Erica Payet, Du mal avec la terre et autres poèmes

1)

Du mal avec la terre

On a du mal à sonder la profondeur de la terre, la densité de l’humus fragile, friable comme
nos vies, malmené comme nos âmes.

On a du mal à décrire la couleur de la terre, rouge, exsangue, riche, brillante, d’argile ou de
bruyère, serrée entre mer et désert, parcourue de racines, comme le temps qui nous enveloppe
et nous dévaste.

On hésite à prendre la terre à pleine mains, nos ongles saillants comme un râteau mou,
comme une fourche chaude. Nos gants nous font croire à la terre propre, à une hygiène
étrange. Sa souillure a du mal à nous atteindre.

La terre nous recouvre, mais on a du mal à l’accepter. Nous vivons sous la terre, creusons son
corps à grands coups mécaniques. La terre chaude annule le soleil et produit le tout-blanc, le
lisse aveuglé, les animaux défendus des cauchemars blafards.

Le terrain de nos vies est l’espace d’une terre / notre terre dans l’espace. On atterrit toujours
d’un vol dispendieux, avide de retrouver la terre à tout prix.

On s’en prend à la terre, puis on l’achète, en terreau, en terroir, en terrain. On a du mal avec
nos pieds fichés dans la terre sale, nos sabots crottés de sale terre. On la troue, on la tue, on
s’y traîne, on la draine, on la drague. On vomit du terril.

Fi de l’horizon ! Imaginons le temps filant de bas en haut, surgissant de la terre profonde, où
l’arbre est l’avenir. Nous foulons le présent en chaussures, sans laisser la boue s’infiltrer entre
nos doigts de pieds.

2)

La patience

C’est ne pas prendre garde au temps écoulé. Le temps déjà vécu, l’air que ma peau a traversé.
C’est voir chaque jour les mêmes reliefs, les mêmes textures, poser chaque pied l’un après
l’autre sur la route devant chez moi et continuer malgré tout. Me résoudre à l’implacable
répétition de l’existence.

C’est fermer doucement les yeux sur ce qui vient après, résister aux feux brillants de ce qui
n’est pas encore, même si je les vois rouge derrière mes paupières. Accepter l’immobile
stabilité ; cajoler mon anticipation, qui réside là, sous le ventre. Inspirer le moment et
reconnaître que le moment suivant existera, à l’expiration, demain.

C’est chérir chaque mouvement, chaque réveil, chaque sanglot. Fermer mon imagination à la
dystopie qui tente mes angoisses. Renoncer à me représenter les bonheurs à venir, ces poisons
du présent.

C’est avancer solide comme l’homme embotté qui marche à longs pas dans l’eau : il génère
un courant qui engouffre les algues dans son sillage. Marcher vers l’horizon sans prétendre le
rejoindre.

3)

Le devenir joyau incohérent, foisonnement d’appels à la lune, de cris lunaires et d’ascenseurs
psalmodiés qui filent et déglinguent le plausible, aveuglés, traumatisés. Le rayonnement
traverse l’eau du lac chaud, bouillonnant, dans les profondeurs duquel on se transforme en
bijou-trésor démoniaque et jaloux, dont le chant nocturne se mêle à la remontée de velours
hydraulique en sifflet sourd mais possible.

Emerger du sommeil fatigué, meurtri, palpitant du voyage et sans rebond. Les genoux
remontés dans le ventre, le langage qui défile, déstructuré mais débordant, volontaire. Des
nuages, des nuages. Retiennent l’eau que l’on porte en soi, et quand elle est libérée, c’est
partout. Le soleil clignote derrière les briques de verre dépoli, malmené par les nuages
véloces. L’heure est à l’action, aussi l’ordre revient, forcé, forcément. Damnation nécessaire
du faire, de l’accomplir. Engrenage qui porte la vie, l’autre vie, éveillée, celle que l’on
partage avec les autres gens. L’autre face de la lune et du soleil que nous sommes à la fois.
L’altérité qui nous guide, nous espace, nous temporise. Mais le paradoxal revient toujours,
cyclique, tourbillonnant, impérieux.

Crac le train part, les couloirs se font longs, gémissants, l’angoisse souffle dans un bus de
visages de tous bords. Tous les temps s’entrechoquent, le dehors est dedans, car l’incendie
prend le large et le plan s’agrandit, se fait route, se fait rail. Embranchements compliqués de
béton sale, vite la rampe, la rampe. Mais nos valises. Nos sacs. Nos objets débordent aux
entournures, sous un escalier, oubliés. Le temps nous fait défaut, on ne peut que perdre à
présent, perdre ce qui est à soi, se perdre, manquer le transport, se noyer dans le mouvement
incessant des souterrains d’une grande ville qu’on ne comprend pas—que l’on comprend,
mais qui nous devance, nous dévaste.

Dans l’apogée d’une sirène l’interrupteur saute et le silence se fait. Les draps bleus chauds
dans le demi-jour enveloppant calment un cœur stressé, un corps tendu encore de sa course
lente. Un lent pépiement d’oiseau dehors et tout revient : l’océan calme derrière la clôture du
jardin, les bruits doux comme des vagues des voitures dans la rue devant. Nous sommes en
rez-de-chaussée, il n’y a qu’un plan, nous sommes sur la terre, et mes pieds, quand ils
quitteront le lit, se poseront sur du rassurant. De l’air, de l’air ! Du soleil sur mes joues. Du
réel dans ma tête.

4)               

La cire perdue

D’abord, je te modèlerai à ma guise. Je chaufferai de la cire entre mes paumes pour en faire
ton visage. Ton visage à température humaine. Ta peau, malléable, crédible.

Puis je t’étoufferai sous la terre. Ton visage, je le recouvrirai minutieusement. Il se perdra en
négatif, prisonnier de l’argile, immobilisé au sein de la terre réfractaire.

Ensuite viendra la chaleur, qui t’anéantira. Tes joues chaufferont. Ton teint de cire coulera,
comme le mascara d’une femme qui pleure. Tu te videras de ta substance molle, ton sourire
se liquéfiera, se tordra sous la brûlure. Tout glissera. Ne demeurera que la terre (comme
toujours), en creux. Planté de piques, partout transpercé, tu ne seras que béquilles. Ton âme,
évaporée. Ton vide sera complet.

Je coulerai alors en bronze ton visage : ta deuxième brûlure. Ta substance vraie s’infiltrera
brûlante dans tes interstices, entérinera tous tes défauts. Ton front et tes paupières, tes larmes
en bas-relief, ne seront que métal en fusion.

Puis nous te laisserons seul une nuit durant, pour laisser la tempête retirer sa furie. Le rouge
passer au noir. Le magma bouillonnant devenir son propre inverse. Quand le bronze dur et
sonnant aura pris ses fonctions, alors pour exister tu devras passer à tabac. Je frapperai ta
carapace avec force et précision jusqu’à ce qu’elle se fende et s’ouvre, je martèlerai la terre
sèche et brûlée de ton corset, au point de la réduire en fragments de poussière condamnés au
rebut.

Presqu’à la fin, je scierai tes prothèses. Des roues d’étincelles dorées te libèreront de ton
carcan. Il ne faudra pas alors commettre d’erreur, et distinguer, dans cet amas de ferraille, ce
qui est toi et ce qui relève de ton échafaudage constitutif.

Au terme de cet ingrat labeur, enfin je polirai ta peau, je gommerai tes défauts. Ma caresse
vigoureuse ennoblira le bronze, élèvera ton être. Je me dévouerai entièrement à la surface de
ton corps et tu resplendiras entre mes mains. Les poils de mon pinceau, l’extrémité de mon
ciseau, la flammèche de mes outils, tu auras tout subi. L’oxydation de ta patine, même, je
l’aurai contrôlée. Un jour je te finirai.

5)

Depuis la terrasse en caillebottis, comme un plateau d’échecs, en bois grisé par le temps—des
années de pluie, de soleil salé—, derrière le bijou turquoise de la piscine ridée, je vois
s’animer au vent d’avril les feuilles monumentales des palmiers. Ils ont grandi là, exilés,
plantés il y a longtemps—mais pas si longtemps : une génération ou deux. Ils poussent vite.
Ils impressionnent.

Je ne vois rien au-delà, depuis mon enclos de palme. Qu’y a-t-il derrière ? Notre héritage
culturel ? Des cultures de sel, de vent et de coquillages. Des piquets, plantés dans la terre qui
n’oublie pas. Des pierres molles, bouffées du salpêtre. Ce calcaire qui s’effrite, nous lâche,
défait les visages des statues du cimetière.

Je ne vois rien au-delà du grand travelling du ciel derrière les doigts crochus des yuccas, qu’il
est prévu que l’on arrache, car leur enracinement puissant, à eux, est à abolir. Je n’entends
que le souffle rond que fait le vent lorsqu’il se précipite entre les millions d’aiguilles des pins.
Et la sonnaille de la cloche, Marie-Henry, qui, depuis son gros clocher carré, nous livre une
volée digne et ponctuelle.

Présentation de l’auteur

Erica Payet

Originaire de La Rochelle, La Réunion et Mayotte, Erica Payet a vécu à Paris puis à Londres. Elle a travaillé dans le monde du marché de l’art et de l’exposition d’art contemporain, avant de se consacrer à la recherche universitaire en histoire de la photographie, du photojournalisme de guerre, et des arts du Moyen Orient. Elle est ancienne élève de classe préparatoire littéraire, diplômée à Paris de la Sorbonne Nouvelle et de l’Ecole du Louvre, et à Londres du King’s College et de l’Institut Courtauld, où elle a obtenu son doctorat en histoire de l’art. Chercheuse, écrivain et travailleuse culturelle, Erica est désormais basée sur l’Ile de Ré.

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