Estelle Fenzi, Le goût des merveilles

Le recueil commence par un appel à l’enfance, vue à travers les contes et une étonnante définition : « Je suis une impossible biche / un désenchantement ». Vite le poème suivant donne la clef : l’enfance est ce temps où l’adulte, ici maman est observé avec ses « épaules rentrées regard baissé », où « le sommeil enfile des gants noirs / pour étouffer les révoltes de la veille ». L’homme fort de cet âge, c’est l’enfant et non l’adulte. Rendu à ce point de lecture, j’interroge distraitement la mienne, qui me confirme cette vérité.

Vient peu après deux vers terribles qui précisent comment finit l’enfance : « Perdre l’éternité / voilà les derniers mots de l’enfance ». Fin du premier poème. Ils sont quatre inscrits dans la table des matières du recueil : Agapes de l’ombre, Nos territoires d’orphelinat, Le goût des merveilles, Petite sœur (Le miroir de glace). Le deuxième m’entraîne écouter les enfants oubliés des contes, les frères et sœur d’Alice ou du petit Poucet. Ils me confient qu’ils n’avaient pas imaginé leur enfance telle des « bouts de verre », qu’ils furent marqués par des blessures qui leur font « confondre la vie / et l’oubli », et ou « ce qu’on entend rugir (…) / c’est la cohorte de nos peurs ». Puis vient à la fin de ce poème où un des enfants nous confie : « Nous avons / sous le préau du crâne / des cris d’hirondelles et des plumes tombées ». Le troisième poème, avec son titre, fait espérer toucher un peu de la merveille qui circule dans l’enfance. Elle logerait dans le récit, dans ce pouvoir singulier de l’enfant de rassembler « la barque du temps / et la rivière tranquille ». Ou encore de faire entendre « une humanité / de mots murmurés // (les plus beaux à entendre). Ou de témoigner de « L’hommage des sources / et des vents souterrains ». Un ton sombre se maintient pourtant dans ces vers, peut-être car malgré cette pierre de touche qu’est le merveilleux, l’enfant garde la prescience du naufrage à venir, même si on peut lui demander ce tour de magie : « Enfance magicienne / compte un deux trois // soleil ».

Estelle Fenzy, Le Goût des merveilles, Editions De Corlevour, 2024, 96 pages, 16 €.

Cette prescience viendrait que malgré ses jeux, ses défis, l’enfant n’ignore rien de la fragilité qu’il porte non pour lui mais pour le monde : « Splendeur et danger / nous sommes / le fragile du monde // et ce frôlement / de la mort dans la vie ». Vient déjà le dernier poème avec ce vers couperet : « Et tout à coup – la nuit ». Le dernier poème s’ouvre dans une forêt immense. L’enfant s’y rassure car « c’est dans le noir les plus belles rencontres. Puisque tout est fragile ». Mais le lecteur que je suis tremble après chaque vers. L’enfant s’enfonce car il « faut marcher longtemps pour trouver ta tanière ». Plus loin, la rivière, l’eau du lac avec ses grands bras prêts pour la noyade. Mais l’enfant survit, « bâton de présent dans le temps qui recule ». Une voix vient à elle, l’invite à se garder simple, à entendre « l’oiseau blotti dans la bouche du monde ». Maintenant viennent les vers qui vont conclure ce hors du temps qu’est l’enfance : « Écorchée tu choisis ta peau de femme ». La voix du poème (est-ce celle de la mère ou celle qui porte en elle l’enfance qu’elle fut ?) lui demande de rester « accrochée à ton âme. En échange, elle n'aura pour elle « que mes naufrages à offrir mais // ce sera méditer ta voix nue ». Me frappe ce rapport au temps si propre à l’enfance. Il me rappelle une notation de Tolstoï dans son journal et retranscrite par Simon Leys dans son merveilleux livre, Le bonheur des petits poissons : « seuls les enfants et les vieillards vivent la vraie vie : les premiers ne sont pas encore soumis à l’illusion du temps, et les seconds s’en dégagent enfin. » En attendant d’être ce parfait vieillard, le recueil d’Estelle Fenzi m’a incité à réinterroger ma propre enfance, ce pays perdu qui forme désormais l’horizon. Je me suis dit qu’elle fut aussi celle-là.

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