Erwann Rougé, L’enclos du vent
L’enclos du vent réunit des textes d’Erwann Rougé et des photographies de Magali Ballet. Il paraît aux éditions Isabelle Sauvage dans la belle collection Ligatures qui propose la rencontre entre le poème « tentative d’engendrement d’images » et la photographie « geste d’écriture ».
Le livre, avec ses pages emboitées dans le large repli de la couverture, nous invite, avant même d’en découvrir les premières images, les premiers mots, à entrer dans l’intimité du poème. Ce simple geste d’écarter les pans de la couverture participe des impressions de lecture. Nous franchissons alors un fragile passage révélant un paysage brumeux, à l’aube ou à la nuit tombante, une nature à la fois proche, intime et mystérieuse comme le serait la scène d’ouverture d’un conte encore dans son état brut.
ce que l’on entend dans la résine
ce qui fend le laiteux de la brumele vent ne l’écrit pas
défait tout ce qu’on sait
de la chevelure des ronceslèche la fraicheur d’une fêlure
dans les veinesla transparence d’orage plus proche
à la lisière du boisl’oiseau y enfouit son bec
Les poèmes se suivent sans porter de titre, sans sections clairement inscrites mais poursuivant un chemin que l’on devine au fil du texte et des modulations des photographies : l’entrée en forêt, l’apparition du corps, le littoral seront certaines de ces étapes... Mais sans doute s’agit-il ici d’un seul poème offrant, au fil des pages, ses propres variations.
De forme brève, le poème donc, prend sa respiration dans une écriture ramassée, presque secrète. Une parole en balancier. Par petites touches, à la pointe sèche, le texte cherche à éprouver une certaine forme d’équilibre qui, comme le mouvement de la marche, ne prend sens que dans la succession de chutes évitées, entre ombre et clarté, ruine et envol...
Les pages, sections du poème, agissent non comme des haltes, des points de vue successifs qui arrêteraient un instant le marcheur dans la contemplation d’un paysage mais bien davantage comme l’enchaînement lent et méditatif de ses pas, le regard saisissant au passage les infimes changements du monde qui s’ouvre à lui. Qui s’ouvre à nous.
Erwan Rougé, L'Enclos du vent, Photographies de Magali Ballet, Editions Isabelle Sauvage, 2017, 60 pages, 18 €.
à ce moment-là
peut-être – ne faut-il que marcher
passer le rien flottant
le lavis d’aubene faut-il que l’absence
la lecture des vanneaux
pour dissiper le doutele vent se coude
à la pesanteur d’une ombre
et l’excès de ciel
dans la gorge est toujours là
Les photographies au lavis gris ou à la sanguine de Magali Ballet accompagnent ce cheminement, lui donne lieu d’être. Celles en noir et blanc, ou aux couleurs à peine suggérées, qui ouvrent et referment le livre, évoquent des sentiers non balisés, couverts par les branches qui se rejoignent, formant trouée entre les haies. On y croise quelques arbres solitaires, de modestes étendus d’eau, rivière, étang agissant comme un miroir dont le reflet serait étrangement moins flou que l’original.
Paysages incertains, landes, sous-bois, sentiers dans les fougères, océan... La Bretagne semble bien présente, des Chaos granitiques de la forêt d’Huelgoat au sentier des douaniers longeant la côte. Rappelons qu’Erwann Rougé est né en Bretagne et que l’éditeur est installé depuis plusieurs années à Plounéour-Menez, dans les Monts d’Arrée.
tenace
la marée monte jusqu’à la nuquelà-bas le vent tient une plume
entre deux eauxpour nous nommer
tenir l’air – toucher l’ailecette commotion d’aimer
à coup de bec
ou presque
Mais le poème ne cherche ni à décrire la nature ni à rendre compte des impressions personnelles qu’évoqueraient le paysage. C’est bien autre chose, de plus urgent, de plus limpide, qui se joue ici. Il s’agit, par le poème "à l’affût de l’intime", d’être là, présent, au monde.
les yeux devenus monde
le ciel bascule
le bleu décide
de passer de l’air à l’eautout ça dans un regard
l’insolite lumière
dépose l’empreintelà où le givre
s’est embrasé
Quelque chose dans ce livre révèle également une étrange absence. L’humain, comme le poète lui-même, semble parfois s’être retiré. Un retrait peut-être nécessaire pour armer sa véritable présence, aiguiser son écoute. Puis, au long du poème, cette absence-présence prend corps. Le poème dit "nous" et les photographies de Magali Ballet, prenant des teintes rouge brulé, se font organiques, sensuelles, presque cruelles. Les plis secrets d’un corps, la ligne des lèvres, d’un pied nu, d’une main, de doigts qui effleurent, dessinent une danse charnelle et lente, une chorégraphie en flammes.
le verbe de l’œil n’oublie pas
la part de l’ange entre les mots
qu’on supporte mal d’entendrele poème brûle et brûle encore
l’aveu le tumulte intime
la cicatrice d’une absence
cela monte avec le vent
cela se donne lentement
Mais revenons au titre et à son image paradoxale. Comment peut-on enclore le vent ? Quel vent ? Par quel enclos ?
Du vent, "ligneur du temps", il est bien-sûr ici question et avec lui des autres éléments : l’eau, la terre, le feu... Et des oiseaux. Nous en croiserons quelques-uns. Ici, une pie, un peu plus loin, des vanneaux, une buse, un épervier, entre vol et piqué... Et le poème avance. Du souffle du vent, de son absence, du vol ou de l’affût des oiseaux, semblant tenir cette manière de saisir le réel, parfois de manière très serrée, parfois en vue plus plongeante, aérienne.
Et l’enclos ? Peut-être pourrait-on évoquer les Enclos du Finistère qu’Erwann Rougé connait certainement bien : autour de l’église, comme celle de Plounéour-Menez et de bien d’autres bourgs de la région, se resserrent, à l’intérieur d’un mur d’enceinte, un calvaire, un ossuaire et un ancien cimetière. Espace matériellement clos mais spirituellement ouvert.
Cet enclos du vent pourrait également être entendu à la manière de Julien Gracq dans "Les eaux étroites" : un espace infiniment délimité, une infime durée sans début ni fin, le temps d’une promenade, l’écoulement d’une journée, le passage d’une vie... Au début de son récit, Julien Gracq écrit : « Ce qui constituait d’abord pour moi, il me semble, sa singularité, c’était que l’Erve, comme certains fleuves fabuleux de l’ancienne Afrique, n’avait ni source ni embouchure qu’on pût visiter. »
Il y a là peut-être une manière de lire ce beau recueil : un poème, comme une longue marche, des premières heures du jour à la tombée de la nuit, le corps, l’esprit, le temps, la nature lentement s’unissant dans un même souffle, d’image en image, de paroles vécues en silences accordés...