Jean-Jacques Tachd­jian, sur votre site inter­net, jeanjacquestachdjian.com, vous vous définis­sez comme un « créa­teur de cul­ture visuelle », et vous pré­cisez que votre démarche est une démarche « de décloi­son­nement et de lib­erté ». Pou­vez-vous nous expli­quer vos objectifs ?
Haha­ha ! Ça com­mence fort 😉
Je pense que ces ter­mes peu­vent paraître assez flous, effec­tive­ment, et qu’une pré­ci­sion per­son­nelle s’im­pose, « votre ques­tion est donc très intéres­sante et je vous remer­cie de me l’avoir posée » comme l’au­rait dit, paraît-il, un grand homme de la Ve république.
Je mets à l’in­térieur de la jolie valise for­mée par les mots « cul­ture visuelle » et sous la peau des mots « démarche de décloi­son­nement et de lib­erté » des tas de per­cep­tions que je ne demande qu’à partager. Je préfère par­ler de cul­ture visuelle plutôt qu’employer les ter­mes « art » ou même « créa­tion », car je pense à tout ce qui est à déguster avec les yeux. Qu’il s’agisse de l’im­age sous toutes ses formes et tiroirs, illus­tra­tions, pein­ture, sculp­ture, pho­to, Street art, Raw art, tralalart et j’en passe pour ce qui est des images fix­es ou du ciné­ma, vidéo, web, ani­ma­tion, jeux vidéo et autres pour ce qui est de l’im­age ani­mée, tout ceci fait par­tie d’une vaste cul­ture qui ne mérite pas autant de cloi­son­nements qu’elle n’en a. Le crime prof­ite, bien sûr, à ceux qui s’éri­gent en spé­cial­istes et qui en font de l’ar­gent et du pou­voir, et qui ont donc tout intérêt à ce que les choses restent ain­si, les uni­ver­si­taires, les marchands, les cri­tiques et tous ceux qui en prof­i­tent largement.
Comme je suis un peu touche-à-tout et que j’aime appren­dre des choses nou­velles sans arrêt et les mélanger pour voir ce qu’il va en résul­ter, je vois plutôt les choses comme un bricoleur curieux et gour­mand d’ap­pren­dre plutôt que de chauss­er une cas­quette d’artiste… de toute façon une cas­quette on ne peut pas marcher avec car les pieds sont dans le même pot, ça n’aide pas à se mouvoir.
Pour ce qui est de la « démarche de décloi­son­nement et de lib­erté », même si cette asso­ci­a­tion de ter­mes peut sem­bler pom­peuse­ment pom­pière, elle n’est que le pro­longe­ment de la précé­dente : j’essaie de mélanger toutes sortes de choses, tech­niques, matières, dis­ci­plines, bref je ne cherche pas à maîtris­er un savoir-faire mais à expéri­menter des choses pour ne garder que ce qui m’in­téresse. Je ne sais pas si j’y parviens mais ça vaut la peine d’es­say­er et de recom­mencer sans cesse, la lib­erté est à ce prix je pense. Bien sûr, c’est assuré­ment mar­gin­al­isant puisque les tiroirs sont faits pour être rem­plis et les vach­es seront bien gardées, mais en ligne de mire je pense que la créa­tion, tous les types de créa­tions, qu’elles soient artis­tiques, sci­en­tifiques ou autres, sont ce qui fait de nous des humains. La vie sociale devrait s’ar­tic­uler autour de cette réal­ité plutôt qu’au­tour du pou­voir et de l’ar­gent comme c’est le cas aujour­d’hui, alors que ce ne sont que pures fic­tions, la créa­tion n’é­tant, quant à elle, non pas fic­tive mais nar­ra­tive, ce qui est rad­i­cale­ment différent.
Jean-Jacques Tachdjian

 

 

 

Qomme questions, à Jean-Jacques Tachdjian, La chienne Edith

Qomme ques­tions, à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  Edi­tions La chi­enne Edith

Ceci étant dit, pour en revenir au petit bout de ques­tion que tu as nég­ligem­ment semée au bout de ta phrase, je n’ai pas, à pro­pre­ment par­ler, d’ob­jec­tifs. Je pense que vivre au quo­ti­di­en grâce à la petite mer­veille que sont l’é­ton­nement et la curiosité qui l’en­gen­drent est suff­isant pour que, peut-être un jour, s’en déga­gent quelques traces qui pour­ront être utiles aux autres. La recherche est dans le plaisir et le plaisir dans la recherche, c’est sans doute ain­si que l’on peut envis­ager faire du cab­o­tage men­tal sur le chemin de la décou­verte car, comme l’a dit le prophète Jimi Hen­drix, « l’im­por­tant est le voy­age pas la des­ti­na­ture », à moins que ce ne soit un autre prophète et que dans « des­ti­na­ture » il n’ait pas mis « nature ». Mais ceci est une autre histoire.
Je con­state que dans vos pro­duc­tions vous con­sacrez une place prépondérante aux textes dont la mise en scène s’effectue dans un espace scrip­tur­al util­isé comme lieu d’un dial­o­gisme avec l’image. Vous mêlez les arts graphiques et les arts visuels à un tra­vail remar­quable sur la typogra­phie. Cet intérêt pour l’écrit motive-t-il le fait que vous affirmez que vous êtes un « poète par défaut » ?
Vous voulez cer­taine­ment dire (je traduis pour les per­son­nes qui ne pra­tiquent pas le vocab­u­laire uni­ver­si­taire, qui, même s’il sem­ble être d’une puis­sante pré­ci­sion, est quand même un tan­ti­net pom­pi­er) que je pra­tique un mix visuel de textes et d’im­ages où la com­po­si­tion utilise beau­coup la typogra­phie. Je sais c’est bien moins glam­our mais la sim­plic­ité d’ex­pres­sion ver­bale peut avoir un charme aus­si fort et bien moins « per­ruque poudrée » que le lan­gage uni­ver­si­taire, qui a ten­dance à s’en­fer­mer dans un petit fortin pour hap­py few et oublie qu’il n’est pas le Vic­tor Hugo de la pré­ci­sion de l’ex­pres­sion écrite.
Eh bien oui, chère Car­ole, et si je me présente avec l’ex­pres­sion « poète par défaut » ce n’est pas en l’af­fir­mant comme il sem­blerait que vous l’ayez perçu, mais par sim­ple pirou­ette à dou­ble sens, même si le « par défaut » reste au sin­guli­er car je ne suis pas com­plète­ment schizophrène.
La poésie c’est l’é­tat pre­mier de la vie quo­ti­di­enne, qui est hélas, aujour­d’hui, reléguée au sim­ple rôle de ray­on mal­in­gre dans une bib­lio­thèque. C’est assez agaçant car, comme le dit si bien Edgard Morin, « le but de la poésie est de nous met­tre en état poé­tique », ceci en regard de l’é­tat prosaïque qui est, hélas, notre quo­ti­di­en « par défaut ».
C’est pourquoi, je me présente avec une inten­tion nar­quoise, bien sûr, comme étant un « poète par défaut ». Mais ce n’est pas une devise ni une pro­fes­sion de foi, je pense que la vie est poésie, que le monde est poésie, une danse cos­mique amusée et chao­tique qui joue avec elle-même et dans une joie que peu perçoivent quo­ti­di­en­nement dans nos con­trées rich­es et dés­abusées. Il n’y a plus de Chamans au cœur de nos pra­tiques sociales et les béquilles qui les rem­pla­cent (sci­en­tifiques, médecins, artistes…) offrent bien peu d’amour dans leurs actes.
Je ne sais pas si vous l’avez perçu comme pré­ten­tieux, car la poésie vous tient à cœur, je l’ai bien sen­ti, et vous devez sans doute met­tre un point d’hon­neur à la défendre con­tre le vul­gaire et le fal­sifi­ca­teur. C’est d’ailleurs tout à votre hon­neur, mais je la con­sid­ère comme un out­il pour le réel, comme un moteur pour la créa­tion. Elle en est son car­bu­rant principal.
Et pour en revenir à la typogra­phie, je la pra­tique avec poésie, je lui fais dire des choses via le dessin de la let­tre, qui per­me­t­tent de s’af­franchir de son usage prosaïque. C’est pourquoi je préfère me présen­ter comme « typon­o­claste » plutôt que typographe. La let­tre est aujour­d’hui banal­isée depuis l’avène­ment des com­put­ers mais je viens d’une époque où elle était l’a­panage de quelques doctes per­son­nes qui s’érigeaient en gar­di­ens du tem­ple, le pied de nez est né pré­cisé­ment à ce moment-là.
Votre tra­vail sur la let­tre ain­si que votre démarche ne sont pas sans rap­pel­er celles du dis­posi­tif présent dans les man­u­scrits du Moyen Age, dans lesquels l’enluminure s’offre comme un résumé de ce qui fig­ure sur la page, ou bien comme vecteur d’un mes­sage per­me­t­tant de décrypter les sym­bol­es présents dans le texte. Peut-on faire un rap­proche­ment entre votre pra­tique et cette mise en scène de l’image en lien avec un sens révélé ou dévoilé de l’écrit ?
Mais elle per­siste et insiste la bougresse ! 🙂 Tu fini­ras immolée un soir de pleine lune avec une totale perte de sens, de sen­sa­tions et de sens de l’his­toire si tu continues !
Les enlu­min­ures des man­u­scrits du Moyen-Age européen n’é­taient, certes, pas unique­ment déco­ra­tives. Elles don­naient cer­taines clefs de com­préhen­sion du texte dans une époque où l’im­age était encore tein­tée de mys­tère, et de magie par­fois. Image et magie sont d’ailleurs en ana­gramme, ce qui est éminem­ment remar­quable (pronon­cer « caibeule »).
En ce qui me con­cerne je préfère jouer à une imbri­ca­tion plus sol­idaire des com­posants textes et images, l’un n’é­tant pas l’ap­point de l’autre ni son illus­tra­tion ni son code de décryptage. J’es­saie de par­venir à un équili­bre (un des-équi-libre?) texte-image qui soit en quelque sorte un méta­lan­gage écrit et dess­iné à la fois, un peu un retour aux sources hiéro­glyphiques. Je ne sais pas si j’y parviens mais je cherche à jouer avec ça dans mes mis­es en pages, par exem­ple. C’est quelque chose qui est ren­du pos­si­ble beau­coup plus sim­ple­ment qu’autre­fois, à l’époque de la com­po­si­tion plomb et de la gravure, grâce à l’usage du com­pu­teur. Je trou­ve que les out­ils de pré-presse qui sont à notre dis­po­si­tion aujour­d’hui sont un peu sous-employés. On peut désor­mais envis­ager des choses spé­ci­fiques au livre et au web écrit qui puis­sent aller bien plus loin et plus pré­cisé­ment que de sim­ple émo­jis – culs de lam­pes ou de bribes d’im­ages. Le web a rem­placé la plu­part des moyens de com­mu­ni­ca­tion écrits et le livre peut désor­mais évoluer, quit­ter la sim­ple dupli­ca­tion de textes ou d’im­ages pour devenir quelque chose qui lui est pro­pre. Ça reste encore à inven­ter, et ça le sera tou­jours car le plaisir de l’en­cre sur du papi­er est unique.
Idem pour ce qui est de la typogra­phie, il existe des cen­taines de mil­li­er de polices de car­ac­tère et il s’en crée de nou­velles tous les jours. Mais hormis les fontes « fan­taisies » de titrage, il n’ex­iste pas de travaux de polices de lec­ture qui jouent avec ce que per­met la pro­gram­ma­tion inté­grée à la fonte elle-même, ou qui vont au-delà de sim­ples vari­antes de clas­siques des siè­cles passés. Là aus­si il y a matière et c’est jubi­la­toire de savoir que l’on a du pain sur la planche qui nous attend.
À la fin du siè­cle dernier, il y eut quelques lev­ées de boucliers de puristes con­ser­va­teurs qui s’in­surgèrent, comme le font tou­jours les puristes, de la perte de la « cul­ture Livre » (qui n’est ni la cul­ture livresque ni la cul­ture du livre) sac­ri­fiée sur l’au­tel du mul­ti­mé­dia et des réseaux. Vingt ans ont passé et le livre est tou­jours là…pourtant sont arrivés les Smart­phones et les tablettes. Je con­sid­ère que c’est une chance de plus sur notre chemin. La presse écrite se meurt et se clone elle-même, l’édi­tion est dev­enue une vilaine indus­trie à l’ex­cep­tion de nich­es qui peu­vent enfin respir­er, le grand pub­lic et les insti­tu­tion­nels de la cul­ture s’in­téressent même désor­mais à l’édi­tion indépen­dante, aux fanz­i­nats et graphzines etc… Chose inimag­in­able il y a vingt ans où les acteurs de ces scènes cul­turelles étaient mar­gin­al­isés et con­sid­érés comme des « ama­teurs » au sens fig­uré car le pro­pre de l’a­ma­teur c’est avant tout d’aimer.
Après cette courte digres­sion qui n’en est pas une, je reviens au fond de ta ques­tion et je pense que l’im­bri­ca­tion texte-image, qui existe depuis Dada et les avant-gardes du début du XXe siè­cle, va pou­voir sor­tir de son ghet­to semi-éli­tiste can­ton­né à la chose artis­tique, pour devenir plus courante. Je pense que la poésie va couler sur des fleuves d’en­cre d’im­primerie et que des poètes graphiques vont éclore de ci de là, avec des styles qui leur seront pro­pres : leurs vocab­u­laires, styles et tour­nures per­son­nels. On ver­ra, en tout cas je l’ap­pelle de mes vœux car la poésie est aus­si un out­il pour répar­er le monde, n’est-ce pas déjà le cas ? J’imag­ine un Apol­li­naire du desk­top pub­lish­ing, ça fait rêver non ?
Une des fonc­tions de la poésie est de per­me­t­tre au lan­gage de déploy­er un sens qui s’éloigne de la lit­téral­ité de son emploi usuel. Le dia­logue entre le texte et l’image, éminem­ment poé­tique dans vos pro­duc­tions, ouvre à une dimen­sion sup­plé­men­taire du signe, ne pensez-vous pas ?
Je pense que ta ques­tion m’amène d’abord à apporter une pré­ci­sion à ce que tu nommes « emploi usuel ». La langue par­lée « prosaïque » est con­sti­tuée de la même matière que ce qu’on pour­rait con­sid­ér­er comme la langue poé­tique. Je pense aus­si que la poésie apportée à la langue n’est qu’une manière de l’habiter, de la pra­ti­quer, de l’in­té­gr­er à son être, à son vécu, à sa vie. Tout le monde aspire à être dans la béat­i­tude, l’ex­tase, le partage, la com­mu­nion, la con­nais­sance… Et pour moi, la poésie c’est quand cette aspi­ra­tion guide le lan­gage, le précède ou l’ha­bille. C’est ce que Morin appelle « l’é­tat poé­tique ». C’est un peu ce que j’es­saie de faire avec mes com­po­si­tions textes-images : j’es­saie de les « habiller » de poésie pour que le sens des images, des textes et de leurs imbri­ca­tions procède de cet « état poé­tique ». Évidem­ment, comme dans le lan­gage oral, la récep­tion par l’autre n’est tou­jours que par­cel­laire, mais si une grande par­tie du con­tenu émo­tion­nel passe les mailles du filet et parvient le moins pos­si­ble mod­i­fié chez le récep­teur. C’est mer­veilleux lorsque le partage s’établit, et c’est vrai­ment jubi­la­toire. Je ne suis qu’aux prémices de ces pos­si­bil­ités que j’en­trevois au loin et qui pour­raient être, sans doute, en tout cas pour moi car nom­breux sont ceux qui y sont déjà par­venu avec brio, le début d’un tra­vail long et pas­sion­nant. Mais comme il n’y a pas assez de min­utes entre les sec­on­des je n’y parviendrais sans doute pas avant ma fin… mais bon, c’est le voy­age qui est intéres­sant n’est-ce pas, pas la des­ti­na­tion, comme le dis­ait si juste­ment, et avec à‑propos, un grand homme qui devait sans doute mesur­er 75cm de poésie au gar­rot, ce qui lui per­me­t­tait sans doute de regarder sous les mini-jupes pré­ten­tieuses de ses con­tem­po­rains tou­jours mon­tés sur des tabourets de fierté mal placée.
Pour ce qui est du signe, là aus­si, il est en per­pétuelle évo­lu­tion, muta­tion. Par­fois il est un peu en régres­sion, lorsque quelques fron­deurs avant-gardistes sont peu ou mal com­pris et qu’ils provo­quent une réac­tion inverse dans les pen­sées majori­taires, et par­fois il fait un bond en avant, à la faveur d’une nou­veauté tech­nique, tech­nologique ou d’un nou­v­el out­il pour com­mu­ni­quer. Par exem­ple, depuis vingt ans que l’in­ter­net fait par­tie du quo­ti­di­en d’une grande par­tie des gens sur notre planète, on en est encore aux bal­bu­tiements d’une expres­sion poé­tique pure­ment liée aux réseaux de com­mu­ni­ca­tions. Qu’en sera-t-il dans dix ans ? J’ai le sen­ti­ment de percevoir une kyrielle de nou­veaux usages, emplois et lib­ertés pris­es avec l’ex­pres­sion poé­tique ces dernières années. Pour détourn­er une cita­tion célèbre « le XXIe siè­cle sera poé­tique ou ne sera pas ! ».
Cet « état poé­tique de la langue » ne serait-il pas dans la démul­ti­pli­ca­tion des poten­tial­ités du signe à « vouloir dire » hors de son emploi usuel ?
Comme je te le dis­ais précédem­ment, je pense que ce qui est actuelle­ment « l’emploi usuel » est un sous-emploi des poten­tial­ités de l’ex­pres­sion, qu’il s’agisse de l’expression écrite ou orale. Par­ler est un jeu, chaque époque en a fait un usage lié aux modes et usages du moment. Je pense que nous pour­rions envis­ager de met­tre un peu plus de poésie dans le sens de ce que nous exp­ri­mons. Ça ne sig­ni­fie pas qu’il faille ren­dre la langue éthérée ou for­cée mais sim­ple­ment qu’il faut ten­ter de met­tre plus de vie, d’hu­mour, d’amour ou de drama­ti­sa­tion dans ce que l’on dit. Cette époque est ter­ri­ble­ment prosaïque, c’est une tra­duc­tion de la façon dont la grande majorité d’en­tre nous l’ap­préhende, la vit et la fab­rique au quo­ti­di­en. C’est ter­ri­ble de le con­stater et la seule façon de résis­ter, car il s’ag­it bien là d’une forme ouverte de résis­tance, c’est de tein­ter de poésie sa vie et la façon dont on communique.
Pour ce qui est de l’ex­pres­sion écrite, et plus pré­cisé­ment de la com­po­si­tion de textes (car on com­pose un texte comme une image ou une par­ti­tion) je ne pense pas qu’il s’agisse comme tu le dis, de « démul­ti­pli­ca­tion ». Je préfère penser qu’il y a un sous-emploi du poten­tiel, et qu’il faut s’at­ten­dre à ce que dans un futur proche, on puisse plus com­muné­ment utilis­er des façons plus per­son­nelles de faire s’ex­primer le con­texte graphique de la mise en scène de l’écrit. Nous dirons que ce qu’il reste encore à tra­vers­er de XXIe siè­cle sera poé­tique ou ne sera pas one more time :-). Cet inno­cent petit émo­ji-smi­ley n’est que la préhis­toire de ce parcours.
Est-il pos­si­ble de maîtris­er l’orientation de la récep­tion d’une œuvre ? Le des­ti­nataire n’a‑t-il pas une sub­jec­tiv­ité, dont feraient par­tie son vécu et ses savoirs, qui motive les modal­ités de son décodage d’une œuvre d’art ?
Bien sûr, le créa­teur d’un tra­vail artis­tique n’est que l’émet­teur d’une quan­tité d’in­for­ma­tions qui se recroisent avec le récep­teur. L’in­térêt n’est pas de faire une œuvre ouverte, ou soi-dis­ant ouverte, qui serait uni­verselle. Ce serait faire preuve d’une immense pré­ten­tion dou­blée d’une incon­science qui frôlerait la cor­rec­tion­nelle… Non, il s’ag­it d’en­voy­er des sig­naux au-delà de la per­cep­tion-pré­cep­tion com­mune. Le « des­ti­nataire », que je nomme récep­teur car l’hu­man­ité est de plus en plus télé­patate, a sa pro­pre lec­ture de ce qu’il reçoit, liée, bien sûr, à sa cul­ture et à son vécu, mais aus­si au croise­ment immé­di­at, aux heurts qu’il décou­vre. Plus le heurt est impor­tant et plus l’im­pact souhaité par l’émet­teur est abouti. Je trou­ve cette notion apparem­ment « froide » d’émet­teur-récep­teur assez juste. Je perçois cet échange comme une par­tie de ping-pong ou de bataille navale sur un cahi­er d’é­col­i­er. Ce n’est qu’un jeu et les soi-dis­ant grands ama­teurs d’art qui se pâment devant des « Œuvres » ne font que mas­quer leur manque d’im­mer­sion dans les gros bouts de poésie que l’artiste leur envoie. Comme dans tout ce qui con­fère sociale­ment un peu de pou­voir il y a tou­jours des spé­cial­istes auto-proclamés qui s’ac­ca­parent le décodage, mais la plu­part sont à côté de la plaque tour­nante du monde dont ils parlent.
Vous évo­quez le fait que nais­sent de nou­velles habi­tudes de lec­ture de la poésie, liées à l’utilisation de l’internet. Effec­tive­ment, le poème, frag­men­taire par essence, peut être lu sans avoir néces­saire­ment besoin du con­texte offert par le livre pour exprimer toute sa portée séman­tique. Ne pensez-vous pas toute­fois que le livre représente une glob­al­ité qui apporte un sens sup­plé­men­taire à la lec­ture d’un texte même fragmentaire ?
Je pense que chaque sup­port a un apport en rap­port au port d’at­tache qui a vu ses liens se bris­er au-delà des océans d’in­com­préhen­sion qui le sépar­ent des autres. Cer­tains sont com­plé­men­taires, d’autres can­ton­nés à des rôles pré­cis de trans­mis­sion, mais comme c’est un jeu il est tou­jours agréable de brouiller les œufs de la ges­ta­tion du sens.
Le livre est un sup­port qui a déjà des cen­taines de façons d’être. Il n’y a pas que la pro­duc­tion indus­trielle de livres, il y a des tas d’u­til­i­sa­tions de l’ob­jet, de son usage et des cen­taines restent à inven­ter, ce qui est intéres­sant c’est que rien n’est figé et que tout est en per­pétuelle ré-inven­tion. Le livre n’est qu’à un des tour­nants de son his­toire et il en aura beau­coup d’autres. La pro­duc­tion indus­trielle (imprimerie de masse) l’avait can­ton­né à un rôle de sup­port. Aujour­d’hui il est plus aisé de chercher des infor­ma­tions sur l’internet que de lire tout un livre tech­nique. Donc le sup­port retrou­ve une fonc­tion prin­ci­pale de trans­mis­sion de sens et d’é­mo­tion qu’il avait acquise, et avec les pos­si­bil­ités tech­niques actuelles on peut s’at­ten­dre à de belles sur­pris­es. D’ailleurs il y en a déjà beau­coup depuis vingt ans et elles ne sont plus unique­ment expéri­men­tales et con­fi­den­tielles depuis de belles lunettes ! Tant qu’il y aura un livre à rêver de faire, le monde sera fasci­nant, there is no final fron­tier !
Selon vous, de quelles manières les nou­velles tech­nolo­gies pour­raient-elles con­tribuer à une méta­mor­phose de l’objet livre ?
Well, je ne pense pas que les TIC puis­sent faire « évoluer » l’ob­jet livre. Il y a déjà eu des tas de ten­ta­tives et de mag­nifiques réus­sites dans ce que l’on a nom­mé au tour­nant du siè­cle dernier « le mul­ti­mé­dia » : des CD Rom exper­i­men­ta­lo-grena­dine des années nonante aux sites web tur­bochi­adés, en pas­sant par les applis pour tablettes. Mais pour ce qui est du livre « imprimé » sur du papi­er, la mise en scène graphique est LA chose qui peut évoluer et appro­fondir l’usage de l’ob­jet, du moins c’est prin­ci­pale­ment là que j’y trou­ve un intérêt, en tant qu’au­teur. Il y a bien les entités « cross-media » qui asso­cient divers media pour une lec­ture mul­ti­ple et com­plé­men­taire du con­tenu. Mais c’est sou­vent assez pous­sif et les spé­cial­istes auto-proclamés de la ques­tion n’ont en général qu’assez peu de poésie dans leurs façons de con­cevoir. Cela sig­ni­fie d’une part qu’il y a beau­coup de chose à inven­ter. Sans doute le ter­rain n’est-il pas encore sat­uré de scories marchan­des et util­i­taristes, et aus­si que la porte est ouverte à l’ex­péri­men­ta­tion. On peut hélas con­stater que bon nom­bre des travaux réal­isés sont cen­trés autour de la seule per­for­mance tech­nique et que le maître mot util­isé par les affi­ciona­dos du genre est « bluffant »… ô tem­po­ra, ô vision lim­itée… Je pense que le livre papi­er, le sim­ple objet qu’il représente, a énor­mé­ment évolué au fil des siè­cles et des cul­tures, et qu’il y a encore énor­mé­ment de chose à en faire pour ne pas avoir à chercher du côté de ce que le monde con­tem­po­rain qual­i­fie de « nou­velles tech­nolo­gies ». Mêler la forme au fond dans un objet imprimé qui n’a besoin que de doigts très légère­ment humec­tés pour faciliter le tour­nage de ses pages laisse encore une infinité de pos­si­bles sans recourir à l’élec­trique et au numérique. L’odeur de l’en­cre mêlée à celle du papi­er a encore de très beaux jours devant elle.

Présentation de l’auteur

Jean-Jacques Tachdjian

Poète par défaut

« Faiseur d’images », comme il se définit lui-même, Jean-Jacques Tachd­jian a élaboré, en pro­fond amoureux de toutes formes d’images et de créa­tion, un univers sin­guli­er qui en fait un artiste culte pour toute une génération. 

Un univers nou­veau et déroutant en France, quoique très en vogue aux Etats-Unis avec des artistes qui sont des idol­es comme Gary Pan­ter, Joe Cole­man, Mark Ryden ou encore Hans Rue­di Giger. La preuve en est quand il expose à Los Ange­les à la Galerie Over­tone avec Jonathon Rosen et Robert Williams, des artistes qui se rap­prochent de la BD, de l’art pop­u­laire, du Pop Art et du Surréalisme. 

Jean-Jacques Tachd­jian façonne son mul­tivers de « Sur­réal­isme Pop », à la croisée d’une dynamique de recherche et d’un espace de jeu, qui con­voque toutes formes de créa­tion, sans juge­ment de valeur entre haute et basse cul­ture. Depuis les fig­ures de comics, jusqu’aux références les plus clas­siques de l’histoire de l’art, en pas­sant par l’imagerie punk, le ciné­ma, le street art ou encore la typogra­phie, elles sont « dégustées », puis com­binées, artic­ulées, remaniées, trans­for­mées, inter­prétées, mixées en un lan­gage unique. Graphiste de for­ma­tion, il enchâsse naturelle­ment les mots et les let­tres avec les images, jouant du dessin de la let­tre et cher­chant plus pro­fondé­ment une intri­ca­tion texte-image où résonne le sens sub­til des concordances. 

 

Jean-Jacques Tachdjian

Créa­teur de fanzines cultes, « Sortez la chi­enne », « Cou­ver­ture » qui ont vu l’émergence de nom­breux artistes tels que Stéphane Blan­quet, Pak­i­to Boli­no, Pit, Remi Mal­in­grey…, musi­cien de groupes Punk et de Hard Rock, con­cep­teur de logos, de typogra­phies, d’affiches de con­cert, sont autant de facettes de sa vie, qu’il conçoit comme une expéri­men­ta­tion de l’acte renou­velé de création. 

S’il ne cesse de sur­pren­dre, de dérouter, c’est voulu et c’est qu’il mixe dans son tra­vail, avec une curiosité insa­tiable et une gour­man­dise fla­grante, tout ce qui l’inspire. Il n’en pro­pose pas moins un chem­ine­ment et un tra­vail d’une puis­sante iden­tité visuelle et conceptuelle. 

Jean-Jacques Tachd­jian affec­tionne par­ti­c­ulière­ment les images lux­u­ri­antes, baro­ques, très ouvragées, les images où «  c’est un délice de fig­nol­er les détails, de soign­er chaque cen­timètre carré, au risque de se per­dre soi‑même, et d’ailleurs avec délec­ta­tion ». Des images à même d’accroître la per­cep­tion du sens, mais égale­ment de mobilis­er les émo­tions en sorte d’appréhender le monde en son « état poé­tique » et de partager l’émerveillement avec le regardeur. 

Chez lui, l’explosion de couleur, la vio­lence du champ chro­ma­tique, l’emprunt de fig­ures pop­u­laires s’associent à un mes­sage à ten­dance anar­chiste, sit­u­a­tion­niste qui aime à jouer du pas­tiche et du détourne­ment. Son tra­vail par­le de la société, de la vio­lence, de la sex­u­al­ité, de la souf­france comme de petits bon­heurs et de la grandeur humaine. Ain­si dit-il qu’il « bricole pour répar­er le réel »

Il en résulte la fig­u­ra­tion d’un univers pro­pre, d’un sys­tème per­son­nel com­plet. Ce tra­vail n’en découle pas moins d’une forte affir­ma­tion de la vie, de la joie, qui lui con­fère un car­ac­tère éminem­ment chaleureux et jubi­la­toire. Il invite à jouir d’un « univers dont les humains ne sont qu’une infinitésimale par­tie mais qui est leur seule mai­son »

RENAUD FAROUX, His­to­rien de l’art

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Carole Mesrobian

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est poète, cri­tique lit­téraire, revuiste, per­formeuse, éditrice et réal­isatrice. Elle pub­lie en 2012 Foulées désul­toires aux Edi­tions du Cygne, puis, en 2013, A Con­tre murailles aux Edi­tions du Lit­téraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sur­sis en con­séquence. En 2016, La Chou­croute alsa­ci­enne paraît aux Edi­tions L’âne qui butine, et Qomme ques­tions, de et à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  aux Edi­tions La chi­enne Edith. Elle est égale­ment l’au­teure d’Aper­ture du silence (2018) et Onto­genèse des bris (2019), chez PhB Edi­tions. Cette même année 2019 paraît A part l’élan, avec Jean-Jacques Tachd­jian, aux Edi­tions La Chi­enne, et Fem mal avec Wan­da Mihuleac, aux édi­tions Tran­signum ; en 2020 dans la col­lec­tion La Diag­o­nale de l’écrivain, Agence­ment du désert, paru chez Z4 édi­tions, et Octo­bre, un recueil écrit avec Alain Bris­si­aud paru chez PhB édi­tions. nihIL, est pub­lié chez Unic­ité en 2021, et De nihi­lo nihil en jan­vi­er 2022 chez tar­mac. A paraître aux édi­tions Unic­ité, L’Ourlet des murs, en mars 2022. Elle par­ticipe aux antholo­gies Dehors (2016,Editions Janus), Appa­raître (2018, Terre à ciel) De l’hu­main pour les migrants (2018, Edi­tions Jacques Fla­mand) Esprit d’ar­bre, (2018, Edi­tions pourquoi viens-tu si tard), Le Chant du cygne, (2020, Edi­tions du cygne), Le Courage des vivants (2020, Jacques André édi­teur), Antholo­gie Dire oui (2020, Terre à ciel), Voix de femmes, antholo­gie de poésie fémi­nine con­tem­po­raine, (2020, Pli­may). Par­al­lèle­ment parais­sent des textes inédits ain­si que des cri­tiques ou entre­tiens sur les sites Recours au Poème, Le Cap­i­tal des mots, Poe­siemuz­icetc., Le Lit­téraire, le Salon Lit­téraire, Décharge, Tex­ture, Sitaud­is, De l’art helvé­tique con­tem­po­rain, Libelle, L’Atelier de l’ag­neau, Décharge, Pas­sage d’en­cres, Test n°17, Créa­tures , For­mules, Cahi­er de la rue Ven­tu­ra, Libr-cri­tique, Sitaud­is, Créa­tures, Gare Mar­itime, Chroniques du ça et là, La vie man­i­feste, Fran­copo­lis, Poésie pre­mière, L’Intranquille., le Ven­tre et l’or­eille, Point con­tem­po­rain. Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Bris­si­aud, et des pré­faces de Mémoire vive des replis de Mar­i­lyne Bertonci­ni et de Femme con­serve de Bluma Finkel­stein. Auprès de Mar­i­lyne bertonci­ni elle co-dirige la revue de poésie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secré­taire générale des édi­tions Tran­signum, dirige les édi­tions Oxy­bia crées par régis Daubin, et est con­cep­trice, réal­isatrice et ani­ma­trice de l’émis­sion et pod­cast L’ire Du Dire dif­fusée sur radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3 FM.

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