« J’ai emprun­té leurs feux aux météores et j’en ai embrasé le rivage.
                 J’ai mis en fuite les troupes de démons, afin qu’ils ne me voient pas mon­tant  vers les cohort­es de lumière ».
                                                                                                  (Sohravar­di, Psaume du Grand Tes­ta­ment)

Depuis Pao­lo Coel­ho, le con­cept de « guer­ri­er de la lumière », sou­vent util­isé par les activistes, a été gal­vaudé et, plus grave, appau­vri de sa pro­fondeur ésotérique. Pour­tant, aucune de ses deux con­no­ta­tions, poli­tique et spir­ituelle, n’en enlève à l’autre. Dans la jonc­tion des deux se joue au con­traire ce qu’Hannah Arendt a appelé le « ren­verse­ment de la hiérar­chie tra­di­tion­nelle entre con­tem­pla­tion et action ».

L’action poli­tique, définie par la poli­tiste alle­mande, est action inno­vante, qui engage une lib­erté. L’action poli­tique ne saurait donc être sim­ple réac­tion ou sim­ple réponse à une sit­u­a­tion. Sa lib­erté est celle d’une citoyen­neté active, qui a le pou­voir de faire sur­gir du nou­veau. Dans le sens noble du terme, l’ac­tion poli­tique n’in­stru­men­talise pas une sit­u­a­tion ou un rap­port social, elle man­i­feste des principes qui com­man­dent l’a­gir, explique Han­nah Arendt. Ain­si, une action en faveur de la jus­tice, ne « pro­duit » pas de la jus­tice, elle fait se man­i­fester la Justice.

L’ac­tion poli­tique ne peut donc se com­pren­dre par le recours aux caté­gories habituelles en ter­mes de fins et de moyens, et elle échappe même aux moti­va­tions de l’ac­teur. Il est impos­si­ble à ce dernier de cal­culer à l’avance ce qui va être révélé par son action, aver­tit Arendt. De même qu’il ne peut en escompter un béné­fice pour lui-même. « Ceux pour qui les fruits de l’action sont leur mobile méri­tent la pitié », révèle le dieu Krish­na à Arju­na dans la Bha­gavad Gîta.

La notion de « guer­ri­er de la lumière » trou­ve ses orig­ines dans le con­cept de javân­mardî, ou cheva­lerie spir­ituelle, hérité de l’antique reli­gion mazdéenne. La javân­mar­di mazdéenne, ou fotowwat chez les soufis, est une caté­gorie éthique qui désigne ceux en qui s’ac­tu­alisent les éner­gies spir­ituelles, les forces de l’âme. Elle est la man­i­fes­ta­tion de la lumière intérieure de l’être et de la dom­i­na­tion de cette lumière sur la ténèbre. Le soufi per­san Najm Kobrâ (13ème siè­cle) décrit la nature de ce com­bat spir­ituel qui con­siste en pre­mier lieu à iden­ti­fi­er et com­bat­tre les formes de l’ennemi intérieur que con­stitue l’âme inférieure, ce qui com­mence par la pro­preté de mœurs et l’accomplissement des hautes ver­tus. Cette remon­tée vers la lumière, qui débute donc par le déchire­ment du voile de la ténèbre intérieure, s’opère par la tran­scen­dance de l’âme humaine allant se con­join­dre avec la lumière de l’âme uni­verselle. Et c’est « lumière sur lumière » dit le Coran. C’est égale­ment le Tat Tvam Asi des védas, décrivant l’identité entre le jiva indi­vidu­el et Brah­man : « Cela, toi aus­si tu l’es ».

Le ser­vice du javân­mard, le cheva­lier spir­ituel, c’est de per­me­t­tre que reste pos­si­ble cette unio mys­ti­ca grâce à laque­lle l’humanité peut per­sévér­er dans son acte d’être. Le javân­mard est par excel­lence le por­teur du Xvar­nah, la lumière vic­to­ri­ale. Le Xvar­nah, dont la racine mazdéenne sig­ni­fie à la fois lumière et des­tin, c’est la flamme suprasen­si­ble, la lumière des mon­des supérieurs qui effuse la présence et l’essence divine dans l’être créé, lui don­nant force et splen­deur. C’est elle qui con­fère aux êtres de lumière la vic­toire con­tre la cor­rup­tion et la ténèbre.

Le sco­las­tique cathare Jean de Lugio (13ème siè­cle) établit qu’il existe des degrés d’intensité ontique par­mi les êtres, qui déter­mi­nent leur atti­tude face à l’expansion cor­rup­trice. Les âmes qui, insuff­isam­ment établies dans le principe du bien, présen­tent une cer­taine défail­lance, subis­sent plus facile­ment l’implantation de la mal­ice, cette « mor­sure du néant » (qui se man­i­feste par l’ego et la con­cu­pis­cence) et sont vain­cues plus facile­ment par la cor­rup­tion. Chez Jean de Lugio, la terre est « l’enfer où les âmes doivent subir les con­séquences de leur défail­lance ». C’est bien dans ce monde, dans cette his­toire-ci qu’a lieu le com­bat con­tre l’expansion corruptrice.

C’est égale­ment le principe des Fravar­ti dans le mazdéisme, dont le nom sig­ni­fie « celles qui ont choisi » de revenir dans ce monde de la matière pour pro­téger la créa­tion con­tre l’assaut des forces obscures. Javân­mard ou Fravar­ti, les âmes qui ont accep­té le sac­ri­fice de com­bat­tre l’expansion cor­rup­trice auront à subir les assauts suc­ces­sifs du principe malin, lequel ne peut que recom­mencer sans cesse en ce monde, sans cesse divers à tra­vers le temps, four­nissant de façon répétée l’expérience de la ten­ta­tion et du mal­heur dans sa ten­ta­tive d’amoindrir les essences.

On retrou­ve chez le chi­ite per­san Mol­lâ Sadrâ Shi­razi (17ème siè­cle), comme chez Jean de Lugio, cette notion d’intensité dans l’acte d’exister. Pour Mol­lâ Sadrâ, l’acte d’être se définit par son degré de présence. C’est une « présence engagée » vis-à-vis de ce monde, mais cet engage­ment, l’être de lumière ne peut l’assumer qu’en pro­gres­sant sur la voie du per­fec­tion­nement spir­ituel qui fait de son acte d’exister un acte de présence égale­ment aux mon­des au-delà. Tout en étant engagée dans le monde créa­turel, qui est le monde de l’ac­tion, cette présence est ain­si préservée de suc­comber aux pièges de l’histoire appar­ente, parce qu’il n’y a d’engagement total et vrai qu’envers ce qui appar­tient à la « méta-his­toire », à l’éternité.

De sorte que le com­bat du « guer­ri­er de la lumière » ne se résume pas à une mobil­i­sa­tion pour une cause ou con­tre les injus­tices, et il est tout autre qu’un cri de révolte. Même si l’histoire est le résul­tat inévitable de l’action poli­tique, le sens même de cette action est néces­saire­ment occulté à l’acteur, rap­pelle Han­nah Arendt. C’est que le sens de son action ne réside pas dans cette his­toire, rap­pelle Mol­lâ Sadrâ. Elle vise, explique l’an­thro­po­logue des reli­gions Zaïm Khenchelaoui, à « la réc­on­cil­i­a­tion entre le ciel et la terre », c’est-à-dire la con­jonc­tion de l’ex­péri­ence vision­naire et du com­bat engagé du javân­mard, dont le sac­ri­fice « au ser­vice de son peu­ple » est aus­si « offrande à la nation » – tout l’op­posé des tra­di­tions boud­dhiste ou hesy­chaste de la con­tem­pla­tion et du détachement.

Ain­si, dans le com­bat de l’être de lumière c’est, explique le théosophe français Hen­ry Corbin, une autre his­toire qui se révèle : « l’histoire secrète de ceux qui sur­vivent aux déluges engloutis­sant et suf­fo­quant les sens spir­ituels » et qui ressur­gis­sent aux univers vers lesquels les ori­ente l’ordre des Invis­i­bles. La trace lais­sée en ce monde par ces por­teurs du Xvar­nah est bien celle d’un code d’hon­neur qui ouvre la voie vers la pos­si­bil­ité de recon­quête d’un des­tin com­mun et assumé.

Ce texte est dédié à mon époux, Jeff Lin­gaya, qui à mes yeux a tou­jours incar­né l’idéal du Guer­ri­er de la Lumière.

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Catherine Boudet

Jour­nal­iste, chercheur en Sci­ence poli­tique et poète, Cather­ine Boudet est née à l’île de La Réu­nion et réside à l’île Mau­rice depuis une dizaine d’années, où elle est con­nue pour ses analy­ses de l’actualité poli­tique et son engage­ment en faveur des droits humains et civiques. Elle a con­sacré toute sa car­rière à la recherche en Sci­ence poli­tique sur la démoc­ra­tie maurici­enne. Grand Prix de poésie Joseph Del­teil 2012 pour Les laves bleues [Cal­ligra­phie des silences] et Prix Fetkann de poésie 2013 pour Bour­bon Holo­gramme, elle est l’auteur d’une dizaine de recueils poé­tiques et fig­ure dans plusieurs antholo­gies de l’océan Indi­en et d’Afrique. A tra­vers ses écrits jour­nal­is­tiques, poli­tiques et lit­téraires, Cather­ine Boudet s’attache à pro­mou­voir des « archi­tec­tures men­tales alter­na­tives ». Il s’agit là non seule­ment de pro­pos­er un con­tre­poids aux dis­cours dom­i­nants ou une décon­struc­tion de ces derniers, mais aus­si de pro­duire de nou­veaux modes d’approche du monde insu­laire et de favoris­er l’émergence d’une pen­sée endogène. De ce fait, l’écriture de Cather­ine Boudet entend se démar­quer des thèmes désor­mais clichés du métis­sage, de la créolité et de l’interculturel, pour aller vers de nou­velles descrip­tions poé­tiques du vivre-ensem­ble insu­laire, notam­ment celle de l’incommensurabilité des expéri­ences en con­texte multiculturel.