Il y avait la gravure sur bois. Il y avait la gravure sur cuiv­re. Eti­enne Orsi­ni invente la gravure sur braise. Il entaille l’in­can­des­cence, sculpte en creux la lumière et le résul­tat sont ces poèmes con­cis, incisifs, por­tant sur le papi­er la part de l’éblouisse­ment et du feu.

Dans la pré­face de ce beau livre de poèmes, Michel Cazenave écrit : “Comme si le poète, devant un monde défini­tive­ment incom­préhen­si­ble, ne ces­sait de dire en sachant pour­tant que tout lan­gage est vain et que les mots dont il use ne sont jamais que des pis-aller qui trahissent for­cé­ment ce qu’il tente néan­moins d’ex­primer.” Dans une cer­taine per­cep­tion des choses, cette asser­tion est tout à fait vraie. Elle relègue néan­moins le pou­voir du dire, le sor­tilège de la parole, loin der­rière ses prérog­a­tives réelles.

Car lorsque le poème est réus­si, lorsque le poème est abouti, nul ne peut lui enlever le priv­ilège d’a­gir au cœur de la vie du poète. La parole a ceci de naturel qu’elle appelle la voix du poète pour pass­er à l’ex­is­tence, en un cer­tain sens organ­isé, ce qui mod­i­fie la parole, en même temps qu’en pas­sant à l’acte du poème le poème réal­isé mod­i­fie la réal­ité du poète.

En ce sens, le lan­gage n’est jamais vain à l’échelle indi­vidu­elle. Reste à savoir si la puis­sance du poème passe à l’u­ni­versel et touche la fibre humaine dans son ensem­ble, mod­i­fi­ant alors la parole partagée, le bien commun.

Ces poèmes d’E­ti­enne Orsi­ni tien­nent des plus hauts mod­èles. Je ne sais si ce sont ses mod­èles à lui, Orsi­ni le poète, mais il se meut là ou Anto­nio Porchia enten­dit ses Voix, là où Rober­to Juar­roz reçut sa Poésie ver­ti­cale.

Cette poésie lap­idaire relève de l’apho­risme, et de l’apho­risme con­tenant le con­tra­dic­toire, voire le para­doxe duquel elle se nour­rit pour porter la con­science au-delà du dire naturel.

 

 

Si demain a bien lieu
Aujour­d’hui se trouvera-t-il
À nou­veau reporté ?

 

Nous mar­chons sur les fron­tières de braise de la sur­na­ture, du lieu entre le monde com­mun, bal­isé, con­nu, et ce que le para­doxe du lan­gage peut ouvrir comme embra­sure don­nant sur le désir de jour concilié.

 

 

Mon corps de métal froid
Le brûlot de mes yeux
Je suis un mirador
Dans la nuit des hommes
Je veille
Rien ne doit filtrer
Dans un sens ou un autre
Car — je le sais -
L’échange devien­dra corrosion

 

Il y a bien pour­tant échange puisque les poèmes fil­trent. De quelle cor­ro­sion s’ag­it-il dès lors ? De la cor­ro­sion des gravures. Depuis le creux qui fil­tre, le poème est échange dans une cor­ro­sion qui ajoute en enlevant.

 

Si douée qu’après la taille
Son dia­mant
Ne présen­tait plus qu’une seule face
 

Et encore :

 

Nous n’avions pas vu
Se désha­biller la journée
Ni le chemin tourner
Quand nous allions tout droit

 

Cette con­ci­sion, cette atten­tion à la pré­ci­sion du lan­gage hisse l’apho­risme au rang de poème méta­physique. Ces poèmes sont des miroirs dans lesquels cha­cun peut con­tem­pler son pro­pre vis­age et y voir les obscurs des­seins uni­versels quelque peu éclairés. Ils nous enseignent sur notre con­di­tion et nous avivent.

Eti­enne Orsi­ni est un grand ama­teur de poly­phonie corse, qu’il pra­tique en don­nant des réc­i­tals. Cette pra­tique ren­tre for­cé­ment en réson­nance avec sa manière de vivre le poème. Car le lan­gage est poly­phonique. Il est même poly­sémique et offre un étoile­ment d’en­trelacs de sig­nifi­ants se répon­dant à l’in­fi­ni. Et faisant chœur. Le chœur des cœurs gravés chan­tant à l’unisson.

Là est le mys­tère com­mun que révèle en let­tres de feu Eti­enne Orsini.

 

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.