Erica Payet, Du mal avec la terre et autres poèmes

Par |2024-09-06T12:45:06+02:00 6 septembre 2024|Catégories : Erica Payet, Poèmes|

1)

Du mal avec la terre

On a du mal à son­der la pro­fondeur de la terre, la den­sité de l’humus frag­ile, fri­able comme 
nos vies, mal­mené comme nos âmes.

On a du mal à décrire la couleur de la terre, rouge, exsangue, riche, bril­lante, d’argile ou de 
bruyère, ser­rée entre mer et désert, par­cou­rue de racines, comme le temps qui nous enveloppe 
et nous dévaste.

On hésite à pren­dre la terre à pleine mains, nos ongles sail­lants comme un râteau mou, 
comme une fourche chaude. Nos gants nous font croire à la terre pro­pre, à une hygiène 
étrange. Sa souil­lure a du mal à nous atteindre.

La terre nous recou­vre, mais on a du mal à l’accepter. Nous vivons sous la terre, creusons son 
corps à grands coups mécaniques. La terre chaude annule le soleil et pro­duit le tout-blanc, le 
lisse aveuglé, les ani­maux défendus des cauchemars blafards.

Le ter­rain de nos vies est l’espace d’une terre / notre terre dans l’espace. On atter­rit toujours 
d’un vol dis­pendieux, avide de retrou­ver la terre à tout prix.

On s’en prend à la terre, puis on l’achète, en ter­reau, en ter­roir, en ter­rain. On a du mal avec 
nos pieds fichés dans la terre sale, nos sabots crot­tés de sale terre. On la troue, on la tue, on 
s’y traîne, on la draine, on la drague. On vom­it du terril.

Fi de l’horizon ! Imag­i­nons le temps filant de bas en haut, sur­gis­sant de la terre pro­fonde, où 
l’arbre est l’avenir. Nous foulons le présent en chaus­sures, sans laiss­er la boue s’infiltrer entre 
nos doigts de pieds.

2)

La patience

C’est ne pas pren­dre garde au temps écoulé. Le temps déjà vécu, l’air que ma peau a traversé. 
C’est voir chaque jour les mêmes reliefs, les mêmes tex­tures, pos­er chaque pied l’un après 
l’autre sur la route devant chez moi et con­tin­uer mal­gré tout. Me résoudre à l’implacable
répéti­tion de l’existence.

C’est fer­mer douce­ment les yeux sur ce qui vient après, résis­ter aux feux bril­lants de ce qui 
n’est pas encore, même si je les vois rouge der­rière mes paupières. Accepter l’immobile
sta­bil­ité ; cajol­er mon antic­i­pa­tion, qui réside là, sous le ven­tre. Inspir­er le moment et 
recon­naître que le moment suiv­ant exis­tera, à l’expiration, demain.

C’est chérir chaque mou­ve­ment, chaque réveil, chaque san­glot. Fer­mer mon imag­i­na­tion à la 
dystopie qui tente mes angoiss­es. Renon­cer à me représen­ter les bon­heurs à venir, ces poisons 
du présent.

C’est avancer solide comme l’homme embot­té qui marche à longs pas dans l’eau : il génère 
un courant qui engouf­fre les algues dans son sil­lage. Marcher vers l’horizon sans pré­ten­dre le 
rejoindre.

3)

Le devenir joy­au inco­hérent, foi­son­nement d’appels à la lune, de cris lunaires et d’ascenseurs
psalmod­iés qui filent et déglinguent le plau­si­ble, aveuglés, trau­ma­tisés. Le rayonnement 
tra­verse l’eau du lac chaud, bouil­lon­nant, dans les pro­fondeurs duquel on se trans­forme en 
bijou-tré­sor démo­ni­aque et jaloux, dont le chant noc­turne se mêle à la remon­tée de velours 
hydraulique en sif­flet sourd mais possible.

Emerg­er du som­meil fatigué, meur­tri, pal­pi­tant du voy­age et sans rebond. Les genoux 
remon­tés dans le ven­tre, le lan­gage qui défile, déstruc­turé mais débor­dant, volon­taire. Des 
nuages, des nuages. Reti­en­nent l’eau que l’on porte en soi, et quand elle est libérée, c’est
partout. Le soleil clig­note der­rière les briques de verre dépoli, mal­mené par les nuages 
vélo­ces. L’heure est à l’action, aus­si l’ordre revient, for­cé, for­cé­ment. Damna­tion nécessaire 
du faire, de l’accomplir. Engrenage qui porte la vie, l’autre vie, éveil­lée, celle que l’on
partage avec les autres gens. L’autre face de la lune et du soleil que nous sommes à la fois. 
L’altérité qui nous guide, nous espace, nous tem­po­rise. Mais le para­dox­al revient toujours, 
cyclique, tour­bil­lon­nant, impérieux.

Crac le train part, les couloirs se font longs, gémis­sants, l’angoisse souf­fle dans un bus de 
vis­ages de tous bor­ds. Tous les temps s’entrechoquent, le dehors est dedans, car l’incendie
prend le large et le plan s’agrandit, se fait route, se fait rail. Embranche­ments com­pliqués de 
béton sale, vite la rampe, la rampe. Mais nos valis­es. Nos sacs. Nos objets débor­dent aux 
entour­nures, sous un escalier, oubliés. Le temps nous fait défaut, on ne peut que per­dre à 
présent, per­dre ce qui est à soi, se per­dre, man­quer le trans­port, se noy­er dans le mouvement 
inces­sant des souter­rains d’une grande ville qu’on ne com­prend pas—que l’on comprend, 
mais qui nous devance, nous dévaste.

Dans l’apogée d’une sirène l’interrupteur saute et le silence se fait. Les draps bleus chauds 
dans le demi-jour envelop­pant cal­ment un cœur stressé, un corps ten­du encore de sa course 
lente. Un lent pépiement d’oiseau dehors et tout revient : l’océan calme der­rière la clô­ture du 
jardin, les bruits doux comme des vagues des voitures dans la rue devant. Nous sommes en 
rez-de-chaussée, il n’y a qu’un plan, nous sommes sur la terre, et mes pieds, quand ils 
quit­teront le lit, se poseront sur du ras­sur­ant. De l’air, de l’air ! Du soleil sur mes joues. Du 
réel dans ma tête.

4)               

La cire perdue

D’abord, je te mod­èlerai à ma guise. Je chauf­ferai de la cire entre mes paumes pour en faire 
ton vis­age. Ton vis­age à tem­péra­ture humaine. Ta peau, mal­léable, crédible.

Puis je t’étoufferai sous la terre. Ton vis­age, je le recou­vri­rai minu­tieuse­ment. Il se per­dra en 
négatif, pris­on­nier de l’argile, immo­bil­isé au sein de la terre réfractaire.

Ensuite vien­dra la chaleur, qui t’anéantira. Tes joues chauf­fer­ont. Ton teint de cire coulera, 
comme le mas­cara d’une femme qui pleure. Tu te videras de ta sub­stance molle, ton sourire 
se liqué­fiera, se tor­dra sous la brûlure. Tout glis­sera. Ne demeur­era que la terre (comme
tou­jours), en creux. Plan­té de piques, partout transper­cé, tu ne seras que béquilles. Ton âme, 
éva­porée. Ton vide sera complet.

Je coulerai alors en bronze ton vis­age : ta deux­ième brûlure. Ta sub­stance vraie s’infiltrera
brûlante dans tes inter­stices, entérinera tous tes défauts. Ton front et tes paupières, tes larmes 
en bas-relief, ne seront que métal en fusion.

Puis nous te lais­serons seul une nuit durant, pour laiss­er la tem­pête retir­er sa furie. Le rouge 
pass­er au noir. Le mag­ma bouil­lon­nant devenir son pro­pre inverse. Quand le bronze dur et 
son­nant aura pris ses fonc­tions, alors pour exis­ter tu devras pass­er à tabac. Je frap­perai ta
cara­pace avec force et pré­ci­sion jusqu’à ce qu’elle se fende et s’ouvre, je martèlerai la terre 
sèche et brûlée de ton corset, au point de la réduire en frag­ments de pous­sière con­damnés au 
rebut.

Presqu’à la fin, je sci­erai tes pro­thès­es. Des roues d’étincelles dorées te libèreront de ton 
car­can. Il ne fau­dra pas alors com­met­tre d’erreur, et dis­tinguer, dans cet amas de fer­raille, ce 
qui est toi et ce qui relève de ton échafaudage constitutif.

Au terme de cet ingrat labeur, enfin je poli­rai ta peau, je gom­merai tes défauts. Ma caresse 
vigoureuse ennobli­ra le bronze, élèvera ton être. Je me dévouerai entière­ment à la sur­face de
ton corps et tu resplendi­ras entre mes mains. Les poils de mon pinceau, l’extrémité de mon 
ciseau, la flam­mèche de mes out­ils, tu auras tout subi. L’oxydation de ta patine, même, je 
l’aurai con­trôlée. Un jour je te finirai.

5)

Depuis la ter­rasse en caille­bot­tis, comme un plateau d’échecs, en bois grisé par le temps—des
années de pluie, de soleil salé—, der­rière le bijou turquoise de la piscine ridée, je vois 
s’animer au vent d’avril les feuilles mon­u­men­tales des palmiers. Ils ont gran­di là, exilés, 
plan­tés il y a longtemps—mais pas si longtemps : une généra­tion ou deux. Ils poussent vite. 
Ils impressionnent.

Je ne vois rien au-delà, depuis mon enc­los de palme. Qu’y a‑t-il der­rière ? Notre héritage 
cul­turel ? Des cul­tures de sel, de vent et de coquil­lages. Des piquets, plan­tés dans la terre qui 
n’oublie pas. Des pier­res molles, bouf­fées du salpêtre. Ce cal­caire qui s’effrite, nous lâche, 
défait les vis­ages des stat­ues du cimetière.

Je ne vois rien au-delà du grand trav­el­ling du ciel der­rière les doigts crochus des yuc­cas, qu’il
est prévu que l’on arrache, car leur enracin­e­ment puis­sant, à eux, est à abolir. Je n’entends
que le souf­fle rond que fait le vent lorsqu’il se pré­cip­ite entre les mil­lions d’aiguilles des pins. 
Et la son­naille de la cloche, Marie-Hen­ry, qui, depuis son gros clocher car­ré, nous livre une 
volée digne et ponctuelle.

Présentation de l’auteur

Erica Payet

Orig­i­naire de La Rochelle, La Réu­nion et May­otte, Eri­ca Payet a vécu à Paris puis à Lon­dres. Elle a tra­vail­lé dans le monde du marché de l’art et de l’exposition d’art con­tem­po­rain, avant de se con­sacr­er à la recherche uni­ver­si­taire en his­toire de la pho­togra­phie, du pho­to­jour­nal­isme de guerre, et des arts du Moyen Ori­ent. Elle est anci­enne élève de classe pré­para­toire lit­téraire, diplômée à Paris de la Sor­bonne Nou­velle et de l’Ecole du Lou­vre, et à Lon­dres du King’s Col­lege et de l’Institut Cour­tauld, où elle a obtenu son doc­tor­at en his­toire de l’art. Chercheuse, écrivain et tra­vailleuse cul­turelle, Eri­ca est désor­mais basée sur l’Ile de Ré.

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