«… car il avait l’impression qu’il se cachait, par extraordinaire,
quelque part un mot juste. »

Samuel Beck­ett

1. à Thar­ros où le vent se lève

Je com­mence à la page que je préfère. Chance, c’en est une qui se ter­mine bien (encore que). Cer­taine­ment Éti­enne Fau­re n’use guère de hap­py end. Tête en bas, oui, mais vu d’en-dessous. Ça n’empêche pas de voy­ager. Par avion, dans les escaliers de l’amour, et même, dans le passé. Ça ne mange pas de pain / les sou­venirs : derniers mots du livre. Un grand-père mort à la guerre – peut-être. L’autobiographie non plus n’est pas le pre­mier souci de l’auteur, même si (à ma con­nais­sance) il n’avait jamais jusque-là employé la pre­mière per­son­ne du sin­guli­er. 

En qua­tre ou cinq occur­rences : il ne faut pas exagér­er. Et la deux­ième per­son­ne, un peu moins : Tous les vête­ments que tu por­tas, la mémoire / depuis l’enfance n’en peut mais… Fauss­es pistes ? Qu’importe. On se laisse entraîn­er. Les poèmes s’imposent, un à un, et d’abord dans l’ordre, choisi, où l’auteur les a dis­posés, par la pré­ci­sion de ce qu’ils décrivent, par cette atten­tion minu­tieuse, réjouis­sante, à la matéri­al­ité des choses, au réel et au réel encore (dont le rêve, le sou­venir font par­tie) : le plus sou­vent en une seule phrase dess­inée d’un trait, on dirait même lancée, avec des brisures de rythme pour arrêter, dérouter le regard, un instant sus­pendre la res­pi­ra­tion ; et le lecteur revient deux lignes plus haut et recom­mence, parce que, ah oui, cela chante. Le vent se lève avec la pluie dans les ruines d’un tem­ple antique. Il y a là quelque chose de ner­va­lien, me dis­ais-je. Je me trompe peut-être. Pourquoi des références ? C’est qu’on n’est pas seul, quand on écrit : les autres écrivains sont là aus­si. On écrit pour être une part de la con­ver­sa­tion. Un pas­sage de relais. (…) sans répit ni repos, / des blocs de lave refroi­die / assom­bris sous la pluie font leur âge, / où les piliers pâles, détachés tout à l’heure / impuné­ment dans le bleu fixe, / lèvent à présent au ciel comme au soleil / punique leur ossa­t­ure, rap­pels / de bras ten­dus, geste ancien que le vent / érode.

Eti­enne Fau­re, Tête en bas, Gal­li­mard, NRF, Paris.

2. extrait sécu­laire des blés

Éti­enne Fau­re aime à ordon­ner ses textes en ce qu’il appelle des ensem­bles, bien sûr ouverts à une lec­ture trans­ver­sale. On pour­rait désign­er le thème du sol – ce qu’il y a là, sous nos pas, sous nos yeux, à ras de terre – comme un fil con­duc­teur : à com­mencer par un ouvrage entier, Hori­zon du sol (2011), tous ses livres dis­ent un attache­ment aux lieux, à la géo­gra­phie et à l’histoire des lieux ; l’endroit où l’on se trou­ve plutôt que celui d’où l’on vient ; un attache­ment qu’on pour­rait dire sans attach­es, sans liens ; d’ailleurs tranchés, les liens, en maint poème, par un humour féroce. Ici c’est la qua­trième par­tie qui s’intitule Tra­vail du sol, où se côtoient les dieux de la Grèce, poly et monothéisme réu­nis (et désu­nis) dans le vent du soir qui tombe entre les troncs tors (le poète écrit : maniérisme) des oliviers dans le texte qui donne son titre à l’ensemble ; tan­dis qu’un peu plus loin, terre inculquée s’achève (logique­ment) presque en chan­son à boire. Ances­tral, ances­tral, on ne sait dire que ça, écrit Éti­enne Fau­re, avant de revenir à un passé plus proche – un petit siè­cle ; la moitié ; vingt ans, dix ; hier… – mais qui sem­ble lui tenir à cœur. Un passé tou­jours pas passé, mar­qué par le fatal­isme de la mélan­col­ie dans cet extrait sécu­laire des blés, esti­val, bucol­ique… n’étaient, soudain, l’ombre des cor­beaux, épi­taphes du soir, et cette rime, deux lignes plus bas, effraie — ivraie, qui glace le sang. C’est qu’on n’est jamais loin des lieux et des sou­venirs de la boucherie de 14–18 : (…) c’est la guerre, et tout ce qui fuit avec, / jeune homme, le heurt des ver­res, des assi­ettes, / le fra­cas émi­et­té des cuisines / aus­sitôt bal­ayé par l’histoire… Tête en bas, oui, au ras du sol, de la vie de tous les jours, des objets quo­ti­di­ens, du dépo­toir ; et avec le sourire, ne vous déplaise, la tache de vin sur l’inusable car­reau vichy en prélude à la chute, sar­cas­tique, de « la terre ne ment pas » (paysage arrière).

3. le ciel en hâte

Bien des poèmes d’Étienne Fau­re met­tent en scène, ou en joue, la « Belle Époque ». Il faudrait lui deman­der pourquoi il y revient si sou­vent. Pour mieux tenir à aujourd’hui exacte­ment ? C’est rare, un poète (mod­erne) aus­si con­cerné par l’histoire. Toute l’histoire. Du xvie siè­cle à la Grande Guerre, de l’Antiquité au 13 novem­bre 2015. On pense à Claude Simon, à His­toire de Claude Simon. Il a fait une drôle de tête, Éti­enne Fau­re, quand je lui ai dit ça. J’ai essayé d’argumenter (pas très sûr de ce que j’avançais) : les longues phras­es foi­sonnnantes et pré­cis­es de Claude Simon, les champs de déshon­neur de l’Acacia et ceux, plus anciens, deux siè­cles, ce sont les mêmes, des Géorgiques, j’avais bien cru les recon­naître du fond des aquarelles de Baget­ti, où le regard, loin de se per­dre, s’affine dans la brume de la bataille loin­taine, avec ses fan­tassins en minia­ture et sans doute à la loupe / exé­cutés ; et Stend­hal qui promène son miroir embué sur le bord de la route. La sen­sa­tion de perte, abrupte, inéluctable, se ren­force dans le poème suiv­ant, noir figé, où le temps se brise net : (…) la mort me prit au bord du ruis­seau / il n’y a pas deux heures, deux cents ans, cela / alla si vite – quel foin dans le crâne. 

En effet. La mort à la guerre inscrite, écrite dans le paysage, dans le réc­it du paysage. Le Dormeur du val bien sûr, et Simon : même atten­tion inlass­able, amusée par­fois, à ce qui a eu lieu, et aux lieux où cela a eu lieu ; l’accueil, et la (ten­ta­tive de) resti­tu­tion, descrip­tion, le mieux pos­si­ble, de l’embrasement de l’histoire, et donc, aus­si, et à la fois, des his­toires, privées, les nôtres, avec leurs fil­i­a­tions étranges, sou­vent comiques. Les Années folles, mais elles le sont toutes, et c’est encore une fois l’humour qui les sauve, comme dans un film muet, au dernier vers, un dimanche au bor­del, hein chéri, / ça s’éteint tout seul.

4. allé­gories

Un seul poème excède une page, il s’appelle extinc­tion de voix, et l’on se dit qu’il était impos­si­ble d’épurer, que ce qui devait être écrit était trop impérieux pour ne pas laiss­er de côté, là plus encore qu’ailleurs, toute maîtrise ou vir­tu­osité pour seule­ment faire affleur­er la brûlure du sou­venir et celle de la poésie. Mais peut-être ne s’agit-il que de deux textes qui se suiv­ent et que sépare un interligne ; dans une autre page, qua­tre vers ont été isolés, qui for­ment stro­phe : La mémoire est un sac où les objets les plus fins / se glis­sent, resur­gis tar­di­ve­ment / – le feu, la let­tre ou le mou­choir – / oubliés, retrou­vés fam­i­liers… Oui, la mémoire est sans fond comme un sac de femme et ce poème fait écho à quelques autres, dans ce recueil, de mélan­col­ie amoureuse, par­don si je m’égare. On appelle aus­si un sac fourre-tout, et la mémoire, pour la retrou­ver ne faut-il pas l’écrire ? Même et peut-être surtout si on ne récolte que des frag­ments, poèmes en forme de ce que j’ai enten­du un jour leur auteur com­par­er à des fenêtres, ou des tableaux, signés au pied en italiques. Toute la six­ième par­tie du livre, ordon­née en deux sous-ensem­bles où les poèmes se dévoilent comme des tableaux dans une prom­e­nade au musée (sans audio­gu­ide, s’il vous plaît) nous fait entr­er En pein­ture, et il n’est pas éton­nant que Goya, puis Rebey­rolle soient con­vo­qués. Encore une affaire de sac : l’espoir luit comme une paire de pom­pes / jaunes… Sans par­ler du Poète à la tête ren­ver­sée de Cha­gall, qui nous regarde pour de bon tête en bas. Mais il me sem­ble que c’est dans ces deux textes qui se font face, page paire et impaire (laque­lle appelait-on « belle page » ?), vétusté / restau­ra­tion, que le poète prend le plus de risques, et dit le plus (sur l’art, la manière de le voir ; le sien, et celui des autres). J’avoue ma préférence pour le pre­mier, le poème-tableau avec les blancs. Non restau­ré. Mais en irait-il ain­si si je n’avais pas lu l’autre tout de suite après ? Et puis tour­nant la page, que se passe-t-il ? On est encore dans la pein­ture ? dans l’art ? (…) c’est ici / qu’on hésite en pas­sant près du corps éten­du / dans la rue sans savoir si c’est un cadavre / ou bien l’allégorie de l’hiver à même l’asphalte, / doigts gourds, plus dif­fi­ciles à représen­ter.

5. cœurs gref­fés

Les poètes lisent beau­coup, ils lisent les poètes, c’est bien le moins. Certes ils puisent à même la vie  —  l’art, la musique, la rue…  —  l’essentiel de leur inspi­ra­tion ; mais enfin, si l’on veut écrire à son tour, ne faut-il pas avoir lu ses devanciers, his­toire, au moins, de ne répéter ce qui a déjà été dit qu’en con­nais­sance de cause ? (Il ne s’agit pas de vider sa bib­lio­thèque. Cer­tains ne font que ça.) Une par­en­thèse sur ce mot d’inspiration, naguère encore il pou­vait pass­er pour suran­né, sinon con­damnable. Le sous­signé peut-il ris­quer une anec­dote per­son­nelle ? Un soir de vernissage, à par­ler de la sorte, un col­lec­tion­neur, un peu épais, m’assène que si l’on tra­vaille, c’est avec le dic­tio­n­naire. J’ai envie de lui répon­dre (ce qui serait la bonne réponse) que le mot inspi­ra­tion se trou­ve lui-même dans le dic­tio­n­naire et qu’il serait dif­fi­cile de nier qu’un petit déclic, par­fois… Au lieu de ça je lui rétorque Mais cher Mon­sieur, que faites-vous des Mus­es ? À notre amie pein­tre il par­lera de moi comme d’un fre­lu­quet, jamais on ne me fit meilleur com­pli­ment. Éti­enne Fau­re (avec mod­éra­tion) aime à citer ses livres aimés (de longue date ou plus récem­ment décou­verts) au détour d’un vers, ou en épigraphe. Ne faut-il pas mar­quer des points de repère ? Une balise, un signe sur la carte ? Tête en bas s’ouvre sur deux cita­tions, la pre­mière de Han­nah Arendt, la sec­onde de Tchekhov, « … je voy­ais l’envers de la vie que l’on menait en ville ».

Marc Cha­gall (1887–1985), Étude pour Le Poète à 
tête ren­ver­sée, 1911Gouache, plume et encre sur papier,
27 x 21 cm

Une cen­taine de pages plus loin, prélude à la dernière par­tie du livre, Aux temps ras­sis (voy­ages anciens et mod­ernes vers l’Est loin­tain), on lira quelques mots de Kurt Tuchol­sky qui vit ses livres brûlés par les nazis et préféra en finir tout de suite, dès 1935 ; et juste avant, dernier texte de l’ensemble précé­dent, Tho­raciques, le dia­logue d’Héloïse et Abélard. Est-ce parce qu’ils nous revi­en­nent du douz­ième siè­cle que ces cœurs gref­fés sont le poème le plus poignant du recueil ? (…) encore pal­pi­tant / des émo­tions que tu me don­nas, ser­ré / près de toi quand je me demandais, amour, / par quel tré­pas pass­er… Bégaiement néces­saire. La deux­ième per­son­ne l’est aus­si, il s’agit d’un dia­logue, dia­logue d’amour, réel, imag­i­naire ? Un « vrai » sou­venir, un sou­venir de lec­ture, un rêve ? Cœur et cœur, cœur à cœur, et l’émotion gref­fée / comme ici celle de feu François Vil­lon, à cœur fendre. Pour­suiv­ons, écrit Éti­enne Fau­re. Et Beck­ett avant lui : « Con­tin­uer ». Plus haut, c’est la lec­ture de Trakl qui accom­pa­gne la soli­tude d’hiver du mot alle­mand Allein, que le silence de la neige, la nuit, vient un instant soulager sur le blanc de la page.

6. Paris onze

Com­ment écrit-il, Éti­enne Fau­re, comme tout le monde sans doute, assis à une table, chez lui, au café, en prom­e­nade, couché sur son lit, ou chu­chotant, inlass­able, les vers sur ses lèvres comme Man­del­stam. Mais en marchant, oui, et depuis longtemps, dans le onz­ième arrondisse­ment de Paris, meur­tri le 13 novem­bre 2015 mais tou­jours vivant, un jour ensoleil­lé que nous y déam­bu­lions on pou­vait se féliciter de la per­ma­nence des ter­rass­es de café bondées, ani­mées, des rires et des sourires d’insouciance prou­vant, si besoin était, la défaite des assas­sins ; non loin, me fit-il remar­quer en pas­sant, de la tou­jours présente (quoique désaf­fec­tée, sem­blait-il) « Clin­ique du rasoir élec­trique » de la rue de la Roquette. Parce que bien sûr les choses ont changé depuis le temps : (…) racon­té hier / par un vieil enfant du quarti­er / pen­dant la guerre bringue­balé de piaule en piaule, / rue de Charonne, Bas­froi, rue de la Roquette / puis de Charonne à nou­veau, la peur / sous cape affleu­rant con­tre les cape­lines / pas­sant du pub­lic au privé dans la cour intérieure / dénuée de vue… L’important, alors, c’est de sor­tir : de soi, de la cham­bre, de la rue, du pays, et de préférence sain et sauf, ayant réus­si à con­jur­er l’idée de sor­tir encore plus vite directe­ment par la fenêtre, quand l’évasion dans les images du papi­er peint ne suf­fit plus, voilà (aus­si) ce que nous dis­ent les Poèmes d’appartement, sep­tième ensem­ble du recueil, onze textes, comme le Onz­ième ? (…) la mer, le large, / un ciel sans la moin­dre gra­phie, pas un nuage/ dans le crâne, juste l’été : à la fenêtre / on aperçoit la toile où se côtoient futur / et passé d’un bleu unique, sans l’ombre d’un sil­lage / hors les reflets, si ce sont des reflets à la fenêtre / de la cham­bre. C’est de là / que nous par­tions la nuit pour Lon­dres, Venise, / sous un morceau de toit du Onz­ième, / enfuis dans le tic-tac peu à peu des ombres. Et par­tir où ? vers l’Est, assez sou­vent : en Alle­magne avec le cubiste frag­men­ta­tion d’un serveur berli­nois qui ouvre la dernière par­tie du livre, dans le recueil précé­dent (Ciné-plage, 2016) en Pologne, en Bohême ; mais dans le monde entier aus­si bien, et incidem­ment, me dis­ait Éti­enne Fau­re lors de cette même remon­tée de la rue de la Roquette, pour enten­dre autour de soi une autre langue, et du coup se dépayser plus entière­ment, retrou­ver un silence intérieur à l’écoute, atten­tive ou dis­traite, de mots inconnus.

7. H

Et chaque mot compte. Bien plus, chaque let­tre : (…) tel le h dans le dahlia qui me tra­casse, / entre le cueil­lir et le laiss­er sur place, au bord / de la vit­re embuée par l’hiver de la cham­bre / me rap­pelant les pris­on­nières de Saint-Lazare / payées en mon­naie de singe (du troc) / qui regar­daient par les bar­reaux ce qu’il advient du ciel… Quelque chose à voir, envers et con­tre tout, con­tre l’ennui, la mort, le dés­espoir. Plus loin, un poème s’intitule, sobre­ment, H. Hôpi­tal, silence. Mais il ne faut pas se taire, même et surtout quand la stu­peur, la ter­reur nous figent, inter­dits, « bouche bée » : voici le O du regard excavé, / absent de l’extérieur, rien qu’en dedans / por­tant loin la vision anci­enne / des mourants immi­nents, que le regard du poète dis­tinge dans les tableaux de Goya. Mais c’est finale­ment, dans le même poème lui aus­si au titre d’une seule let­tre, O, la ten­dresse et l’amour qui sur­gis­sent, en dépit de tout et avec le sourire de l’ardeur, dans l’encoignure d’un cou nacré, / par le désir atti­sant l’attirance, / et la res­pi­ra­tion le feu des yeux / per­dus, éper­dus, hap­pés. Je suis un peu désolé de couper les poèmes, il faudrait les citer en entier, il faudrait citer le livre en entier. J’ai employé le mot de ten­dresse et je ne sais pas si Éti­enne Fau­re serait d’accord, pour­tant je crois bien l’avoir trou­vée en lisant ses poèmes et pas seule­ment entre les lignes, avec la douleur et le froid et la remé­mora­tion de la mort, celle d’inconnus et celle des amis (enter­re­ment d’un ami, mains dans les poches). On peut même en éprou­ver, de la ten­dresse (et sans nos­tal­gie, n’est-ce pas) pour nos vieux livres, qui, par­fois, choient du ray­on­nage supérieur où la pous­sière les tenait alignés dans leur beau désor­dre silen­cieux, et nous tombent sur la tête. Alors (…) on les ramasse, / en relit quelques lignes, extraits de vie, / ful­gu­rances, les adopte un temps / puis leur sens retombe, les mains les rangent / au plus haut, côté ciel, en réchap­pent / un dactyle, une fleur inhalée… Let­tres d’amour reclus­es. La vie con­tin­ue. Elle le mérite. Incip­it de Tête en bas : « Vous êtes réveillé ».

21 juin 18, sous le Génie

La poésie peut coûter cher à ceux qui la font. Je lis dans le Monde de ce jour – daté ven­dre­di 22 ; c’est l’été – que l’éditeur et auteur de poésie, et défenseur de la laïc­ité bangladais, Shahza­han Bachchu « a été abat­tu par balles le 11 juin ». Le jour­nal n’en dit pas plus. Pourquoi ? Je me sens frère de ce Shahza­han Bachchu que je ne con­naiss­sais pas, n’ai jamais lu, et ne lirai peut-être jamais. Peu importe. Peu importe ? On finit par en mourir de honte, de tout ce qui importe peu, et qu’on laisse passer.

Con­ver­sa­tion de poètes, moins risquée, avec Éti­enne aujourd’hui dans le brouha­ha – toni­tru­ant – de la place de la Bastille. Autour de nous tout le monde regarde le foot, on est assis dos à la télé mais on com­prend très bien quand les Français mar­quent un but. E., un rien provo­ca­teur (je décou­vre ça chez lui, ça me plaît bien) mar­que (crie) haute­ment sa dés­ap­pro­ba­tion mais per­son­ne ne fait atten­tion à nous. L’instant d’avant il me par­lait d’une lec­ture récente, antholo­gie des poètes pré­cieux. (Si je me sou­viens bien.) Éti­enne Jodelle… Un homonyme… Forêts, tour­mente, et nuit, longue, orageuse et noire… Pas grand monde, en effet, ne fait atten­tion aux poètes, pré­cieux, pas pré­cieux, c’est pareil, ou presque, et on est bien tran­quilles (on ne vit pas au Bangladesh). Un à zéro, pas ter­ri­ble. On se quitte métro St-Ambroise, ces con­ver­sa­tions nous plaisent à tous les deux, poètes alors moins seuls. Est-ce parce que j’ai relu Bolaño récem­ment, mais cette idée qu’il défend, que des poètes (pas tous) se par­lent, ont à se par­ler (de tout et de rien ; surtout pas de poésie ; ce ne sont pas des cri­tiques ; ah mais, aus­si de poésie après tout…) me rassérène. J’ai plaisir à rêver qu’à une troisième chaise de notre table en ter­rasse au milieu du foot et des pré­parat­ifs de la Fête de la musique s’est un temps glis­sée l’ombre ami­cale auprès de nous, de Shahza­han Bachchu dont la poésie que je ne con­nais pas tourne dans ma tête dans le wag­on de métro du retour.

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Didier Henry

Didi­er Hen­ry est écrivain et pho­tographe. Il a col­laboré avec son frère, Bertrand Hen­ry, dans plusieurs livres d’art. Bib­li­ogra­phie: ‑Béri­as­son, Thier­ry Bouchard,1989 ‑Chronique de la val­lée, édi­tions Cli­mats, col­lec­tion Arc-en-ciel, 2002 ‑Les Génies de la Bastille, édi­tions Cli­mats, col­lec­tion Arc-en-ciel, 2003 ‑Instan­ta­nés, édi­tions Faï fioc, Mont­pel­li­er, 2017 -Con­tin­uo, édi­tions Faï fioc, Boucq, 2020 -Loin du Jura, édi­tions Iso­la­to, Nan­cy, 2021