Éternel recommencement ou histoire croisée ? Les paradoxes du postmodernisme américain

 

 À l’aube du 20e siècle, ils sont tous au rendez-vous en Europe: Apollinaire, Dada, les Expressionistes allemands, les futuristes italiens, l’écriture automatique. Un courant qui prend ses assises en contrepied de la surabondance de l’avant-guerre et de la crise d’identité européenne et qui continue dans un continent mis à feu et à sang par la première guerre mondiale. Dans les années 1950, après la folie meurtrière de la seconde guerre mondiale, on assiste aux États-Unis à un rejet semblable des règles et des conventions. C’est le mouvement artistique et littéraire de New York des années 1950 et 1960 connu sous le nom d’École de New York (The New York School). L’avant-garde gauchiste qui va à rebrousse-poil du bien-penser et du bien-vivre américain symbolisé par la série télévisée Leave It To Beaver, rencontre la philosophie critique européenne de l’entre-deux guerres. L’influence européenne refleurit dans le Nouveau Monde cinquante ans après avoir révolutionné l’Europe.

 

En fait, l’Amérique n’est pas en retard sur la vieille Europe. Cette perception s’efface vite devant la fascinante histoire d’une influence croisée qui révèle le rôle important joué par une institution de tout premier plan. New York se distingue très tôt par son besoin de respirer la liberté intellectuelle. En 1919, est créée la Nouvelle École de Recherches Sociales (New School for Social Research) en réponse au licenciement de plusieurs professeurs de Columbia University pour refus de signer le serment patriotique lors de l’entrée en guerre des États-Unis voici exactement un siècle. Comme le montrent les travaux historiques de Charles A. Beard et de sa femme Mary ainsi que les séminaires enseignés par l’économiste britannique Harold Laski, l’engagement civique et la volonté de réforme des fondateurs font de cette nouvelle université la première à porter un regard marxiste, internationaliste, et pacifiste, sur la société et la culture américaines.

 

Cet engagement se double dès l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933 par la création de l‘Université En Exil au sein même de la Nouvelle École de Recherches Sociales. Elle accueille les intellectuels émigrés des dictatures européennes, en majorité allemands et italiens, notamment l’écrivain Thomas Mann qui lui donne son motto, “À l’esprit vivant.” Parmi les intellectuels allemands, il faut citer le psychologue Max Wertheimer, le philosophe Hans Jonas, et l’anthropologue Leo Strauss, ainsi que les réfugiés de l’Institut de Recherche Sociale (mieux connu sous le nom d’École de Francfort) fondé en 1923, tels la politologue Hannah Arendt, le psychanalyste Erich Fromm, et le philosophe Herbert Marcuse.

 

Enfin, en 1940, est créée l’École Libre des Hautes Études, recueillie elle aussi par la Nouvelle École de Recherches Sociales. Elle introduit l’influence française à travers les philosophes Jacques Maritain et Jean Wahl, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, et le linguiste Roman Jakobson. New York rassemble donc l’avant-garde européenne en matière de recherche sociale et lui permet de continuer un travail menacé par la guerre. C’est ensuite grâce aux États Unis que l’Europe redécouvrira son héritage après 1945, après un double transplant. Les trois institutions d’inspiration européenne et leur matrice américaine sont marquées par les ruptures de deux guerres mondiales et les failles culturelles que ces dernières engendrent. Elles sont également marquées par la Grande Dépression du début des années 1930. Impossible ici de ne pas reconnaître la dette intellectuelle dûe à Walter Benjamin qui, lui, ne survit pas à l’invasion allemande.

 

Le bilan historique de la première moitié du 20e siècle provoque une interrogation sur le devoir d’engagement des intellectuels, sur la notion de progrès et les mécanismes du pouvoir. Les destructions multiples de cette époque, paradoxalement, rendent possible la reconstruction. Une fois débusqué le masque de la logique et de la raison, l’irrationnel reprend ses droits. Seul compte le présent qui doit être reconstruit hors des anciennes normes. C’est donc dans une déconstruction en profondeur que se trouve la source du post-modernisme. Déconstruction des valeurs et des modes de pensée, mais surtout déconstruction des disciplines intellectuelles, artistiques, et culturelles, redéfinies dans la perspective de leur relation les unes aux autres et à la société. Car, comme tout fait culturel est désormais un discours, ce dernier se reforme avec un nouveau langage et une nouvelle politique. Au bout de la destruction, on retrouve l’humain et l’humanisme à la place d’honneur de ce nouveau système. Car, même s’ils se défendent d’adopter un système, les post-modernistes de la Nouvelle École de Recherches Sociales en construisent un.

 

Dans un terreau si fécond, l’interdisciplinarité est de règle; les sciences sociales sont vues sous l’angle de leurs contributions culturelles et les créations culturelles sous l’angle de leurs contributions sociales. Le principe de l’enseignement de la Nouvelle École de Recherches Sociales est un programme libre d’études graduées bâti autour de séminaires. C’est dans cette structure que se trouve le creuset qui renouvelle tous les paradigmes touchant aux sciences humaines. Les intellectuels liés à la Nouvelle École de Recherches pratiquent tous plus d’une discipline. John Cage est peintre et compositeur, Theodor W. Adorno, philosophe, sociologue et compositeur; les intérêts du philosophe Jacques Maritain s’étendent à l’esthétique, la philosophie de la science, la théorie politique, la métaphysique, la liturgie, l’ecclésiologie, et les théories de l’enseignement. L’important, comme le dit le peintre Robert Motherwell, est de cultiver un sens du présent et d’affirmer la liberté de travailler hors des traditions.

 

La Nouvelle École de Recherches Sociales est donc une pépinière de théories et d’applications en sciences sociales et politiques mariées à une culture activiste oeuvrant pour le changement social. La charnière entre toutes ces activités est fournie par les photographes rattachés à l’École et dont les activités couvrent presque trente ans, de 1936 à 1963. S’élevant contre les systèmes de pensée mais respectant les valeurs humanistes, ces photographes utilisent les techniques du journalisme documentaire. Leur méthode: l’iconoclasme méthodologique. Leur mot d’ordre: dépasser. Presque tous formés à la peinture, ils choisissent délibérément la photographie et le film noir pour représenter le moment présent, pris sur le vif. Ils sont également marqués par le project de la U.S. Farm Security Administration qui envoie de nombreux photographes documenter les effets de la Grande Dépression au coeur de l’Amérique rurale. Après 1945, leur inspiration vient de Walker Evans, éditeur de la revue “Fortune” et d’Henri Cartier-Bresson. En 1959 paraît Observations, un texte de Truman Capote autour de photos d’Alexey Brodovitch, mentor des jeunes photographes, qui les pousse vers les démarches de la peinture d’action et souligne leur approche interdisciplinaire.

 

C’est après 1945 que les fondements théoriques, les formations techniques, et les applications sociales de la Nouvelle École de Recherches Sociales deviennent essentiels aux jeunes peintres, poètes, danseurs, photographes, et dramaturgistes, et particulièrement à ceux qui s’apprêtent à former l’École de New York. Situés au coeur de Greenwich Village, les bâtiments de l’université sont dans leur architecture même une forte affirmation de l’engagement social de la culture et des arts. Tout d’abord, théâtre, cinéma, et danse, soit les performing arts. Entre 1940 et 1949, l’université héberge le “Dramatic Workshop” fondé par Elia Kazan. De nombreux régisseurs et acteurs y sont formés: Eliz Kazan, Stella Adler, Beatrice Arthur, Harry Belafonte, Marlon Brando, Tony Curtis, Shelley Winters. Marlon Brando se souvient y avoir rencontré une influence culturelle juive européenne d’une intensité inégalée. La danse occupe une place importante de 1950 à 1970, avec une pointe en 1962-1964. Ce mouvement allie performance, choréographies radicales, musique d’avant-garde (notamment de Robert Dunn, un élève de John Cage), et collaboration avec les artistes visuels. C’est au groupe du Judson Dance Theater, proche lui aussi de l’université, que l’on doit ainsi la naissance de la choréographie post-moderne.

 

Au début des années 1950, la littérature se fait remarquer. Le dramaturgiste Tennessee Williams fait son apprentissage à la Nouvelle École de Recherches Sociales. Jack Kerouac de la Beat Generation y passe un semestre. La musique n’est pas oubliée. En 1950, John Cage, Morton Feldman, Earle Brown, et Christian Wolff y enseignent; dans les années 1960, ils développent leurs théories en parallèle avec le groupe international et interdisciplinaire “Fluxus.” L’université commence à collectionner les oeuvres d’art en 1960, et aujourd’hui possède plus de 1800 oeuvres de l’après-guerre, dont celles de Andy Warhol, Kara Walker, Richard Serra, Sol LeWitt, et Thomas Hart Benton; plusieurs fresques de Jose Clemente Orozco décorent l’université. Ce dynamisme artistique conduit à la création du Vera List Center for Art and Politics qui inaugure en 1986 une série de colloques annuels et devient en 1992 la première institution à offrir un programme d’études féministes. Aujourd’hui, le Vera List Center rassemble dix mille étudiants dans toutes les disciplines des sciences sociales, des humanités, et de l’art, y compris l’architecture et la danse.

 

L’École de New York est un groupe informel de poètes, danseurs, peintres et musiciens venus pour la plupart de Harvard, soudé au coeur de la ville de New York dans les années 1950 et 1960 en une nébuleuse qui frôle les autres groupes expérimentaux de l’époque. Ainsi les peintres Jasper Johns et Robert Rauschenberg sont-ils liés au mouvement des peintres expressionistes abstraits, au mouvement Néo-Dada, et au Pop-Art. Les artistes de l’École de New York doivent beaucoup à la Nouvelle École de Recherches Sociales. La collaboration entre les différents arts tant prônée par la Nouvelle École de Recherches Sociales est importante pour eux. Grâce à Frank O’Hara, curateur au Museum of Modern Art (MOMA), poètes et peintres collaborent. Larry Rivers, Kenneth Koch, John Ashbery, et James Schuyler, collaborent également à différentes oeuvres. Une amitié profonde lie Koch, O’Hara, Schuyler, et Ashbery.

 

En termes d’inspiration, les artistes de l’École de New York sont également sous l’influence de la Nouvelle École de Recherches Sociales. Qu’il s’agisse d’improvisations théâtrales, de musique expérimentale, de peinture d’action, ou d’écriture spontanée, les créations de l’École de New York sont caractérisées par le mouvement et la liberté. Les critiques mentionnent leur côté blagueur qu’ils empruntent aux artistes dada, leur spontanéité révélatrice de l’inconscient qu’ils empruntent aux Surréalistes, ainsi que leur caractère ludique qu’ils empruntent au jazz. En poésie, ils favorisent les images, montrant leur héritage expressioniste augmenté de Guillaume Apollinaire, Pierre Reverdy, Henri Michaux et Raymond Roussel. En peinture, ils tirent leur inspiration des peintres expressionistes abstraits tels Jackson Pollock, Willem de Kooning, Franz Kline, et Mark Rothko. Ce mouvement essentiellement cosmopolite marque profondément son époque et résonne de part et d’autre de l’Atlantique. L’attachement de l’École de New York au Surréalisme et ses affinités tant avec les valeurs de la Génération Beat qu’avec celles des existentialistes européens montrent qu’ils forment un pont entre le passé et le futur, l’ancien continent et le nouveau. Ils se nourrissent des riches échanges culturels entre l’Europe et les Etats-Unis cultivés par la Nouvelle École de Recherches Sociales.

 

Que reste-t-il aujourd’hui de L’École de New York? Le devant de la scène publicitaire fut très vite accaparé par Alan Ginsberg, avant-gardiste des années 1950. Moins flamboyante, l’École de New York cultivait la créativité. Aujourd’hui, ses peintres sont exposés de temps en temps à New York, notamment par les galeries Anita Shapolsky, Tibor de Nagy, ou Stable. Ses poètes sont à redécouvrir; pour le public français, le dossier ci-dessous est une découverte totale. Tout comme certaines oeuvres de Walter Benjamin ont attendu leur traduction anglaise pendant plus de soixante-dix ans, les poètes présentés dans ce dossier ont attendu plus de cinquante ans pour une première traduction française. Les femmes, telles Barbara Guest, Alice Notley, ou Anne Waldman, restent entièrement à découvrir. Il est temps de redonner son identité à ce groupe artistique et, avec elle, sa juste place dans l’Histoire.