Éric Pistouley, PÉPINS DE PASTÈQUE (extraits)
Des poèmes parus en septembre 2015.
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Noirs, scintillants comme des yeux dans la gaze aqueuse et rose. Énervants, mais on les chercherait si on n’en voyait pas. Ne pas les enlever, de peur de gâter le meilleur du fruit. Les cracher pour finir et n’y plus penser.
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Des griffes poussent au cerisier :
Va, tu agripperas le ciel
tu lacéreras le bleu du printemps !
Pointe ! Pointe !
Dresse-toi, envoie, à la faveur du vent, tes pattes de chat
monte aux étoiles cachées par le trompeur azur.
Mais soucieux de plaire aux hommes qui l’ont greffé, il ne sortira de ses griffes que fleurs fragiles et fruits sucrés.
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Il y avait un grand parc où les derniers à jouer au cerceau sont aujourd’hui morts et incinérés. Mais ça restera un parc. Les immeubles s’appelleront Parc Quelque chose, et même Pâââaaaark, n’est-ce pas ?
On gardera la maison de maître comme preuve que le passé vit à travers le présent.
— Mais qui habitera la maison de maître ? Pas les maîtres, ils sont partis.
Nous hésitons : habitat social ou espace culturel.
— Entre le bon et le beau, entre le bien et le chic. Œuvres dans les deux cas, ennui garanti par les pouvoirs publics.
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AVANT LA CONFÉRENCE
Je remercie, je remercie les institutionnels, les professeurs de l’École des arts, Marie-Amélie avec qui on prépare depuis un an, et un grand merci à Mama Maria de la Maison de retraite, et merci, merci vraiment à vous public qui êtes venus malgré les intempéries, merci aux murs qui nous abritent, à la charpente, aux solives, poutres et traveteaux, merci aux maîtres verriers, double verriers si isolants, merci aux chaises, aux tables, à la bouteille d’eau, aux forêts et aux sources qui irriguent les urinoirs. Un grand merci à Dieu qui fit la terre que l’on a cuite pour faire les tuiles du toit, merci au temps, qui nous manque.
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Cet opus de Schubert dont seule une bonne connaissance des rythmes anciens rappelle qu’il fut composé à partir de danses entendues dans des cabarets de la campagne autrichienne. Que reste-t-il de ces gens qui mettaient dans ces airs leur jeune force et dont les rêves ne dépassaient guère l’horizon des champs sombres, là, juste devant ?
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Au beau milieu de la campagne, la station d’épuration. Il faut passer devant la cabane, celle qui a été faite à partir de l’enseigne d’un supermarché disparu. Même ce nom s’est perdu, tellement il était laid. Encore quelques dizaines de mètres, on l’entend de loin, les pales tournent sans s’arrêter, triant la merde et l’eau régénérée.
En chemin, les chardonnerets, leur tête trempée dans le sang, m’ont ignoré, tout à des graines vaporeuses que leur offre l’avant printemps.
Aucune mauvaise odeur, l’hygiène a vraiment fait des progrès : toute la ville se déverse dans une conduite au tracé invisible. Pas de panneau pour venir ici, ni de temps de parcours, ni la faune et la flore expliquées.
J’ai trouvé une patte au pelage délicat, une belle patte de cervidé adulte, à la rupture peu nette, un os broyé, rouge, qui dépasse. Quelque chose de la nuit.
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Je choisis un hamburger au bœuf Origine France et au Cantal aop. Avec un peu de chance, c’est la vache dont les muscles se trouvent juste dessous, sous forme hachée, qui avait fait le lait du fromage.
Il n’est pas exclu que la salade provienne d’un bout de prairie du Cantal mise en maraîchage dans le cadre d’un Programme Européen d’Incitation à Diversifier les Activités (peida).
Et là c’est fantastique ! Entre deux buns vous croisez un, puis deux, puis toute une foire de paysans auvergnats protégeant amoureusement leurs appellations.
Et, puisqu’on y est, une école de peinture locale qui fut florissante au milieu du XXème siècle, dans un beau village classé autour de son château, lui-même classé. L’un des animateurs de cette école était un excellent cuisinier, et son fils tient toujours le restaurant.
Il y a des risques que le pain supérieur soit alors déformé à cause de ce château qui, vous vous en doutez, est bâti sur un tertre. Il y a aussi le risque de confondre le hamburger avec une grosse madeleine. D’autant que la madeleine a une aop bien à elle.
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GOÉLAND SOCIOLOGUE
Jeter un bout de tarte au flan dans les flots. Attendre deux trois secondes. Un goéland venu d’on ne sait où le recueille dans son bec crochu.
Ce qui m’étonne, c’est sa confiance dans tout ce qui flotte, parce que la rivière en charrie, des cochonneries. Un reste de pâte à tarte aurait une forme prédéfinie dans son programme cognitif ?
À moins que :
tout individu d’une société post industrielle soucieuse d’environnement en train de manger debout accoudé à la rambarde du pont ne peut jeter dans l’eau que des choses comestibles sucrées ou salées.
C’est cela, je suis dans le programme, moi tout entier, dès mon arrivée avec un sachet à la main : ma façon de m’accouder et de regarder les façades frappées par le soleil de midi, mon attentionnée ouverture du sachet dont les plis sonores excitent l’appétit.
Peut-être même la couleur élimée de mon paletot sport & chic et quelques autres détails, comme La Quinzaine littéraire dans la poche droite du susdit paletot, me donnent-t-ils le profil d’un qui a horreur de s’emmerder à table avec tous les chichis du service et les noms prétentieux des plats, du jour ou pas, et préfère manger sur le pouce, en plein air.
Mais il est des fois où je mange tout, sans laisser une miette.
☐ on n’est pas obligé de se prononcer.
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LE BOULOT DE MÈRE DE FAMILLE
L’agneau qui a échappé au grand massacre pascal bêle d’une voix plus grave et tète à grandes embardées au pis de sa mère.
Alors te voilà encore, dit-elle, grand couillon, va donc brouter. Tu ne seras pas allé en Amérique avec les autres, faire fortune et banqueter au milieu des grands œufs et des flageolets. Tu sais ce qui t’attend ici : l’herbe âcre, les longs jours de pluie sans abri, pas de télé et pas de pape non plus. Et la tonte au moment où tu commenceras à être beau, beau comme les grands béliers sauvages, ceux qui étaient maîtres de ces vallées avant l’arrivée des Ciseaux. Mon pauvre petit, je l’avais senti dès le départ que tu ne serais pas un aventurier comme tes frères.
Lire Eric Pistouley chez Recours au Poème éditeurs :
Les tours de magie de Gérard Macé, collection L’Atelier du Poème