Entretien avec Nohad Salameh

ENTRETIEN avec NOHAD SALAMEH autour de Marcheuses au bord du gouffre

Vous venez de faire paraître, chère Nohad, un bel essai aux éditions La Lettre volée, intitulé Marcheuses au bord du gouffre, onze figures tragiques des lettres féminines. Votre dernier recueil de poèmes, Le Livre de Lilith, paru à L’Atelier du Grand Tétras, est une célébration de la Femme à travers ses multiples empreintes. A l’heure d’un féminisme dénonciatif, de l’écriture inclusive et de ce que les journalistes nomment « la libération de la parole », que représentent vos Marcheuses et la figure de la Femme à la source de votre inspiration ?
Nohad SALAMEH, Marcheuses au bord du gouffre, La Lettre Volée, 2018, 216 pages, 22 €

Nohad SALAMEH, Marcheuses au bord du gouffre, La Lettre Volée, 2018, 216 pages, 22 €

 Mon essai procède, en premier lieu, d’une démarche intérieure, fruit d’une longue période de réflexion, de documentation, de questionnement, bref, d’une intense plongée en moi-même. Car, comme le formule quelque part une grande voix de ce siècle : « Ecrire exige de   mettre sa peau sur la table ». L’objectif de ma quête ne consiste pas à révéler des créatrices déjà largement consacrées, mais à raviver la lumière autour d’un ensemble de figures féminines liées entre elles par un parcours tumultueux, fatal, aboutissant à un destin brisé. Attiser la lumière, c’est-à-dire contribuer à leur fournir un supplément de visibilité et leur permettre de continuer d’exister. Par conséquent, ma tâche, d’ordre poétique autant que critique, se définirait plutôt comme un effort de participation. Car comment définir l’acte d’écrire sinon par une détermination farouche de franchir son propre seuil pour accéder à celui d’autrui avec toute la générosité que requiert un tel « dépassement » ?
Vous évoquez mon plus récent recueil, Le Livre de Lilith ; je reconnais que celui-ci bénéficie d’une parfaite harmonie avec Marcheuses au bord du gouffre : dans cet ensemble de poèmes, la célébration de la Femme à travers ses multiples profils ne s’inscrit nullement dans un contexte de militantisme féministe : il s’agit de mettre en relief les facettes identitaires, culturelles et humaines de l’être féminin à travers une vision poétique. Cette tentative atteint son apogée dans le dernier volet du recueil, « Dames blanches de l’oubli », dédié à Nadja, Camille Claudel et aux captives d’Alzheimer : « Vous avez élu lieu en vos propres épouvantes/au creux d’une Nuit pilleuse de mots/Vous vivez en couple avec ceux qui dorment à l’envers. »
 A l’heure où, comme vous le signalez, l’écriture inclusive soulève un débat acharné, mes Marcheuses au bord du gouffre font face à des problèmes existentiels d’une plus urgente gravité. Faut-il chercher l’égalité homme/femme au niveau du langage ? L’ajout du e, du tiret ou des parenthèses n’aurait modifié en rien le destin douloureux de mes personnages, ne leur conférant nullement un confort intérieur refusé au poète quel que soit son sexe.
 La liste de ces figures n’étant pas exhaustive, comment avez-vous procédé au choix de ces portraits ?
 Il est vrai que l’histoire de la littérature est jalonnée d’innombrables figures tragiques d’hommes et de femmes torturés par la grâce et la douleur d’écrire ; j’en ai évoqué quelques-unes dans la préface de l’essai, mais il reste tant de poètes « maudits » atteints par l’œil sorcier du feu: je pense à Jane Bowles, Carson McCullers, Ingrid Jonker, Virginia Woolf et j’en passe ; côté hommes, une liste exhaustive s’imposerait parmi poètes, artistes et philosophes : Nerval, Nietzsche, Kosovel, André de Richaud, Gérald Neveu, Antonin Artaud, Jean-Pierre-Duprey, René Crevel.. Et si je rallonge la liste, je serai amenée, avec Roger-Arnould Rivière à évoquer l’existence « comme une malédiction ». Partant de ce martyrologe où s’inscrivent en rouge les noms des créateurs brûlés par le laser de l’absolu, j’ai privilégié la femme poète, par solidarité, non par sectarisme. De plus, l’étude critique des écrits littéraires nés de la femme couvre un domaine à présent immense, presque inexploité, hélas. Le malentendu cependant ne semble pas en voie de se résoudre rapidement. Comme je citai à la première page de ma préface, la formule prophétique de Rimbaud : «… elle sera poète, elle aussi », le prote s’est empressé de corriger en ces termes : « … elle sera poétesse, elle aussi ». ..

 

Quels seraient les points communs à toutes ces femmes ?
Tous ces êtres d’exception sur lesquels se porte mon choix furent guettés par le déséquilibre et la mort : tous périrent deux fois - au cours et à la fin de leur brève existence. Certaines se hasardèrent à charmer le Malheur qui surgit sans se faire prier; d’autres lui fermèrent à moitié la porte et il s’introduisit par l’entrebâillement. Mais le dénominateur commun se situe au niveau de l’écriture, poésie et prose, toujours fulgurante, sans oublier que la quête de l’inatteignable était leur vrai recours : toutes ces femmes voulurent ouvrir les vannes du rêve et elles furent noyées.
Nohad SALAMEH, Le Livre de Lilith, L’Atelier du Grand Tétras, collection Glyphes, 2016, 80 pages, 13 €

Nohad SALAMEH, Le Livre de Lilith, L’Atelier du Grand Tétras, collection Glyphes, 2016, 80 pages, 13 €

Vous soulignez, me semble-t-il, dans tous vos portraits, la dimension du corps brûlant de s’élever vers le spirituel. La réalité alchimique est-elle fondamentale dans cette époque matérialiste ?
L’écriture du « dedans » porte en elle-même une charge substantielle de spiritualité. Sans doute le brasier verbal que nous injectons dans l’encre s’investit-il d’un pouvoir magique de transmutation destinée à réaliser le Grand Œuvre. L’écriture est un corps qui tend à exploser ses limites. Ces guerrières à la fois décodées et sublimées par la marche imminente à la mort, que j’ai côtoyées au long des pages, bénéficient d’une dimension initiatique qui les transfigure : elles revêtent un relief de « surfemme »  pour qui « la vraie vie est ailleurs » ou absente, d’où leur progression, consciente ou fantasmée, vers le Labyrinthe.
Une seule de ces figures n’est pas poétesse, c’est Milena Jesenskà. Elle ne laissa pas d’œuvre propre, hormis celle qui passa, par son inspiration, dans les écrits de Kafka. Sur cette base, vous pouviez faire le portrait de multiples autres femmes. Envisagez-vous d’autres portraits à publier dans l’avenir ?
Il existe des femmes hors normes qui furent poètes immatériellement par et à travers leurs quêtes et cheminements : orages et silences. Le Poème ne se réduit pas uniquement à une résidence dans le territoire du texte écrit : parmi les milliers de poètes/poétesses ayant existé, combien parvinrent à insuffler dans le mot l’intensité du flux mélodique ? Dans l’introduction à Marcheuses au bord du gouffre, je me suis expliquée quant à la présence de Milena Jesenskà aux côtés des autres « calcinées » ; elle existe par les lettres que lui adresse Kafka et son rôle comme inspiratrice inégalée d’une œuvre où s’inscrit la crucifixion de tout un siècle. Milena n’est pas là en tant que poète : elle est le poème de Kafka.
Lorsque vous évoquez la troublante Unica Zürn, épouse de l’artiste Hans Bellmer, vous écrivez : «  On ne vit pas impunément aux côtés d’un grand artiste : à son tour, Unica éprouve, elle aussi, le besoin de s’exprimer à travers dessins et anagrammes. » Cela m’évoque votre situation, vous-même partageant la vie du poète consacré Marc Alyn. Pouvez-vous parler de ce rapport créateur ? 
Unica Zürn fut à la fois la victime et le chef-d’oeuvre de son époux Hans Bellmer. Cette femme/enfant dénudée jusqu’à l’os, amputée d’elle-même dès l’enfance, prisonnière de ses extravagances cérébrales, se découvre créatrice à travers les tourments que lui fait subir l’ascèse érotique de Bellmer, dont elle est simultanément la poupée, la pute, la déesse. Le salut d’Unica, aux yeux de son créateur/destructeur, ne saurait surgir que de l’expression artistique : il l’initie, l’encourage à aller plus loin dans ses dessins et anagrammes, lui trouve des galeries d’art, sollicite ses amis les plus proches afin de lui apporter soutien et confort. L’enfer de cette marionnette déjà brisée dès sa prime jeunesse se situe au fond de son univers mental désarticulé.
 Personnellement, mon entrée en poésie remonte aux années 80 ; elle fut couronnée par le Prix Louise Labé en 86, bien avant mon mariage avec Marc Alyn. D’ailleurs, nos œuvres ne se confondent nullement, tant d’un point de vue thématique que stylistique. En ce qui concerne notre rapport créateur, il débouche depuis trente ans sur la voie de la sérénité. Chacun de nous met tout en œuvre afin de maintenir cet équilibre susceptible de donner relief et longévité à cette forme singulière d’extase créatrice. D’ailleurs, serait-il très impudique de révéler que partager la vie d’un écrivain d’envergure permet de devenir à la fois soi et l’autre, c’est-à-dire accepter parfois de se perdre pour mieux se trouver.
Avez-vous, dans cette liste des onze, une figure préférée ?  
Une voix irrépressible se dégage des onze cris que poussent mes chères naufragées. Une voix inextinguible, dévorante, prête à mordre ceux qui l’entendent : un appel au secours du langage pour s’épargner le supplice du silence. C’est cet appel, incarné par chacune des grandes blessées du cœur ici réunies, , que je retiens et privilégie ; car n’est-ce pas l’intensité orale de l’écrit qui habilite le texte d’Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath ou Marina Tsvetaieva à vivre durablement, malgré la mort ?
Dernière question : l’enjeu de la poésie, s’il existe, demeure-t-il inchangé en 2018 qu’aux époques où vécurent vos Marcheuses ou depuis la nuit des temps ? Et si non, à quoi doivent répondre les poètes et poétesses actuels ?
 Je pense qu’aux époques où vécurent mes Marcheuses, la poésie possédait davantage de repères, de visibilité et de viabilité ; d’abord, parce que l’extension du livre écrit n’était pas encore entravée ou doublée par le numérique. Aussi la lisibilité et la transparence marquaient-elles d’une griffe souveraine la structure du texte. Que nous propose-t-on de lire le plus souvent, en 2018 ? Des recueils à n’en plus finir publiés en nombre hallucinant, le plus souvent à compte d’auteur : collages de mots ou de phrases hirsutes grappillées  dans les livres des autres. D’où l’absence quasi-totale de pulsation intérieure et la sensation de froideur que nous ressentons à travers la lecture.

Présentation de l’auteur

Nohad Salameh

L’un des poètes les plus marquants du Liban francophone.  Née à Baalbek. Après une carrière journalistique dans la presse francophone de Beyrouth, elle s’installe à Paris en 1989. De son père, poète en langue arabe et fondateur du magazine littéraire Jupiter, elle hérite le goût des mots et l’approche vivante des symboles. Révélée toute jeune par Georges Schehadé, qui voyait en elle «  une étoile prometteuse du surréalisme oriental », elle publie divers recueils dont les plus récents sont : La Revenante, Passagère de la durée (éditions Phi, 2010) et D’autres annonciations (Le Castor astral, 2012). Elle a été saluée par Jean-Claude Renard pour son « écriture à la fois lyrique et dense, qui s’inscrit dans la lignée lumineuse de Schehadé parmi les odeurs sensuelles et mystiques de l’Orient ». Elle a reçu le prix Louise Labé pour L’Autre écriture (1988) et le Grand Prix de poésie d’Automne de la Société des Gens de Lettres  en 2007. Elle est membre du jury Louise Labé.

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