Eugène Durif : un essai provisoire ?
EUGÈNE DURIF : UN ESSAI PROVISOIRE ?
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La Rumeur libre poursuit son édition d'œuvres "complètes" d'auteurs vivants soigneu_sement choisis ; après Patrick Laupin, Roger Dextre, voici le tour d'Eugène Durif. Sous le titre "Au bord du théâtre", ce tome I regroupe des poèmes et des textes dramatiques. Mais il contient tout aussi bien des textes inédits et d'autres, remaniés (mais quelle est l'étendue de ce remaniement ? quelle en est la signification ?), précédemment parus en recueils ou en revues. Eugène Durif a commencé par publier de la poésie dans les années 80. Son recueil, L'Étreinte, le Temps (Comp'Act, 1988), fut accueilli par Henri Deluy, en ces termes : "Dans une langue dont l'énigme, à chaque vers, dément la volonté de simplicité et de transparence, Eugène Durif étonne. Dans une langue qui serre ce qui affleure et qui tient à ce qui fuit, véritable souci d'équilibre entre la qualité d'un regard direct sur la vie, dans son apparat visible, et ce qui sourd d'angoisse dans les mots". (in Poésie en France, 1983-1988, une anthologie critique ; Flammarion, 1989). Puis, la plus grosse partie de son activité est consacrée au théâtre : écriture, mise en scène, interprétation… D'où le titre de ce volume ; ce qui ne l'empêche pas d'écrire des romans.
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L'étreinte, le temps : en quoi ce recueil ressemble-t-il à celui initialement paru ? Dans l'impossibilité de répondre à cette question faute d'avoir sous la main cette première version, il ne reste plus qu'à lire celle ici offerte. Eugène Durif s'attache à dire la difficulté d'être au monde, de maîtriser le réel, de circonscrire parfaitement ce que qu'on veut dire : "Cela, / ne pouvons le voir ni l'approcher / que par trouées intermittentes". Si Eugène Durif revendique une certaine présence au monde, cela ne va pas sans difficultés ni sans une certaine obscurité dans ses poèmes ; les notations sont nombreuses qui mettent en lumière ces difficultés : "Ciel d'hiver descendant / vers ce qui ne peut l'atteindre", "Il ne sait pas celui qui va / ce qu'il traverse et foule aux pieds". Dès lors, il ne faut pas s'étonner que cet environnement prenne l'aspect d'un "amoncellement en vrac" ou d'un "deuil jamais achevé". La question se pose alors : deuil de quoi ? d'une impossible origine ? d'une impossible coïncidence avec le réel ? ou de quoi d'autre ? La parole poétique serait alors chargée de trouver réponse à ces questions, de remettre du sens dans le réel… Ce que capte (ce que dit) Durif, c'est "Seulement dans l'infime, / le tressaillement léger, sans joie du monde". Et de l'étrangeté d'être au monde, d'agir dans le monde. Ce qui amène à ce poème en prose majeur (me semble-t-il) dans lequel Eugène Durif dénonce l'inutilité de parler : "Lorsqu'ils veulent parler, ils savent bien que c'est inutile et renoncent ou bien ce sont des mots sans suite, sans rime ni raison, que l'on se répète tout bas jusqu'à, parfois, avoir envie de hurler ou de saisir la main d'une femme et de lui sourire". Mais Eugène Durif continue d'écrire, donc de prendre la parole pour les autres ; c'est sans doute pour ne pas avoir à hurler sa détresse qu'il continue de parler sans fin dans ses livres, qu'ils soient recueils de poèmes ou romans, ou de faire parler ses personnages au théâtre. Comme il le note un peu plus loin dans ce recueil : "Paroles qui n'en finissent pas dans le noir, / je te parle".
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Il n'est pas question de passer en revue les 13 ensembles qui suivent L'Étreinte, le temps : il faudrait écrire un livre, ce qui dépasserait largement le cadre de cet essai. Mais par contre il est possible de relever quelques tendances et d'indiquer quelques pistes de lecture : la diversité des formes (confessions, dialogues, notes constituant un journal, poèmes proprement dits…), les poèmes dramatiques et le rapport de l'œuvre dans sa globalité avec le théâtre, le réalisme singulier qui traverse les textes d'Eugène Durif…
La diversité des formes.
On peut classer ces 13 ensembles ainsi :
- 7 relèvent de la poésie stricto sensu dans la mesure où les textes correspondent à la forme poème qu'ils soient en vers, le plus souvent, ou en prose.
- 3 du dialogue (dont un en partie : Tristan, le fou de l'âme à l'envers dont Folie Tristan est définie par Eugène Durif comme "fragment d'une pièce en cours d'écriture". On remarquera que tous sont écrits en vers. Et on peut y ajouter la dernière partie du livre, Quelques chansons et fredonneries dont l'auteur dit, dans la page 355 (En tous sens) qu'[il écrit] souvent des chansons… Pour des spectacles.
- 1 de la confession : Au final dont certains passages prennent la forme du poème.
- 1, enfin, relève du journal intime puisqu'il s'agit de notes prises entre le 2 août et le 17 août (2008 précise la prose liminaire). Un passage est dialogué, renvoyant ainsi à la forme théâtrale (qu'indique nettement la prose : "Ma pièce se déroule durant une nuit d'été dans ces collines des Lenghe emblématiques de l'œuvre de Pavese").
Le théâtre n'est jamais loin de la poésie. Ainsi s'éclaire le titre de ce tome I : Au bord du théâtre… Tout au bord, ajoute Eugène Durif dans sa dédicace…
Les poèmes dramatiques.
Les poèmes dramatiques sont écrits en vers. On pense, bien sûr, à Corneille, à Racine, à Hugo et à bien d'autres. Mais c'est rester à la surface des choses. Eugène Durif, en effet, ne fait aucune différence entre la poésie et le théâtre : tous les deux sont destinés à être dits. Sur scène, de préférence. Il suffit de lire ces textes, à voix haute : la publication en livre ne semble être qu'une commodité. Son écriture suppose l'oralité. On pense alors au gueuloir de Gustave Flaubert. Ce dernier est connu pour cette pratique dans laquelle il teste ce qu'il a écrit en le lisant à haute voix. Ce qui lui prendra un certain temps quant à la composition de ses grands romans. Certains critiques ont remarqué que la prose romanesque de Flaubert est "à la limite du poétique, sans rimes ni pieds". La pratique de la lecture à pleine voix consiste à vérifier si la phrase tient le coup et apparaît suffisamment claire… On remarquera que Durif écrit en vers libres (c'est-à-dire sans rimes ni pieds) et que ses Poèmes dramatiques sont aussi rédigés en vers libres, voire en versets. De même, dans ses Quelques chansons et autres fredonneries, la rime est rare ou remplacée par l'assonance comme si cela n'avait qu'une importance toute relative... Cette coïncidence n'est pas neutre et vient confirmer la proximité entre le poème et le texte théâtral…
Le réalisme.
Le réalisme de Durif est étrange : s'il est noté "Bobines de fil évidées", le vers suivant précise "le récit des rêves, minutieux bercement". Ailleurs, Eugène Durif écrit : "Le drap dans la terre / achève de pourrir" et le lecteur se met à rêver à une improbable inhumation que rien dans le poème ne vient confirmer.
Le Carnet de notes : San Stefano Belbo interroge : "des jeunes passent à moto et crient des insultes // (est-ce qu'il y a une maison natale du poète ? / les poètes peuvent-ils s'inscrire dans le natal ?" [à propos de Pavese, alors que Durif est en résidence dans la ville natale de Pavese et qu'il va écrire une pièce]. On pourrait poser une hypothèse sans être sûr qu'elle soit valable ; puisque Durif écrit : "Ô prosodie écartelée des anciens poèmes, / Comment rendre, rendre ce qui / s'est éloigné de nous, le monde / défait en regard du poème", n'est-il pas possible de se rappeler un instant que l'histoire (en général, mais aussi celle de la poésie omniprésente dans ce livre) s'écrit toujours du point de vue de la classe dominante… Eugène Durif adopterait alors, avec son réalisme, une position originale remettant en cause cet axiome…
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Mais Eugène Durif est aussi romancier. En même temps que Au bord du théâtre, paraît L'âme à l'envers, un roman... J'ai demandé à lire le roman alors que j'avais encore sur ma table de travail Au bord du théâtre ; je me souvenais parfaitement de certains passages de ce dernier ouvrage quand je lisais le roman : je ne pouvais alors manquer de relever quelques coïncidences étranges qu'il serait fastidieux de toutes dénombrer… L'intrigue est des plus simples : Bernard, un photographe, est abandonné par Elma, un mannequin. Mais Elma continue d'inonder Bernard de SMS dans lesquels elle avoue toujours penser à lui. À lire le roman, on va de surprise en surprise… Et le lecteur finit par se poser des questions.
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L'âme à l'envers est un livre difficile à lire dans la mesure où il n'est pas simple de suivre son auteur l'écrivant car ce roman ne peut se lire indépendamment d'autres ouvrages du même auteur ni indépendamment de la biographie d'Eugène Durif…
"Tristan vieilli, Tantris l'âme à l'envers, et toutes les lettres bouleversées…" écrit Durif reprenant ainsi dans ce morceau de phrase le titre de son roman. mais il y a plus, l'image de Tristan et l'expression, on les trouve déjà dans "Tristan, le fou l'âme à l'envers", ce recueil hybride de poèmes et d'un fragment de pièce en cours d'écriture (Au bord du théâtre, pp 227-240). Tout y est, même le nom Tantris : le lecteur est ainsi renseigné sur la façon de travailler d'Eugène Durif, ça circule entre les textes (bribes, expressions, images, paragraphes…) On retrouve même dans le roman ce fragment de la prose liminaire "L'idiot, Tantris, figure le carnaval… tes pareils dansent à la lune ?" (Au bord du théâtre, p 229). On est toujours au bord du théâtre, mais ce n'est pas artificiel car Eugène Durif décrit une rupture amoureuse et le couple Tristan/Yseult est nécessaire à une évocation détaillée de ce que fut l'amour entre Bernard et Elma…
Mais l'aspect autobiographique du roman ne laisse pas d'interroger. La rupture sentimentale qui en constitue l'intrigue est aussi présente dans "Au final" (pp 303-308) et dans le poème "Elma, l'âme à l'envers" (pp 309-311). De même la commande d'un travail sur Cesare Pavese et le séjour dans la ville natale de l'écrivain italien (voir Carnet de notes : San Stefano Belbo) se retrouvent dans le roman. Non seulement, San Stefano Belbo est nommée dans le roman, mais on peut y lire des passages qui proviennent de ce Carnet de notes : la fête foraine et ses attractions, la relation amoureuse entre Pavese et Constance Dowling. Etc. L'écriture, qu'elle soit romanesque, poétique ou théâtrale ne serait que la volonté d'expliciter le réel par des moyens métaphoriques : les passages du roman en italiques (commentaires du narrateur relatifs à son aventure malheureuse) semblent le prouver.
C'est alors que surgit dans la fiction un personnage réel, Stan dont "l'écriture, à l'affût des signes" avait fait découvrir au narrateur le double de Lyon. On se souvient alors que Durif est originaire de la région lyonnaise (où il est né en 1950) et que Stan (qu'une note de l'auteur en bas de la page 54 identifie), Stanislas Rodanski donc, mena sa courte vie (1927-1981) à Lyon. Mais Rodanski, poète, a aussi signé de nombreux textes sous les pseudonymes de Tristan, de Lancelo (qu'on retrouve dans le roman) et il avoue dans son "Dernier journal tenu par Arnold" que ses familiers l'appellent Bernard. Jeu de miroirs sans fin qui fait soupçonner au lecteur que la fiction a quelque chose à voir avec la réalité.
Décrire ce qui gravite autour d'Elma ou de lui-même est pour le narrateur (le romancier ?) l'occasion de décrire le monde tel qu'il (ne) va (pas) : petit monde des amateurs de motos customisées, anciens de la bande à Baader, portrait d'un prédateur sexuel… Tout est bon pour dire le monde qui nous entoure et Durif sait frapper juste. Ainsi avec le club échangiste qu'il fait décrire au narrateur qui répond aux demandes d'Elma, ainsi avec le travail (de jeunesse) de Bernard dans un journal où il ne fallait pas faire de vagues, un journal "d'un radical-socialisme à l'ancienne, bien mesuré, pas un mot plus haut que l'autre, tourner sept fois sa plume dans son encrier avant d'avancer quoi que ce soit, ne pas heurter qui que ce soit, ménager la droite, ménager la gauche, la chèvre et la feuille de chou, ouvrir le parapluie, marcher sur des œufs…" : la description est au vitriol ! On a parfois l'impression que le narrateur se remémore son passé pour mieux affronter le présent (et l'avenir ?). Le narrateur, à moins que ce ne soit le romancier lui-même tant les deux se ressemblent, se demande (après un long chapitre où son ami décédé, Frédéric, lui raconte ses expériences sado-maso) : "Sommes-nous capables d'être parfois autre d'un autre et en même temps totalement avec lui, d'une présence qui fasse que pour un instant on puisse s'abandonner à l'idée de vivre sans trop avoir peur de cette solitude totale où nous serions dans l'attente de la mort…".
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Reste une histoire d'amour dont le narrateur (le principal intéressé) essaie de sortir tant bien que mal pour ne plus souffrir. Une histoire avec toutes ses digressions (nécessaires sur le plan littéraire) comme les psychologues professionnels qui sont toujours imbus de leur savoir et à côté des problèmes de leurs patients, les médicastres qui abrutissent les malades avec leurs pilules, les sado-maso qui finissent toujours par tuer ou mourir, un monde où les classes sociales existent, où la culture "cultivée" est un signe de distinction… Bref, une histoire d'amour comme il y en a mille, une histoire qui va comme elle va. Reste que cette histoire se termine de manière ambiguë. Elma sort-elle vraiment de la vie de Bernard ? La vie sans Elma est-elle possible ? L'âme est-elle remise à l'endroit ? Si la fin du roman est irréprochable sur le plan technique, la sortie d'Elma de la vie de Bernard pendant un moment d'assoupissement de ce dernier laisse le lecteur dubitatif… Comme si la réalité était ailleurs ; dans cet auto-portrait (?) déchiré que n'en finit pas de tracer Eugène Durif…
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Eugène Durif, Au bord du théâtre (tome I). La Rumeur libre éditions, 432 pages, 23 €.
Eugène Durif, L'âme à l'envers. Actes Sud éditeur, 224 pages, 19 €.