Entretien avec Nohad Salameh

Par |2018-03-01T17:46:57+01:00 1 mars 2018|Catégories : Nohad Salameh, Rencontres|

ENTRETIEN avec NOHAD SALAMEH autour de Marcheuses au bord du gouffre

Vous venez de faire paraître, chère Nohad, un bel essai aux édi­tions La Let­tre volée, inti­t­ulé Marcheuses au bord du gouf­fre, onze fig­ures trag­iques des let­tres féminines. Votre dernier recueil de poèmes, Le Livre de Lilith, paru à L’Atelier du Grand Tétras, est une célébra­tion de la Femme à tra­vers ses mul­ti­ples empreintes. A l’heure d’un fémin­isme dénon­ci­atif, de l’écriture inclu­sive et de ce que les jour­nal­istes nom­ment « la libéra­tion de la parole », que représen­tent vos Marcheuses et la fig­ure de la Femme à la source de votre inspiration ?
Nohad SALAMEH, Marcheuses au bord du gouffre, La Lettre Volée, 2018, 216 pages, 22 €

Nohad SALAMEH, Marcheuses au bord du gouf­fre, La Let­tre Volée, 2018, 216 pages, 22 €

 Mon essai procède, en pre­mier lieu, d’une démarche intérieure, fruit d’une longue péri­ode de réflex­ion, de doc­u­men­ta­tion, de ques­tion­nement, bref, d’une intense plongée en moi-même. Car, comme le for­mule quelque part une grande voix de ce siè­cle : « Ecrire exige de   met­tre sa peau sur la table ». L’objectif de ma quête ne con­siste pas à révéler des créa­tri­ces déjà large­ment con­sacrées, mais à raviv­er la lumière autour d’un ensem­ble de fig­ures féminines liées entre elles par un par­cours tumultueux, fatal, aboutis­sant à un des­tin brisé. Attis­er la lumière, c’est-à-dire con­tribuer à leur fournir un sup­plé­ment de vis­i­bil­ité et leur per­me­t­tre de con­tin­uer d’exister. Par con­séquent, ma tâche, d’ordre poé­tique autant que cri­tique, se défini­rait plutôt comme un effort de par­tic­i­pa­tion. Car com­ment définir l’acte d’écrire sinon par une déter­mi­na­tion farouche de franchir son pro­pre seuil pour accéder à celui d’autrui avec toute la générosité que requiert un tel « dépassement » ?
Vous évo­quez mon plus récent recueil, Le Livre de Lilith ; je recon­nais que celui-ci béné­fi­cie d’une par­faite har­monie avec Marcheuses au bord du gouf­fre : dans cet ensem­ble de poèmes, la célébra­tion de la Femme à tra­vers ses mul­ti­ples pro­fils ne s’inscrit nulle­ment dans un con­texte de mil­i­tan­tisme fémin­iste : il s’agit de met­tre en relief les facettes iden­ti­taires, cul­turelles et humaines de l’être féminin à tra­vers une vision poé­tique. Cette ten­ta­tive atteint son apogée dans le dernier volet du recueil, « Dames blanch­es de l’oubli », dédié à Nad­ja, Camille Claudel et aux cap­tives d’Alzheimer : « Vous avez élu lieu en vos pro­pres épouvantes/au creux d’une Nuit pilleuse de mots/Vous vivez en cou­ple avec ceux qui dor­ment à l’envers. »
 A l’heure où, comme vous le sig­nalez, l’écriture inclu­sive soulève un débat acharné, mes Marcheuses au bord du gouf­fre font face à des prob­lèmes exis­ten­tiels d’une plus urgente grav­ité. Faut-il chercher l’égalité homme/femme au niveau du lan­gage ? L’ajout du e, du tiret ou des par­en­thès­es n’aurait mod­i­fié en rien le des­tin douloureux de mes per­son­nages, ne leur con­férant nulle­ment un con­fort intérieur refusé au poète quel que soit son sexe.
 La liste de ces fig­ures n’étant pas exhaus­tive, com­ment avez-vous procédé au choix de ces portraits ?
 Il est vrai que l’histoire de la lit­téra­ture est jalon­née d’innombrables fig­ures trag­iques d’hommes et de femmes tor­turés par la grâce et la douleur d’écrire ; j’en ai évo­qué quelques-unes dans la pré­face de l’essai, mais il reste tant de poètes « mau­dits » atteints par l’œil sor­ci­er du feu: je pense à Jane Bowles, Car­son McCullers, Ingrid Jonker, Vir­ginia Woolf et j’en passe ; côté hommes, une liste exhaus­tive s’imposerait par­mi poètes, artistes et philosophes : Ner­val, Niet­zsche, Kosov­el, André de Richaud, Gérald Neveu, Antonin Artaud, Jean-Pierre-Duprey, René Crev­el.. Et si je ral­longe la liste, je serai amenée, avec Roger-Arnould Riv­ière à évo­quer l’existence « comme une malé­dic­tion ». Par­tant de ce mar­ty­rologe où s’inscrivent en rouge les noms des créa­teurs brûlés par le laser de l’absolu, j’ai priv­ilégié la femme poète, par sol­i­dar­ité, non par sec­tarisme. De plus, l’étude cri­tique des écrits lit­téraires nés de la femme cou­vre un domaine à présent immense, presque inex­ploité, hélas. Le malen­ten­du cepen­dant ne sem­ble pas en voie de se résoudre rapi­de­ment. Comme je citai à la pre­mière page de ma pré­face, la for­mule prophé­tique de Rim­baud : «… elle sera poète, elle aus­si », le prote s’est empressé de cor­riger en ces ter­mes : « … elle sera poétesse, elle aussi ». ..

 

Quels seraient les points com­muns à toutes ces femmes ?
Tous ces êtres d’exception sur lesquels se porte mon choix furent guet­tés par le déséquili­bre et la mort : tous périrent deux fois — au cours et à la fin de leur brève exis­tence. Cer­taines se hasardèrent à charmer le Mal­heur qui sur­git sans se faire prier; d’autres lui fer­mèrent à moitié la porte et il s’introduisit par l’entrebâillement. Mais le dénom­i­na­teur com­mun se situe au niveau de l’écriture, poésie et prose, tou­jours ful­gu­rante, sans oubli­er que la quête de l’inatteignable était leur vrai recours : toutes ces femmes voulurent ouvrir les vannes du rêve et elles furent noyées.
Nohad SALAMEH, Le Livre de Lilith, L’Atelier du Grand Tétras, collection Glyphes, 2016, 80 pages, 13 €

Nohad SALAMEH, Le Livre de Lilith, L’Atelier du Grand Tétras, col­lec­tion Glyphes, 2016, 80 pages, 13 €

Vous soulignez, me sem­ble-t-il, dans tous vos por­traits, la dimen­sion du corps brûlant de s’élever vers le spir­ituel. La réal­ité alchim­ique est-elle fon­da­men­tale dans cette époque matérialiste ?
L’écriture du « dedans » porte en elle-même une charge sub­stantielle de spir­i­tu­al­ité. Sans doute le brasi­er ver­bal que nous injec­tons dans l’encre s’investit-il d’un pou­voir mag­ique de trans­mu­ta­tion des­tinée à réalis­er le Grand Œuvre. L’écriture est un corps qui tend à explos­er ses lim­ites. Ces guer­rières à la fois décodées et sub­limées par la marche immi­nente à la mort, que j’ai côtoyées au long des pages, béné­fi­cient d’une dimen­sion ini­ti­a­tique qui les trans­fig­ure : elles revê­tent un relief de « sur­femme »  pour qui « la vraie vie est ailleurs » ou absente, d’où leur pro­gres­sion, con­sciente ou fan­tas­mée, vers le Labyrinthe.
Une seule de ces fig­ures n’est pas poétesse, c’est Mile­na Jesen­skà. Elle ne lais­sa pas d’œuvre pro­pre, hormis celle qui pas­sa, par son inspi­ra­tion, dans les écrits de Kaf­ka. Sur cette base, vous pou­viez faire le por­trait de mul­ti­ples autres femmes. Envis­agez-vous d’autres por­traits à pub­li­er dans l’avenir ?
Il existe des femmes hors normes qui furent poètes immatérielle­ment par et à tra­vers leurs quêtes et chem­ine­ments : orages et silences. Le Poème ne se réduit pas unique­ment à une rési­dence dans le ter­ri­toire du texte écrit : par­mi les mil­liers de poètes/poétesses ayant existé, com­bi­en parv­in­rent à insuf­fler dans le mot l’intensité du flux mélodique ? Dans l’introduction à Marcheuses au bord du gouf­fre, je me suis expliquée quant à la présence de Mile­na Jesen­skà aux côtés des autres « cal­cinées » ; elle existe par les let­tres que lui adresse Kaf­ka et son rôle comme inspi­ra­trice iné­galée d’une œuvre où s’inscrit la cru­ci­fix­ion de tout un siè­cle. Mile­na n’est pas là en tant que poète : elle est le poème de Kafka.
Lorsque vous évo­quez la trou­blante Uni­ca Zürn, épouse de l’artiste Hans Bellmer, vous écrivez : «  On ne vit pas impuné­ment aux côtés d’un grand artiste : à son tour, Uni­ca éprou­ve, elle aus­si, le besoin de s’exprimer à tra­vers dessins et ana­grammes. » Cela m’évoque votre sit­u­a­tion, vous-même partageant la vie du poète con­sacré Marc Alyn. Pou­vez-vous par­ler de ce rap­port créa­teur ? 
Uni­ca Zürn fut à la fois la vic­time et le chef‑d’oeuvre de son époux Hans Bellmer. Cette femme/enfant dénudée jusqu’à l’os, amputée d’elle-même dès l’enfance, pris­on­nière de ses extrav­a­gances cérébrales, se décou­vre créa­trice à tra­vers les tour­ments que lui fait subir l’ascèse éro­tique de Bellmer, dont elle est simul­tané­ment la poupée, la pute, la déesse. Le salut d’Unica, aux yeux de son créateur/destructeur, ne saurait sur­gir que de l’expression artis­tique : il l’initie, l’encourage à aller plus loin dans ses dessins et ana­grammes, lui trou­ve des galeries d’art, sol­licite ses amis les plus proches afin de lui apporter sou­tien et con­fort. L’enfer de cette mar­i­on­nette déjà brisée dès sa prime jeunesse se situe au fond de son univers men­tal désarticulé.
 Per­son­nelle­ment, mon entrée en poésie remonte aux années 80 ; elle fut couron­née par le Prix Louise Labé en 86, bien avant mon mariage avec Marc Alyn. D’ailleurs, nos œuvres ne se con­fondent nulle­ment, tant d’un point de vue thé­ma­tique que styl­is­tique. En ce qui con­cerne notre rap­port créa­teur, il débouche depuis trente ans sur la voie de la sérénité. Cha­cun de nous met tout en œuvre afin de main­tenir cet équili­bre sus­cep­ti­ble de don­ner relief et longévité à cette forme sin­gulière d’extase créa­trice. D’ailleurs, serait-il très impudique de révéler que partager la vie d’un écrivain d’envergure per­met de devenir à la fois soi et l’autre, c’est-à-dire accepter par­fois de se per­dre pour mieux se trouver.
Avez-vous, dans cette liste des onze, une fig­ure préférée ? 
Une voix irré­press­ible se dégage des onze cris que poussent mes chères naufragées. Une voix inex­tin­guible, dévo­rante, prête à mor­dre ceux qui l’entendent : un appel au sec­ours du lan­gage pour s’épargner le sup­plice du silence. C’est cet appel, incar­né par cha­cune des grandes blessées du cœur ici réu­nies, , que je retiens et priv­ilégie ; car n’est-ce pas l’intensité orale de l’écrit qui habilite le texte d’Ingeborg Bach­mann, Sylvia Plath ou Mari­na Tsve­taie­va à vivre durable­ment, mal­gré la mort ?
Dernière ques­tion : l’enjeu de la poésie, s’il existe, demeure-t-il inchangé en 2018 qu’aux épo­ques où vécurent vos Marcheuses ou depuis la nuit des temps ? Et si non, à quoi doivent répon­dre les poètes et poét­esses actuels ?
 Je pense qu’aux épo­ques où vécurent mes Marcheuses, la poésie pos­sé­dait davan­tage de repères, de vis­i­bil­ité et de via­bil­ité ; d’abord, parce que l’extension du livre écrit n’était pas encore entravée ou dou­blée par le numérique. Aus­si la lis­i­bil­ité et la trans­parence mar­quaient-elles d’une griffe sou­veraine la struc­ture du texte. Que nous pro­pose-t-on de lire le plus sou­vent, en 2018 ? Des recueils à n’en plus finir pub­liés en nom­bre hal­lu­ci­nant, le plus sou­vent à compte d’auteur : col­lages de mots ou de phras­es hir­sutes grap­pil­lées  dans les livres des autres. D’où l’absence qua­si-totale de pul­sa­tion intérieure et la sen­sa­tion de froideur que nous ressen­tons à tra­vers la lecture.

Présentation de l’auteur

Nohad Salameh

L’un des poètes les plus mar­quants du Liban fran­coph­o­ne.  Née à Baal­bek. Après une car­rière jour­nal­is­tique dans la presse fran­coph­o­ne de Bey­routh, elle s’installe à Paris en 1989. De son père, poète en langue arabe et fon­da­teur du mag­a­zine lit­téraire Jupiter, elle hérite le goût des mots et l’approche vivante des sym­bol­es. Révélée toute jeune par Georges Schehadé, qui voy­ait en elle «  une étoile promet­teuse du sur­réal­isme ori­en­tal », elle pub­lie divers recueils dont les plus récents sont : La Revenante, Pas­sagère de la durée (édi­tions Phi, 2010) et D’autres annon­ci­a­tions (Le Cas­tor astral, 2012). Elle a été saluée par Jean-Claude Renard pour son « écri­t­ure à la fois lyrique et dense, qui s’inscrit dans la lignée lumineuse de Schehadé par­mi les odeurs sen­suelles et mys­tiques de l’Orient ». Elle a reçu le prix Louise Labé pour L’Autre écri­t­ure (1988) et le Grand Prix de poésie d’Automne de la Société des Gens de Let­tres  en 2007. Elle est mem­bre du jury Louise Labé.

Nohad Salameh

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.

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