Le Livre de l’Oubli com­mence ainsi :

« Le silence met en com­mun l’oubli. Dans le regard des mourants, il y a la mon­tée de leur pro­pre oubli ; dans les yeux des morts, il y a notre oubli. ». Dès lors l’écriture poé­tique – du moins celle de Noël et ce depuis tou­jours – n’a qu’un but : cass­er ce silence. Non par devoir de mémoire mais par le tra­vail de mémoire. Ce qui est dif­férent. « La mémoire met le passé au présent et le présent au passé. Elle trou­ve ain­si son équili­bre, et cette bal­ance est peut-être le mou­ve­ment pre­mier du sens » pré­cise le poète. Et si l’usage nor­mal de la langue est de compter et con­ter, écrire revient à fécon­der de l’oubli afin qu’il « vous porte comme la mer ».

L’oubli n’est donc pas une perte mais une mémoire sec­onde. Ecrire représente l’action de jon­gler avec ces deux pos­tu­la­tions. C’est sans doute pourquoi les deux  livres de Noël même s’ils ont un aspect  non fig­u­ratif  sont tou­jours étroite­ment lies au corps. Les textes se con­stituent de lignes jux­ta­posées capa­bles de con­stru­ire pour lui des cou­ver­tures chauf­fantes (des couch­es de neige, des cou­ver­tures nuageuses) et des lignes ser­pen­tines capa­bles capa­ble d’atteindre le tré­fonds de la mai­son de l’être où le loger.

Ces deux livres ouvrent un espace à regarder et à tra­vers­er. Il est pos­si­ble que l’on sente resur­gir la fig­ure même du poète  même s’il n’y a que peu de signes qui l’indiquent avec cer­ti­tude sinon dans l’un des livres le « je » du témoin le plus dis­cret pos­si­ble.  Détaché des formes con­nues ces textes sont lis­i­bles  à la manière dont se lisent les dessins-signes de Sil­via Baech­li :  on suit sim­ple­ment des lignes et on observe jusqu’à se per­dre dans une sorte d’abîme. « Le roman d’un être » le souligne :  « la vie com­mence et l’ignore d’où son pen­chant à l’illusion il faut s’arrêter il faut pénétr­er dans le temps et com­pren­dre que tout va finir et que la fin déter­mine notre exis­tence alors débute ici même un com­mence­ment qui répète l’originel et ne le répète pas puisqu’il con­tient en plus la suite suc­ces­sive des jours il ne s’agit pas de se sou­venir seule­ment de la mort mais de voir devant soi l’ouverture d’une pléni­tude ce n’est pas une échap­pée c’est l’entrée dans la matière même du jour ». Et ce que ce soit en con­tant l’histoire du pein­tre Roman Opal­ka (Le roman d’un être) ou en comp­tant les jours (Le livre de L’Oubli).

Cer­tains devi­en­nent plus lourds ou plus pâles que les autres. Ou ont-ils com­mencé ? Nul ne peut savoir puisque Noël fait sienne l’idée de Michaux : « Au com­mence­ment la répéti­tion ». Dès lors la poésie comme la pein­ture se doit d’avoir la qual­ité d’une bonne danseuse. L’énergie défer­le dans l’espace en dépas­sant le bout des doigts. Ecrire, c’est donc et même lorsqu’il se fait  tard, entr­er en terre incon­nue, se faire espace, explor­er, tra­vailler jusque con­tre les bor­ds du papi­er. C’est aus­si garder un regard dans un camaïeu de noir et de blanc. Noël y apporte beau­coup de rich­es nuances. Elles amè­nent le lecteur à ajouter lui-même des couleurs et à jouer avec la nuit et le jour.

Ajou­tons que Bernard Noël garde tou­jours une fac­ulté d’étonnement peu com­mune. En ce sens, ces deux dernières œuvres se mari­ent aux plus anci­ennes, s’y glis­sent sans se faire remar­quer. Pour­tant elles amè­nent par leur couleur un autre ton comme un nou­v­el instru­ment dans un orchestre. Cha­cun des deux textes emporte  d’un seul coup, sans décrocher. Sur l’étendue neigeuse de chaque page le lecteur n’a plus qu’à ramass­er les tach­es noires d’un paysage de plus en plus dégar­ni — comme ceux d’Opalka.

Il y a chez le poète un silence et une con­cen­tra­tion sem­blables aux dessins de l’artiste. Et comme lui il tra­vaille de mémoire et non de manière pho­tographique. Ecrire c’est com­pléter et omettre.

« Ce qui a été oublié et ce qui sera oublié sont choses sem­blables dans l’oubli.
Et cha­cun de nous porte cette ressem­blance au fond des yeux : dans le trou noir »

pré­cise celui qui a com­pris que toute image est une hybri­da­tion de la mémoire et de l’imaginaire dans le pays natal de l’oubli. Ou ce qu’on prend pour tel. C’est d’ailleurs parce que cer­tains en éprou­vent de manière sub­con­sciente le ver­tige qu’il faut que de la langue en tombe : « cette chute la remet dans la bouche, toute humide de salive périss­able. L’oubli dénonce l’en-soi : il invite à Sortir ».

 

 

 

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