Erri De Luca est l’un des plus con­nus par­mi les écrivains ital­iens con­tem­po­rains. Sur le plan lit­téraire, il est romanci­er, poète, exégète de la Bible. Au cours de sa vie, il a été respon­s­able du ser­vice d’ordre du mou­ve­ment de gauche révo­lu­tion­naire Lot­ta Con­tin­ua, ouvri­er chez Fiat, manœu­vre sans qual­i­fi­ca­tion mani­ant le marteau-piqueur, con­voyeur human­i­taire, alpin­iste chevron­né, etc.

Son œuvre et sa vie sont étroite­ment intriquées. En par­ti­c­uli­er, peu avant une mis­sion qu’il veut effectuer en Tan­zanie, en 1983, pour par­ticiper à l’installation d’éoliennes afin d’alimenter en eau des vil­lages de brousse, une Bible lui tombe sous la main, dans un cen­tre de for­ma­tion. Erri De Luca se pas­sionne alors pour l’étude de ce livre qu’il a décou­vert, notam­ment pour l’Ancien Tes­ta­ment. Il apprend l’hébreu, pour étudi­er le texte dans la langue orig­i­nale, en déchiffrant pen­dant une heure, à 5 heures chaque matin de sa vie d’ouvrier qui dur­era encore une quin­zaine d’années, un ver­set de la Bible, manière pour lui de main­tenir sa vie en éveil et de con­tin­uer à s’émerveiller de l’existence et du sens du texte, mais il con­tin­ue à se définir comme un incroy­ant, non pas athée refu­sant Dieu, mais comme un homme sans per­cep­tion d’une tran­scen­dance divine. Chaque soir, depuis cette époque, il écrit des romans auto­bi­ographiques ou des méditations.

Dans ce genre, il pub­lie en 2012 un petit ouvrage pro­posant sa vision très per­son­nelle du per­son­nage de Moïse rap­por­tant les 10 com­man­de­ments don­nés par Dieu, au retour de son ascen­sion du mont Sinaï. Il les martèle de sa voix, et ils se gravent dans la falaise de roche. L’œuvre de Erri De Luca con­naît une forme de pop­u­lar­ité qui remet ain­si ses lecteurs, qu’ils soient croy­ants ou non, au con­tact des textes bibliques par le biais d’une réflex­ion humaniste.

La démarche est assez orig­i­nale en soi, et sérieuse, et tenace, pour que toute per­son­ne qui dis­cerne dans la Bible sa nour­ri­t­ure spir­ituelle et l’écho d’un mes­sage divin s’intéresse à cette quête étrange et fascinée qui se tient en marge de la foi, car son enjeu n’est pas seule­ment d’ordre esthé­tique, il ne s’agit pas de pro­duire de belles inter­pré­ta­tions lit­téraires sans pro­fondeur pro­pre­ment vitale.

L’usurpation des textes bibliques par un incroy­ant, dans la mesure où elle témoigne d’une recherche ressen­tie comme essen­tielle, provoque au dia­logue. Car en tant que telle, en tant que « dis­cours sur Dieu », la théolo­gie d’un incroy­ant défaille néces­saire­ment en quelque point, même s’il s’avance très loin dans l’empathie avec un état d’esprit de la foi. L’exercice con­sis­tant à faire claire­ment le départ entre la ten­sion exac­er­bée d’une imag­i­na­tion qua­si­ment prosé­lyte, can­di­date à cer­tains égards à la con­nais­sance du mys­tère, et la pen­sée des croy­ants s’impose comme une atti­tude salu­taire. Car com­ment refuser avec indif­férence une telle bonne volon­té dans le partage ? Ou com­ment se con­tenter d’une indis­tinc­tion des points de vue, d’une approx­i­ma­tion, fût-elle poé­tique, dans la for­mu­la­tion des émo­tions de la foi ? Bref, Erri De Luca, s’aventurant dans l’exégèse vétérotes­ta­men­taire sous la ban­nière d’un human­isme incroy­ant stim­ule la réponse de la foi, ain­si mise au défi d’affûter, d’affiner ses con­cepts et ses métaphores pour énon­cer exacte­ment la con­science de ses sen­sa­tions face aux hypothès­es d’un ver­tige onirique.

 

Le « vide d’en haut » à défaut de pléni­tude spirituelle

On retient générale­ment de la Bible l’image de Moïse revenant du mont Horeb en ten­ant dans ses mains les tables où la Loi est désor­mais défini­tive­ment gravée. Le texte de l’Ancien Tes­ta­ment n’indique pas alors pré­cisé­ment les modal­ités selon lesquelles les ver­sets ont été inscrits dans la dure matière du monde des hommes[1]. Cette nar­ra­tion demeu­rant ellip­tique, elle réserve un espace ouvert à l’imagination. La solu­tion adop­tée par Erri De Luca est pleine de force. En effet, l’auteur représente pour sa part Moïse scan­dant la let­tre de la Loi, entail­lant de sa voix la paroi du mont Sinaï. L’invention du poète est libre, mais elle est loin d’être insignifi­ante. Car, en l’occurrence, Erri De Luca trans­fère la puis­sance de la voix de Dieu à l’effort démesuré de la parole proférée par le guide des Hébreux qui, s’exprimant, pénètre et mar­que l’intense den­sité de la roche. La voix de Dieu, prise en relais, devient alors une voix humaine, comme si Moïse, alpin­iste de l’absolu, ain­si que plus tard Erri De Luca lui-même, s’était ren­du capa­ble, dans son escalade, d’une con­quête per­son­nelle du sens et des règles essen­tielles de la vie. De fait, pas­sant par la voix de Moïse, les com­man­de­ments sont alors conçus par une intel­li­gence humaine et la voix de Dieu dis­paraît du champ nar­ratif, réper­cutée par l’homme. Dans cette sit­u­a­tion, le poète et le lecteur voient Moïse énon­cer les ter­mes de la Loi, inspiré par on ne sait quelle sorte de tran­scen­dance, peut-être celle du dépasse­ment parox­ys­tique de ses pro­pres fac­ultés, Moïse accom­plis­sant un saut qual­i­tatif dans l’ordre de l’humain. Erri De Luca met ain­si en scène un alpin­iste à la place de Dieu, pro­duisant donc une révéla­tion humaniste.

 

D’ailleurs, dans la poésie de Erri De Luca, le ciel des alpin­istes est « vide ». L’écrivain emploie cet adjec­tif de manière réitérée, comme seul qual­i­fi­catif de l’espace de Dieu : « Un som­met n’est pas une ligne d’arrivée, c’est un bar­rage. Lui, il fai­sait l’expérience du ver­tige qui, en lui, n’était pas un appel du vide vers le bas, mais se pencher sur le vide du haut »[2] ou bien : « À ceux qui lui demandaient ce qu’il avait vu, enten­du, si par hasard le ciel était plus proche, il répondait non, qu’il était plus vide »[3]. Le terme est à peu près syn­onyme de « néant ». Il appar­tient en tout cas à un vocab­u­laire matéri­al­iste. Erri De Luca, évo­quant par la sym­bol­ique du ciel l’espace de Dieu, n’imagine donc pas une qua­trième dimen­sion, un autre mode d’être, une pléni­tude d’un autre ordre que celle des caté­gories de la physique.

Cette représen­ta­tion est con­fir­mée par l’occurrence de la notion de désert, soulig­nant l’idée de vacuité : « Des som­mets, il descendait bre­douil­lant la let­tre ini­tiale, le b de bemid­bàr, à l’intérieur du désert »[4]. Moïse, l’alpiniste de Erri De Luca, cherche à repér­er la présence de Dieu à tra­vers les formes ou les sub­stances con­nues des sen­sa­tions humaines et il ne perçoit que du vide.

 

La synesthésie à défaut d’Esprit

Le poète cherche cepen­dant à ren­dre compte du sen­ti­ment du divin éprou­vé par les Hébreux enten­dant les com­man­de­ments proclamés par Moïse et les voy­ant s’inscrire sur la paroi de roche. Le procédé employé con­siste à sug­gér­er cette sen­sa­tion indi­ci­ble, par la con­fu­sion, la fusion de cer­tains ou de tous les sens humains au ser­vice de la per­cep­tion, une synesthésie par­tielle ou totale : « Ils fix­aient tous la roche, éber­lués de ne pou­voir dis­tinguer la voix des mots écrits. Vue et ouïe étaient un seul sens rece­vant »[5]. De même : « Dans leurs sens réu­nis cir­cu­lait la man­i­fes­ta­tion physique de la divinité »[6]. Lit­téraire­ment, l’idée est intéres­sante, car elle représente le sai­sisse­ment com­plet et non maîtris­able de l’être par la révéla­tion de Dieu. Et cepen­dant, elle situe encore le phénomène sur le plan des sen­sa­tions physiques, sans imag­in­er que l’homme, en com­mu­nion avec un divin tran­scen­dant, puisse dis­pos­er d’autres sens, d’un six­ième sens, pour le percevoir.

« Dans tous leurs sens réu­nis », écrit le poète, ten­du à la recherche de la sen­sa­tion et de l’être de Dieu. Les croy­ants peu­vent iden­ti­fi­er quant à eux cet état à une man­i­fes­ta­tion de l’Esprit en eux, à un éveil de leur esprit.

 

Une voix des orig­ines, et non pas du mystère

Dans le même ordre d’idées, une très belle évo­ca­tion poé­tique de l’avènement de la lumière dans l’univers demeure, mal­gré tout étrangère à une approche spir­ituelle des mys­tères de la créa­tion : « L’univers four­mil­la d’étincelles. Puis ces paroles avaient appelé le monde à se faire, pen­dant les six jours de la créa­tion. C’était une matière sor­tie de la voix de la divinité, c’était une sub­stance de beauté parce qu’elle avait jail­li de paroles »[7]. Le réc­it biblique des orig­ines est asyn­dé­tique : « Dieu dit : ‘Que la Lumière soit’ et la lumière fut ». Il ne rend nulle­ment compte des ten­ants et des aboutis­sants, il ne pré­cise pas les mécan­ismes, mais il installe une solu­tion de con­ti­nu­ité, ou un par­al­lélisme dont aucune logique ne comble les inter­valles. Erri De Luca lui sub­stitue pour sa part une expli­ca­tion faisant inter­venir des mécan­ismes de cause à effet. Car dans sa représen­ta­tion, la Voix pro­duit la lumière. Dans le texte biblique, la struc­ture libre de la phrase indique bien une effi­cience de la Parole, mais non pas néces­saire­ment une fonc­tion per­for­ma­tive. La logique est plus sub­tile et plus mys­térieuse. Elle préserve en effet l’idée de moyens incon­nus appar­tenant à Dieu. Dans la Genèse, Dieu par­le et crée. Ce n’est pas la voix, comme out­il, qui crée. Il n’y a pas de matéri­al­i­sa­tion de la cause, aus­si min­ime soit-elle. D’ailleurs, en hébreu, dabar, le mot et la réal­ité cor­re­spon­dante ne font qu’un. L’un n’est donc pas à l’origine de l’autre. Il n’y a pas d’engendrement de l’un par l’autre. La seule ini­tia­tive créa­trice revient à Dieu qui simul­tané­ment par­le et crée, selon deux modal­ités inimag­in­ables d’une même action.

En somme, Erri De Luca ne renonce pas à citer des inter­mé­di­aires entre Dieu et sa créa­tion : notam­ment, la Voix divine, qu’il den­si­fie comme un matéri­au, ou bien Moïse, ou encore des per­cep­tions d’ordre physique… Il pra­tique ain­si un tra­vail de poète fab­ri­quant des images là où le réc­it biblique ménage des ellipses nar­ra­tives et installe des abîmes de mys­tère ouverts à des fac­ultés incon­nues, spirituelles.

 

La psy­cholo­gie, face au Souf­fle de la foi

La vision human­iste de Erri De Luca réduit aus­si la per­spec­tive religieuse à laque­lle il s’intéresse, en rap­por­tant les réac­tions de la con­science, humaine ou divine, telles qu’il les imag­ine, exclu­sive­ment à la caté­gorie de la psy­ché et non pas à celle du souf­fle de l’esprit, ce pneu­ma qui par­ticipe néces­saire­ment à l’élaboration d’une anthro­polo­gie juive ou chré­ti­enne. Ain­si, du point de vue de la foi, il fait entr­er dans son œuvre des inter­pré­ta­tions orig­i­nales et per­son­nelles de cer­tains épisodes bibliques en les éclairant indû­ment sous le jour d’une analyse ou de critères psy­chologiques, là où un croy­ant ten­terait de préserv­er une dimen­sion spir­ituelle, seule capa­ble, à ses yeux, de ren­dre compte de la grandeur de Dieu ou de la con­di­tion des hommes.

Le décalage est par­ti­c­ulière­ment notable à pro­pos du com­men­taire que Aaron, le frère de Moïse fait, dans Et il dit, du pre­mier arti­cle de foi fon­dant et définis­sant le judaïsme : « Dieu est un ». Erri De Luca human­ise la représen­ta­tion en inter­pré­tant cette idée d’unicité et d’unité comme un effet d’individuation qui enfer­merait Dieu dans sa soli­tude : « Nous répé­tons que notre Adonài est Un, mais aus­si qu’il est seul. Nous apaisons la tristesse de sa soli­tude […]. La divinité […] s’est révélée à nous par désir de com­pag­nie. Elle est seule sans fin et veut que nous le lui rap­pe­lions. […] Dire qu’elle est une n’est pas un acte de foi mais de partage de sa soli­tude »[8]. Ce tableau qui sug­gère l’isolement de Dieu pris­on­nier de sa nature tran­scen­dante a quelques car­ac­téris­tiques roman­tiques. Il sert une pen­sée de la voca­tion supérieure et héroïque de l’homme, appelé à se dépass­er pour récon­forter Dieu. Dans un raison­nement de la foi l’unité et l’unicité de Dieu impliquent la par­tic­i­pa­tion de son essence à tous les aspects de sa créa­tion, y com­pris à la nature de l’homme. Dans ce cas, la sit­u­a­tion qui réalise l’accomplissement de l’humain est celle d’une sym­biose spir­ituelle et non pas celle d’un effort psy­chologique val­orisant la ver­tu morale des hommes.

 

Un autre exem­ple illus­tre indis­cutable­ment la propen­sion psy­chol­o­gisante du nar­ra­teur. En effet, Erri De Luca brode aus­si sur le canevas biblique en inven­tant la psy­cholo­gie d’Isaac con­duit sur le mont Mori­ah pour le sac­ri­fice, tan­dis que l’Écriture fait alors l’économie de cette dimen­sion nar­ra­tive. L’auteur de Et il dit met en scène un per­son­nage généreux, aimant, décidé à servir et à sec­on­der la foi incon­di­tion­nelle de son père par son courage per­son­nel et par son abné­ga­tion sans révolte : « Isaac sait que son père répond ‘Hin­nèni’ aux appels. Et alors il se refuse, s’interdit toute défail­lance, fuite, pas en arrière loin du som­maire autel. Nulle con­ces­sion à l’instinct de survie, à un geste de légitime défense : car il aurait déval­ué et dis­crédité l’hin­nèni de son père »[9]. Cette inter­ven­tion dans l’écriture biblique glo­ri­fie la nature humaine et elle a de forts effets émou­vants. Pour­tant, sur le plan de la pen­sée religieuse, elle affaib­lit la portée de l’obéissance d’Abraham face à son Dieu. En effet, dans l’œuvre de Erri De Luca, Isaac devient lit­téraire­ment sol­idaire de l’acte de son père. Mais ain­si, le car­ac­tère absolu de cette foi qui appa­raît à tra­vers l’acquiescement, infin­i­ment douloureux et révoltant, à l’idée de l’infanticide, se dilue et se gal­vaude ou se banalise dans un partage d’héroïsme à portée de l’humain : « Où et quand souri­ra-t-il celui qui fut ain­si appelé ? Sur le mont Mori­ah, tan­dis qu’il traçait la route devant son père »[10]. Dans l’écriture de la foi, il est per­ti­nent qu’Isaac ne man­i­feste surtout pas avec de bonne volon­té. En effet, la foi d’Abraham ne saurait être édi­fi­ante que si elle se situe en dehors des normes humaines, comme un souf­fle atro­ce­ment, for­mi­da­ble­ment, excep­tion­nelle­ment tran­scen­dant. Cette foi du patri­arche, à couper le souf­fle, évoque un infi­ni d’énergie, au con­tact de la sen­sa­tion du divin.

Elle ne s’explique pas et ne se jus­ti­fie pas par la valeur et la ver­tu des hommes. Le réc­it biblique est amorale­ment sym­bol­ique d’une foi infinie. S’il faut imag­in­er lit­téraire­ment les réac­tions et la psy­cholo­gie d’Isaac, l’interprétation de Kierkegaard va plus loin sur le chemin de la spir­i­tu­al­ité que celle de Erri De Luca : « Abra­ham rel­e­va l’enfant, le prit par la main et mar­cha ; sa voix exhor­tait et con­so­lait. Mais Isaac ne pou­vait le com­pren­dre. Abra­ham grav­it la mon­tagne, mais Isaac ne pou­vait le com­pren­dre. Alors Abra­ham détour­na un instant le regard de son fils, et lorsque Isaac, pour la sec­onde fois, vit le vis­age de son père, il le trou­va changé parce que le regard était som­bre, sauvage, et la fig­ure, elle, hor­ri­ble. Il saisit Isaac à la poitrine, le jeta par terre et dit : « Sot ! Crois-tu donc que je suis ton père ? Je suis un idol­âtre. Tu crois que j’obéis aux ordres de Dieu ? Non ! Ce n’est jamais qu’un caprice ! » Alors Isaac trem­bla et, dans son angoisse, cria : « Dieu du ciel, aie pitié de moi ! Dieu d’Abraham, aie pitié de moi, sois mon père, je n’en ai point d’autre sur la terre ! » Mais Abra­ham répé­tait à voix basse : « Dieu du ciel, je te rends grâce ; mieux vaut qu’il me croie un mon­stre plutôt qu’il ne perde la foi en Toi »[11]. Le théolo­gien danois représente « la mon­stru­osité » de la foi d’Abraham, la réac­tion d’un « mon­stre » dont la psy­ché n’est donc pas humaine. Il dénonce par con­séquent la psy­cholo­gie comme inadéquate pour abor­der les ques­tions de la foi.

 

L’idéologie en lieu et place de théologie

Cer­taines inter­pré­ta­tions de la Bible pro­duites par Erri De Luca appar­ti­en­nent non seule­ment à un incroy­ant, mais à un poète quelque peu de mau­vaise foi. Elles accom­mod­ent en effet le sens du texte à une idéolo­gie con­tem­po­raine et per­son­nelle prô­nant un esprit de con­quête bien vu de la moder­nité. Ain­si, à pro­pos du geste trans­gresseur d’Ève dans le jardin d’Éden, l’écrivain évoque « l’irruption de la con­nais­sance, qui n’est jamais un tort », ajoutant : « L’ignorance est un tort »[12].

De la sorte, il com­prend l’épisode de la cueil­lette par la pre­mière femme du fruit de la con­nais­sance du bien et du mal comme un pro­grès de la con­di­tion humaine. Il s’inscrit alors délibéré­ment à con­tre-courant par rap­port à la tra­di­tion judéo-chré­ti­enne. Ses images sont séduisantes : « Ève, Havà, fait le bon geste, du bas vers le haut, en cueil­lant le fruit de la con­nais­sance. Une loi opposée à celle de la grav­ité soule­vait son bras vers le haut. Dans la nature, mis à part l’attraction ter­restre, il existe une attrac­tion inverse, qu’il faut appel­er céleste »[13]. En ver­tu de ce tal­ent lit­téraire, elles pré­ten­dent dis­qual­i­fi­er la vision religieuse du péché orig­inel, présen­tée comme archaïque, moral­isante, castratrice.

En fait, dans un sens théologique, c’est plutôt ce geste d’Ève qui, en étab­lis­sant non pas n’importe quelle con­nais­sance, mais la capac­ité de dis­tinguer entre le bien et le mal, ini­tie les êtres humains à une morale. L’exégèse de Josy Eisen­berg et Armand Abé­cas­sis définit cette ini­tia­tive comme l’entrée dans une com­préhen­sion de la Loi, de la Torah[14]. Par ailleurs, le com­men­taire de la Genèse élaboré par Luther tirait les mêmes con­séquences de cet épisode sym­bol­ique : « Cette his­toire est donc en quelque sorte une illus­tra­tion de la déc­la­ra­tion de Paul : ‘C’est par la Loi qu’est la con­nais­sance du péché’ »[15]. L’interprétation judéo-chré­ti­enne est donc à la recherche, elle aus­si, d’une pen­sée libéra­trice, dans une per­spec­tive exal­tante de con­quête du bon­heur pour l’humanité. Mais l’orientation de la réflex­ion est évidem­ment rad­i­cale­ment opposée à celle de Erri De Luca : « Pour Adam, la nature de la rai­son et de la volon­té con­sis­tait à con­naître Dieu, à se con­fi­er en Dieu, à crain­dre Dieu »[16]. Là aus­si, l’ambition con­siste en une volon­té de par­venir à la con­nais­sance. Là aus­si, la con­nais­sance est val­orisée et « l’ignorance a tou­jours tort ». Mais, selon cet épisode biblique, la con­nais­sance de Dieu se dérobe à qui s’empare de la con­nais­sance du bien et du mal. Il y a donc un choix à faire, non pas entre la con­nais­sance et l’ignorance, mais entre une con­nais­sance d’ordre spir­ituel et l’apprentissage finale­ment peu engageant d’une morale quotidienne !

La lec­ture de Erri De Luca procède volon­taire­ment à con­tre­sens du texte biblique : « Ce fut la pre­mière décou­verte de la con­nais­sance, encore privée de la dis­tinc­tion du bien et du mal. Cette pre­mière nuit fleu­rait bon la créa­tion éteinte. L’amour accélérait l’expérience, faisant tout arriv­er en une nuit. Et quelle nuit, cette pre­mière-là : ils navaient pas été enfants, l’amour fut le pre­mier de leurs jeux »[17]. Le style est déli­cieux : « Ain­si naquit, par un joyeux hasard, le pre­mier bais­er »[18]. Mais celui de Luther, par exem­ple, ne l’est pas moins, à sa manière, et il n’est certes pas plus prude : « Ain­si l’homme ne com­prend-il pas que c’est le péché qui a fait per­dre son hon­neur à la nudité. Lorsque Adam et Ève s’avançaient ain­si dans le jardin, leur nudité était la plus belle des parures à la face de Dieu et de toute la créa­tion. Mais main­tenant que le péché est sur­venu, nous dérobons notre nudité à la vue des hommes et nous en sommes nous-mêmes gênés[…]. Or, cette pudeur atteste que le cœur a per­du l’assurance devant Dieu, que les hommes avaient au temps de la pre­mière nudité »[19]. Vis­i­ble­ment, la spir­i­tu­al­ité n’a rien à voir avec le moral­isme, ni avec l’obscurantisme.

 

« Tu ne tueras pas »

Cer­taines pages de Erri De Luca, très inven­tives et per­son­nelles, se fondent cepen­dant sur les principes d’un human­isme, voire d’une spir­i­tu­al­ité sans com­pro­mis. Ain­si, lorsqu’il com­mente le com­man­de­ment : « Tu ne tueras point », le poète imag­ine un effet de fausse pré­mo­ni­tion lit­téraire et il explicite cette pre­scrip­tion en l’illustrant de la parabole évangélique de la femme adultère : « ‘Tu ne tueras pas.’ Même si la loi le prévoit. Pour les présents, le verbe mis au futur fit l’effet d’une brèche dans l’avenir, ils entre­virent une his­toire racon­tée par un de leurs descen­dants. Ils virent une foule con­duisant dans les rues d’une grande ville une femme qu’on devait lapi­der, une adultère »[20]. Dans la suite du texte, Erri De Luca intro­duit une évo­ca­tion de Jésus-Christ, rare dans Et il dit, délivrant comme quin­tes­sence de son mes­sage cette invi­ta­tion réitérée : « Tu ne tueras pas ». La représen­ta­tion est astu­cieuse et éclairée : « Il écrit sur la pous­sière du sol : pourquoi ? C’est peut-être same­di ? Les choses inter­dites du same­di com­pren­nent aus­si l’écriture, mais elle est autorisée sur la pous­sière ou le sable. L’étranger accom­plit un geste per­mis un jour de fête. Mais ce ne peut être un same­di, on ne prononce aucun juge­ment et on n’exécute aucune con­damna­tion le jour de Shab­bàt. C’est pré­cisé­ment ce qu’il leur dit : quand il s’agit de con­damna­tion à mort, tous les jours se trans­for­ment en shab­bàt »[21]. En l’occurrence, Erri De Luca met l’ingéniosité et l’intelligence de ses com­men­taires pro­pre­ment tal­mudiques au ser­vice d’un sen­ti­ment rad­i­cal du prix infi­ni de la vie, ce qui, du point de vue de la foi, représente la meilleure preuve d’un respect absolu de Dieu. Son human­isme entre en tout cas en rap­port avec le sens du sacré et il n’est pas indif­férent, insignifi­ant ou anodin qu’il s’appuie, pour affirmer ses principes, sur une dou­ble tra­di­tion religieuse[22].

 

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En reprenant cette étude après quelques jours d’interruption et d’oubli, je me suis éton­née de l’avoir inti­t­ulée « Erri De Luca et la poésie des dix com­man­de­ments de Moïse », puisque théologique­ment, ces Paroles éma­nent de Dieu. Puis j’ai res­saisi mon idée ini­tiale : Erri De Luca dépeint la proféra­tion des arti­cles de la Loi par Moïse et leur inscrip­tion dans la roche, au son de sa voix. À un cer­tain niveau, dans les représen­ta­tions du poète, cette con­quête du sens tran­scen­dant de la vie a surtout les car­ac­téris­tiques d’un effort surhu­main pro­duit par une intel­li­gence rationnelle.

Cer­tains aspects du texte sont donc infidèles à une com­préhen­sion théologique des Écri­t­ures bibliques, infidèles quelque­fois jusqu’à la trahi­son dés­in­volte, au nom des charmes de l’esthétique. C’est le droit d’un incroy­ant qui, dans la note mar­ginale faisant suite à Et il dit, fait le point sur sa posi­tion et s’empare d’un sty­lo comme planche de salut : « Je partage le voy­age du judaïsme, pas l’arrivée. […] Je m’arrêterai avant une terre promise. Mais le verbe qui va avec la promesse est beau : main­tenir, tenir par la main. Les miennes sont occupées par un cahi­er d’écriture »[23].

Comme une main ten­due, il doit être per­mis aus­si de soulign­er, sur son « cahi­er d’écriture », les ter­mes par lesquels, dans son ascen­sion spir­ituelle, sa poésie s’écarte néces­saire­ment, à son insu, de la com­préhen­sion des croyants.

 


[1] Le livre de l’Exode hésite entre deux ver­sions de cet épisode : il com­mence en effet par mon­tr­er Moïse trans­met­tant orale­ment à son peu­ple les com­man­de­ments de Dieu avant de les tran­scrire (24, 3–4), puis il pro­pose un autre réc­it selon lequel Moïse reçoit les tables gravées du doigt de Dieu (32, 15–16).

[2] Et il dit, p. 12.

[3] Et il dit, p. 14.

[4] Et il dit, p. 17.

[5] Et il dit, p. 39.

[6] Et il dit, p. 44.

[7] Et il dit, p. 57.

[8] Et il dit, p. 33–34.

[9] Et il dit, p. 67. Hin­nèni sig­ni­fie «Me voici », en hébreu.

[10] Et il dit, p. 68.

[11] Crainte et Trem­ble­ment, Paris, Rivages/Poche, 2000, p. 47–48.

[12] Et il dit, p. 50.

[13] Et il dit, p. 49.

[14] À Bible ouverte, Paris, Albin Michel, 2004, p. 309–310.

[15] Oeu­vres / Mar­tin Luther. 17, Com­men­taire du livre de la Genèse, Genève, Labor et Fides, 1977, p. 151 (chap. 3, v. 7).

[16] Cf. Luther, op. cit., p. 152.

[17] Et il dit, p. 59.

[18] Et il dit, p. 60.

[19] Op. cit., p. 152–153.

[20] Et il dit, p. 71.

[21] Et il dit, p. 72.

[22] Dans une réflex­ion à la croisée entre philoso­phie et théolo­gie, P.-A. Stuc­ki établit une démon­stra­tion visant à prou­ver qu’en dernière analyse, le prix attribué à la vie d’un humain repose néces­saire­ment sur l’idée qu’il est une créa­tion divine (cf. Le protes­tantisme et la philoso­phie. La croisée des chemins, Genève, Labor et Fides, 1999).

[23] Et il dit. — En marge du campe­ment, p. 102.

 

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